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Un autre aspect de la subjectivité existant dans les pratiques journalistiques, qui résulte des critères utilisés pour valider un fait comme événement, est la présentation des événements sous l‟aspect d‟une crise. Selon, Bryon-Portet« depuis quelques décennies, l’on semble assister à une prolifération des crises, pour cette simple raison que les médias eux-mêmes constituent parfois des facteurs facilitateurs, voire des déclencheurs, face à ce qui aurait pu demeurer un incident anodin sans leur présence et leur intervention » [BRYON Ŕ PORTET, 2011 ; 11].

Pendant les événements qui ont marqué l‟année 2008, des sujets concernant la Chine étaient plus d‟une fois traités comme des affaires «en crise ». Nous donnons au terme „crise‟ la définition employée par M. Coman, pour lequel il est utilisé « comme terme générique pour désigner tous les événements « interruptifs », inattendus, le plus souvent indésirables, dramatiques, à fort impact social : catastrophes, désastres, accidents, incidents, scandales, etc. » [COMAN, 2003 ; 115]. Comme nous l‟avons constaté, avec l‟exemple du lait frelaté, traité au deuxième chapitre, il existe un nombre d‟éléments qui contribuent à la construction d‟une figure d‟altérité à travers l‟image d‟un scandale ou d‟une crise. Les manifestations des défenseurs de l‟affaire du Tibet, pendant le parcours de la flamme olympique, est un des événements, qui ont été traités comme « crise » par la presse en France et en Grèce.

Mais pourquoi utiliser un discours de crise ? Pourquoi la présentation d‟une crise est-elle si importante ? D‟après A. Mucchielli, dans une situation de crise apparaît « un état socio-émotionnel de la collectivité, marqué par des phénomènes psychologiques : réaction de défense, démoralisation, dissociation, rumeurs… » [MUCCHIELLI, 1993 ; 23]. Nous suggérons que présenter un événement à travers un discours de crise, peut créer un sentiment d‟appartenance au sein d‟une collectivité qui se sent affligée, ou concernée par cet événement. La possibilité que cette crise donne naissance aux sentiments négatifs envers ceux qui la causent, devra également être étudiée.

Les narrations journalistiques parues dans la presse française durant les jours tendus et confus du « passage de la flamme à Paris » sont un exemple éloquent des mécanismes de la présentation d‟une crise. Dans ce cas, le discours de la presse est composé de pièces hétérogènes : d‟innombrables articles d‟opinion, commentaires, éditoriaux, essais, témoignages, évocations, lettres, déclarations, descriptions, ainsi que des présentations des efforts des journalistes de transmettre les faits rapidement. Concernant le discours journalistique de crise, Mihai Coman le caractérise comme symbolique et non argumentatif« autrement dit il ne reproduit pas de modèles existants et confirmés, mais il produit et expérimente mentalement des modèles possibles de la réalité » [COMAN, 2003 ; 155]. Les titres des articles, parus dans Le Monde à cause des manifestations pendant le parcours de la flamme olympique, sont indicatifs :

« JO : le parcours chaotique d’une flamme symbole » (Le Monde,

6/04/2008)

« La torche olympique attise la contestation contre Pékin (Le Monde,

6/04/2008)

« JO : Une flamme sous très haute protection » (Le Monde, 8/04/2008)

« Inquiétudes françaises à Pékin sur les relations avec la Chine » (Le

Monde, 10/04/2008)

« Un Chinois règle la circulation à Paris » (Le Monde, 10/04/2008)

« Le jour où la flamme a vacillé » (Le Monde, 13/04/2008)

« Flamme olympique : la campagne antifrançaise s’accentue en Chine » (Le

Monde, 16/04/2008)

« La colère de la Chine inquiète les entreprises françaises » (Le Monde,

19/04/2008)

« Chine – France. Fin de la brouille ? » (Le Monde, 22/04/2008)

Dans le cas d‟Elefterotypia, le discours décrivant le parcours de la flamme olympique, reste plutôt humoristique, si nous en jugeons les titres :

« La flamme aux Chinois » (Elefterotypia, 24/03/2008)

« Et nous prétendrons être des Chinois57

» (Elefterotypia, 26/03/2008)

« Sarkozy : Pékin tu m’attends ? » (Elefterotypia, 26/03/2008)

« Enfin, la flamme est partie » (Elefterotypia, 31/03/2008)

« Attrape la flamme et court » (Elefterotypia, 31/03/2008)

« Un extincteur pour ‘éteindre’ la Chine » (Elefterotypia, 7/04/2008)

« En chassant la flamme autour de la Terre … » (Elefterotypia, 09/04/2008)

A cette étape, quelques remarques s‟imposent. Pour Le Monde, le discours utilisé accentue les résultats des manifestations pro-tibétaines pendant le passage de la flamme à Paris. « La colère de la Chine », et « la campagne antifrançaise », sont les effets immédiats, derrière lesquels est perçue une tentative de présenter l‟affaire comme ayant des conséquences sur la population française dans son intégralité. Le sentiment national français est ainsi visé de façon indirecte, d‟après ce discours qui déduit la présence d‟un conflit entre la Chine et la France, un conflit qui se limite surtout aux boycottages de quelques entreprises françaises, installées en Chine.

Dans l‟autre cas, Elefterotypia essaie de présenter les événements sous un prisme d‟humour et d‟interactivité. Ainsi, les titres concernant le parcours de la

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« Faire le Chinois »: expression métaphorique pour montrer que quelqu’un fait semblant de ne pas comprendre.

flamme, sont plus directs, se composant de questions ou de métaphores, comme

« prétendre être un Chinois », « éteindre la Chine », etc. Ce discours, ne vise pas

directement à créer une crise, mais plutôt à présenter une situation chaotique, disons confuse, qui informera le public des faits mais, en le divertissant.

La couverture des crises est définie aussi par deux tendances contradictoires : l‟utilisation massive d‟informations non vérifiées et la recherche insistante de sources officielles ou de personnes jouissant d‟un prestige personnel, pour confirmer ou commenter les informations en question. Dans une étude consacrée au comportement des médias en situation de crise, les chercheurs [R. Sood, G. Stokdale, E.M Rogers, 1987] ont constaté que la couverture journalistique contribue à l‟amplification de la visibilité des institutions et des personnes qui, fournissent des informations. Dans l‟article du 16/04/2008 « Flamme olympique : la campagne antifrançaise s‟accentue en Chine », les informations traitées viennent des sites d‟Internet et des bloggeurs chinois. Les personnes, faisant des déclarations, ne les font même pas directement au journal, mais il s‟agit surtout de posts et de messages SMS qui circulent dans la société chinoise. Au contraire, dans l‟article du 19/04/2008 « La colère de la Chine inquiète les entreprises françaises », les citations viennent des personnages ou des institutions connus : « He Yuangang, un photojournaliste renommé en Chine »,

« Carrefour », « l’ambassadeur de France à Pékin », « Jim Hemmeriling, directeur général au Boston Consulting Group ». Ainsi deux tendances sont

observées : là où il s‟agit de décrire le sentiment antifrançais développé par les Chinois, les déclarations sont anonymes, contrairement aux articles où il s‟agit de défendre les intérêts français contre le boycottage, où les déclarations viennent des sources officielles. Deux conclusions alors s‟imposent : d‟un côté, la visibilité des institutions dépasse celle des individus, lesquels, dans leur majorité, restent anonymes. De l‟autre côté, cette visibilité des institutions, qui se présentent comme liées à la protection des intérêts français, leur attribue une place favorable dans l‟opinion publique. Le soi-disant « ennemi » de l‟ordre social reste dans l‟anonymat, inconnu et ordinaire, tandis que le « défenseur » se présente souvent avec son nom et sa fonction.

« Le discours sur la crise doit parler simultanément de deux réalités – celle des événements déclenchés et celle de la société mise à l’épreuve », nous dit M. Coman, *…+ il utilise une narration des faits en question pour ouvrir, par l’intermédiaire de « la reconstruction » symbolique de ces faits, le débat sur les valeurs, les institutions, les attentes et les craintes d’une société » [COMAN, 2003 ; 153]. L‟affaire du passage de la flamme à Paris, et les conflits qui ont suivi cet événement, à cause des manifestations contre la politique de la Chine au Tibet, est un événement qui s‟inscrit dans le cadre d‟une crise en territoire français, et qui a suscité une couverture assez large. Un exemple, qui donne une idée de l‟ampleur que cette affaire a prise pour la société française, est donné par l‟article du Monde le 09/04/2008 intitulé « Pékin assassin ! Le parcours chaotique de la flamme à Paris » (cf. ANNEXE 6). L‟article décrit les événements du 7 avril, pendant le passage de la flamme olympique dans les rues de Paris. Tout au long de l‟article, le journaliste échange des propos tenus par des pro-tibétains et leurs opposants. Il s‟agit d‟un

« jeu du chat olympique et de la souris tibétaine », ainsi que le journaliste

caractérise la manifestation. Le dispositif policier est décrit comme « un mille

feuille sécuritaire », « une rangée de CRS en tenue de ‘Robocop’ ». Nous nous

trouvons dans un champ de bataille, où les droits de l‟Homme, auxquels « les

Parisiens sont attachés » (déclaration du maire de Paris, Bertrand Delanoë), et La

Marseillaise se confrontent aux pro-chinois et aux forces de sécurité chinoises

« avec lunettes noires et survêtement bleu ». L‟affrontement entre les deux

cultures, ainsi qu‟entre leurs valeurs respectives est manifesté dans les déclarations à la fin de l‟article : « la défaite chinoise est incontestable » pour le journaliste, le Secrétaire d‟Etat « y voit un mauvais coup pour la France », et le porte-parole chinois dénonce « le blasphème de Paris ». Ainsi, le débat s‟ouvre sur les valeurs et les normes, envers lesquelles la société française se voit sensibilisée, à la différence des attentes et des craintes de la force chinoise, envers les droits de l‟homme et la liberté d‟expression.

3.3 La collecte des éléments de la recherche : un corpus

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