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Les représentations et la construction du «lointain» La presse comme espace dimensionnel et imaginaire du

d Comptes et mécomptes

2.3 Les représentations et la construction du «lointain» La presse comme espace dimensionnel et imaginaire du

territoire chinois.

Après avoir analysé la façon dont les représentations construisent socialement l‟Autre et comment à partir des représentations sociales se fondent les stéréotypes de l‟Autre, permettons-nous maintenant d‟examiner une autre fonction des représentations, qui les lie à la construction de la spatialité et de la territorialité. Car une représentation sociale produit, entre autre, des images qui nous aident à interpréter notre environnement par un mouvement d‟approche ou d‟éloignement de celui-ci. En même temps, qu‟elle agit sur la construction de la réalité, définie par notre espace de référence, la représentation construit également la distance et définit la divergence entre l‟ici et le lointain, entre l‟identité communautaire et la différence éloignée. Cet Autre, étranger, séparé de nous, dans des sociétés d‟antan, par la distance physique, impose avec ses différences la construction d‟une distance mentale, culturelle, ethnique. La compréhension de l‟Autre est alors cruciale pour appréhender le lointain et vice versa. Et le discours de la presse écrite joue évidemment en tout cela un rôle déterminant.

La différenciation par l‟espace est une idée qui n‟a pas échappé aux Grecs du Vème siècle. Le terme Europe est très souvent utilisé dans les textes historiques et philosophiques de l‟époque afin de représenter la distance entre les Grecs et les Barbares. On trouve chez les Histoires d‟Hérodote une formule assez éclairante qui semble opérer une distinction entre le sol et les hommes : « Les Perses, en effet, considèrent comme à eux l’Asie et les peuples barbares qui l’habitent ; et ils tiennent

l’Europe et le monde grec pour un pays apart »49. Les termes Asie et Europe semblent donc désigner les territoires, tandis que les hommes se répartissent entre « peuples barbares » et « ce qui est grec » (to hellenikon), c‟est-à-dire entre ceux qui ignorent la langue grecque et ceux qui la parlent. Et bien sûr il est important de noter que tant chez Hérodote que dans l‟œuvre de Xénophon, le terme « Barbares » est toujours employé pour désigner les habitants de l‟Asie en général, mais le terme n‟est jamais utilisé lorsqu‟on a affaire aux peuples non-grecs appartenant au territoire européen50

.

Ainsi, on parle de l‟Europe, chez Eschyle, Hérodote ou Hippocrate, quand elle est attaquée, ou quand on veut analyser sa spécificité, mais toujours face à l‟Asie. L‟Europe est donc toujours perçue au Vème siècle par référence à l‟Asie chez les écrivains, et il semble que, tant dans l‟imaginaire populaire que chez les esprits savants, une image binaire du monde surgit. Pour qu‟un territoire puisse se définir et aussi se valoriser, il lui faut, d‟après toutes les apparences, un contraire auquel s‟opposer. Ainsi, le territoire européen se définit et se valorise en se confrontant au territoire asiatique. Et de la même façon qu‟à partir du Vème siècle, le mot « Asie », sert par opposition à définir l‟Europe, le mot « Barbare » désigne très efficacement par antithèse ce qui constitue l‟identité grecque.

Dans notre travail nous défendons la thèse d‟après laquelle, cette opposition territoriale « Asie Ŕ Europe », répandue par les Grecs du Vème siècle, continue à se propager par la presse écrite européenne, afin de soutenir et de valoriser l‟idée européenne contre son autre asiatique.

Pour commencer, il faudra approfondir la distinction entre l‟espace et le lieu. «Il y a autant d’espaces que d’expériences spatiales distinctes »51, nous dit Merleau-Ponty, et c‟est ce qui différencie l‟espace du lieu, en fonction du

49

Hérodote, Histoires, Livre I, Clio, 4, texte établi et traduit par E. Legrand.

50

En revanche, Platon parlera, dans Alcibiade I, 105, b-c, des “Barbares qui habitent le même continent que nous ».

51

Maurice Merleau-Ponty, « Phénoménologie de la perception », Paris, Gallimard, 1976, p.324- 344, cité dans Michel de Certeau, « L’invention du quotidien. 1. Arts de faire », 1990, Paris, Gallimard, p. 174.

paramètre de mouvement. Pour de Certeau aussi, le lieu implique d‟un côté « une indication de stabilité », de l‟autre, que l‟espace est dynamisme, c‟est-à-dire « croisement de mobiles » [CERTEAU, 1990 ; 173]. Pareillement, pour Massey [MASSEY, 1994], le lieu est une dimension absolue où le temps n‟existe pas, alors que l‟espace est intégralement entrelacée avec le temps. L‟espace est alors quelque chose de vivant, car il est composé des interactions entre les hommes qui, en même temps qu‟ils aident à sa construction, se construisent également eux-mêmes. Y. Jeanneret nous explique que « ce n’est pas parce que le papier passe du statut de support à celui de représentation qu’il s’efface en tant qu’objet » [JEANNERET, 2007 ; 79-94]. Les énoncés de la presse écrite, liés aux récits, procèdent ainsi à la transformation d‟un lieu stable, qui est le papier, à un espace mobile et animé, où l‟on voit se rencontrer des cultures différentes. C‟est pour cette raison que la presse écrite est considérée comme un espace, espace vivant et animé, partie intégrante de la construction de l‟identité. S‟appuyant à cette idée et reprenant l‟approche relative à l‟hétérotopie de M. Foucault, nous proposons de considérer la presse comme formant une hétérotopie.

M. Foucault a fait la distinction entre le lieu et son contre Ŕ emplacement où les autres emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés : « Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir » [FOUCAULT, 1984 ; 46-49]. A partir des hétérotopies, nous percevons la façon dont dans l‟espace il existe un autre espace, un autre mouvement qui s‟ajoute à la compréhension de sa dimension initiale. La presse écrite, telle une hétérotopie, propose aussi un autre espace que celui qu‟elle revendique initialement. En rapport avec son espace matériel, décrivant l‟actualité, on voit naître également un espace où se partagent les représentations de l‟altérité et où se co-construit une identité basée sur cette image autre de la réalité.

L‟idée que la presse écrite constitue une hétérotopie, où l‟Autre se déplace entre espace réel et symbolique, se justifie par un certain nombre d‟éléments : le choix de la page, le choix du sujet, la taille de l‟article, la présence ou l‟absence de photo jointe à l‟article, sont certains des facteurs à travers lesquels se définit l‟espace accordé à l‟Autre. Parallèlement à cet espace dimensionnel accordé à l‟Autre, la presse définit en même temps l‟espace symbolique qui est attribué à l‟Autre. Cependant, selon M. de Certeau [1990], les énoncés médiatiques, via les pratiques narratives, travaillent pour établir un lieu où règnent la stabilité et l‟homogénéité. Nous défendons la thèse qu‟à travers l‟utilisation des cartes, des graphiques et des tableaux, l‟espace est représenté symboliquement et cette spatialité est en vérité un non-lieu. A partir d‟une multitude de graphiques, de cartes et de photos, le sujet-lecteur fixe l‟inventaire d‟un espace autre, qui servira à son tour à construire, à diversifier et à renforcer le système de construction des « figures de l‟altérité ».

Nous vivons dans une société largement visuelle et cela justifie jusqu‟à un certain point, le fait que la presse ait eu recours aux représentations graphiques comme accompagnement de l‟écriture. Ces « matériaux » sont fréquemment utilisés pour intégrer des informations plus complexes aux énoncés, et ainsi pour illustrer des informations qui sont difficiles à décrire avec des mots. Dans le chapitre 4, nous allons analyser des cartes et des graphiques, qui accompagnent les articles sur la Chine, afin de montrer comment leur usage contribue à définir la distance entre l‟espace européen et l‟espace chinois. Certes, nous n‟avons pas l‟illusion de pouvoir mener à son terme, ici même, un programme aussi vaste : du moins essaierons-nous dans le présent chapitre d‟ouvrir une nouvelle piste qui aille dans cette direction.

Les représentations graphiques apparues dans la presse écrite nous serviront comme outil d‟analyse pour examiner la construction de la territorialité de l‟Autre. Dans la littérature récente le terme d‟inscription [LATOUR, 1987] est utilisé afin de distinguer des représentations de forme matérielle, (au papier, à l‟écran d‟ordinateur), accessibles et partagées par plusieurs agents, des représentations

mentales, qui ne sont pas accessibles par plusieurs agents. La matérialité des inscriptions les rend publiques et accessibles facilement, ce qui les définit alors comme objets sociaux.

Dès lors, la façon dont les graphiques et les images en général sont utilisés n‟est pas neutre. Ils traduisent plutôt une vision déterminée des rôles sociaux conventionnellement attribués à l‟identité chinoise. Comme nous allons le voir, lors de l‟analyse de ces inscriptions dans le chapitre 4, leur présence et leur emplacement dans l‟article de presse contribue à une « mise en espace » des Chinois dans l‟espace européen.

2.4 L’Autre Chinois dans l’espace européen ; là où la presse

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