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Les caractéristiques de la différence

1.4 La dialectique de l’identité et de l’altérité dans la philosophie occidentale.

1.4.2 Parménide et le savoir immobile ; l’Etre forme un tout permanent.

Si Héraclite enseignait que tout se meut, et que les contraires non seulement se succèdent mais s‟unissent pour former cette harmonie du multiple en quoi consiste l‟Un, la doctrine des Eléates en est exactement le contraire : Les Eléates, niant la diversité et le changement, proclament que tout est absolument un et immobile.

25

Héraclite, CXI, cité par Stobée (Flonlège, III, I, 177)

26 Aristote, Métaphysique Γ, 3, 1005 b 24, 1012 a 24 27 Aristote, Métaphysique Γ, 8, 1012 a 34 28 Aristote, Métaphysique Γ, 8, 1012 a 29

Nul mieux que Parménide n‟a mis en scène l‟enjeu absolu que représente la recherche de la vérité. Dans son grand poème De la Nature (Πεξί θύζεσο), Parménide défend que l‟être, qui ne connaît ni naissance, ni dépérissement : « il est sans commencement et il est sans fin, car la génération comme la destruction ont été écartés loin de lui»29. Nous dirons donc que tout paraît sans cesse se transformer, être et ne pas être, mais que, dans la réalité, tout est, et tout est permanent. Par là Parménide rejoint la théorie des physiologues, qui proclament que l‟être est sans commencement et sans fin, qu‟il n‟est sujet ni au changement de lieu, ni au devenir. Mais il va beaucoup plus loin et a une vision beaucoup approfondie qu‟eux, en affirmant que l‟être forme un tout indivisible et unique « car rien d’autre jamais et n’est et ne sera. A l’exception de l’être, en vertu du décret. Dicté par le Destin de toujours demeure. Immobile en son tout. C’est pourquoi ne sera qu’entité nominale (et pur jeu de langage) »30. De cette façon, si on associe le non-être à l‟Autre, pour Parménide, cet Autre n‟existe pas, et il n‟y a aucun besoin qu‟il en existe tant que l‟Être, qui coïncide au Moi, est un et permanent. Comme l‟affirme Cornelius Castoriadis, « pour Parménide il y a l’être et il y a le non-être, et entre les deux aucune communication. Le non-être, pour lui, comprend le mouvement, la différence ou l’altérité, la multiplicité même. Tout cela n’est pas et ne peut pas être » [CASTORIADIS, 2004 ; 250]. Pour le philosophe éléate alors, le Moi, comme l‟Être, existe en permanence, et n‟a pas besoin de l‟Autre pour aboutir ou pour justifier son existence.

Parménide appuie cette affirmation sur un postulat fondamental : à savoir que la pensée a pour objet l‟être, qu‟on ne peut penser ce qui n‟est pas, mais aussi que les conditions de l‟intelligibilité définissent les conditions de la réalité, bref, que les choses sont, et sont nécessairement, telles que nous les concevons « car même chose sont et le penser et l’être »31(Τν γαξ απηό λνείλ εζηίλ ηε θαη είλαη).

Une autre notion introduite par le philosophe éléate et qui est en rapport étroit avec l‟objet de notre recherche est celle de la Doxa. Pour lui, la Vérité

29 Parménide, B, VIII, 25-30 30 Parmenide, B, VIII, 35-40 31

(αιήζεηα) exprime l‟Etre comme il est, tandis que la doxa exprime l‟Etre comme il apparaît. Pour Parménide, la doxa est le premier point de vue et la première opinion que forment les individus, basés sur les impressions qui convergent par les sens en général. Dans son poème, que nous citons ici en partie (Tableau 1), Parménide affirme qu‟il existe deux voies : celle de la vérité et une autre, trompeuse, celle de l‟opinion, de la doxa. Cornelius Castoriadis [CASTORIADIS, 2004 ; 251], voit dans cette approche les premiers germes de ce que sera à travers les siècles la philosophie théologique ou théologie rationnelle. Si nous essayons de reformuler cette pensée, l‟être est une vérité absolue, tandis que ce qui est représenté, ne sont que des impressions que les gens forment pour l‟être. Comme nous allons le voir dans le chapitre sur les stéréotypes, ceux-ci se définissent comme un aspect de la doxa. La presse écrite, par des représentations de l‟altérité, construit, diffuse des stéréotypes, qui ne sont autres qu‟une image de l‟Etre, formée par l‟opinion que le public se forge au travers de l‟actualité médiatique.

Les propos d‟Aristote résument le raisonnement de Parménide de façon critique :« car estimant que, s’ajoutant à l’être, le non-être n’existe pas, il *Parménide+ considère que nécessairement l’être est un et qu’il n’existe rien d’autre […]. Mais, force de tenir compte des phénomènes et de reconnaître que, si le point de vue de la raison exige l’Un, le point de vue de la sensation exige les multiples, il pose derechef deux causes et deux principes, le chaud et le froid, autrement dit le feu et la terre. Parmi ces principes, il range le chaud dans la catégorie de l’être et l’autre dans celle du non-être »32.

Toutefois, le principe de non-contradiction de Parménide, s‟inscrit aux antipodes de la pensée d‟Héraclite qui soutenait que les contradictions sont bel et bien réelles, et essentielles pour l‟identité : « Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit »33. Au contraire, pour Parménide, l‟identité nie l‟idée de l‟altérité : l‟Etre est et le non-être n‟est pas. L‟autre reste principalement une idée basée sur les impressions que l‟être se fait et non pas une réalité.

32

Aristote, Métaphysique, A, V, 986b, 27, dans bibliothèque de la Pléiade, p. 241.

33

Tableau 1 : Extrait du Poème de Parménide « De la Nature » 34

La Déesse me reçoit avec bienveillance prend de sa main ma main droite et m‟adresse ces

paroles:

« Enfant, qu‟accompagnent d‟immortelles conductrices, [25] que tes cavales ont amené dans

ma demeure,

sois le bienvenu; ce n‟est pas une mauvaise destinée qui t‟a conduit sur cette route éloignée du sentier

des hommes;

c‟est la loi et la justice. I1 faut que tu apprennes toutes choses, et le cœur fidèle de la vérité qui

s’impose,

[30] et les opinions humaines qui

sont en dehors de la vraie certitude.

Quelles qu‟elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont

on juge.

il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.

II

Allons, je vais te dire et tu vas entendre

quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l‟intelligence; l‟une, que l’être est. que le non-être

n’est pas,

chemin de la certitude, qui accompagne la vérité; l‟autre, que 1‟être n‟est pas: et que le

non-être est forcément, route où [5]je te le dis, tu ne dois aucunement

te laisser séduire.

Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni

l’exprimer;

III

car le pensé et l‟être sont une même chose.

Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο, χεῖρα δὲ χειρί δεξιτερὴν ἕλεν, ὧδε δ΄ ἔτ ος φάτο καί με προσηύδα· ὦ κοῦρ΄ ἀθανάτοισι συνάο ρος ἡνιόχοισιν, [25] ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ, χαῖρ΄, ἐπεὶ οὔτι σε μοῖρα κα κὴ προὔπεμπε νέεσθαι τήνδ΄ ὁδόν - ἦ γὰρ ἀπ΄ ἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν-, ἀλλὰ θέμις τε δίκη τε. Χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι ἠμέν Ἀληθείης εὐκυκλέος ἀπρεμὲς ἦτορ [30] ἠδὲ βροτῶν δόξας, ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής. Ἀλλ΄ ἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι, ὡς τὰ δοκοῦντα χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα. II Εἰ δ΄ ἄγ΄ ἐγὼν ἐρέω, κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας, αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσι νοῆσαι· ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι, Πειθοῦς ἐστι κέλευθος - Ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ -, [5]ἡ δ΄ ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι, τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόν· οὔτε γὰρ ἄν γνοίγς τό γε μὴ ἐὸν - οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις· ΙΙΙ ... τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι. 34

Après cette lecture initiatique de certains philosophes présocratiques nous jugeons nécessaire d‟approfondir la question du relativisme des représentations de l‟altérité. Car, même aujourd‟hui certaines conceptions de la différence aboutissent encore au relativisme, que ni Héraclite ni Parménide, n‟ont pu éviter.

En effet, si tout est un ou si l‟Etre est et le non-être n‟est pas, bref, si les propositions contradictoires sont vraies ensemble, cela revient à dire que rien n‟existe réellement, que« rien ne peut être déterminé ou attribué avec vérité par la pensée »35, comme l‟a bien formulé Aristote. Pour lui, « la considération du devenir, qui nous montre que d’un même sujet peuvent sortir les contraires, nous amène pareillement, dans cette perspective, soit à nier purement et simplement le devenir, soit à affirmer, si on le reconnaît comme un fait, que les contraires se trouvent réunis dans le même sujet, et à déclarer d’une même chose qu’elle est tout à la fois et qu’elle n’est pas, que le bien et le mal ne sont pas seulement les deux moitiés inséparables d’un même tout, comme le dit Héraclite, mais qu’ils se confondent »36. Ainsi, tant la pensée

d‟Héraclite que la pensée de Parménide se voient prises dans les filets du relativisme ; l‟être est et le non-être n‟est pas pour Parménide, qui nie l‟existence de l‟altérité et attribue à la Doxa toute référence à la différence ; les choses sont et ne sont pas, se déterminent par leurs contraires pour Héraclite, qui pense à une réalité relative du monde sous le prisme du changement constant.

Ainsi une affinité s‟affirme entre la pensée présocratique et les approches constructivistes, qui s‟attachent aujourd‟hui à la définition de la conception de l‟Autre. Car, pour les constructivistes aussi il n‟existe pas une réalité absolue, mais seulement des situations changeantes au fil du temps et de l‟espace. La définition de l‟Autre par les constructivistes a souvent tendance à aboutir au relativisme. Comme le note Y. Chevalier, « Le constructivisme spontané nous semble comporter ces deux facettes du relativisme, la version triviale du bon sens décrivant le chemin vers le

35

Aristote, Métaphysique, G 5, 1009 a 4.

36

savoir et la version métaphysique marquant le relativisme épistémologique, même si cette seconde facette n’est pas toujours clairement pointée » [CHEVALIER, 2004].

C‟est surtout l‟enseignement de Protagoras, qui inaugure l‟universelle relativité du réel comme connaissance. Car, ce qui est réel dans un moment précis, peut changer de statut dans un autre moment. Mieux encore, ce qui est le réel pour Moi, pourrait se trouver irréel pour l‟Autre. Protagoras a proclamé au début de ses « Discours terrasants »,« L’homme est la mesure de toutes choses pour celles qui sont de leur existence ; pour celles qui ne sont pas de leur existence »37

Point d’étape

Thalès de Milet : « Connais-toi, toi-même ». La connaissance de soi-

même est désignée comme la base pour fonder une identité épanouie et en équilibre avec l’Autre

Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Tout est en mouvement, tout se succède et les contraires se rencontrent

pour former l’harmonie, le tout. Le Moi et l’Autre, forment deux substances qui forment un seul élément, l’être. Ils sont également deux éléments qui forment la nature, l’univers.

Parménide : « l’être est, et le non-être n’est pas ». Pour le

philosophe éléate, ce qui appelle le non-être, et qui peut très bien s’identifier à l’Autre, n’existe pas. Il n’y a alors aucun besoin que l’Autre existe. La seule vérité est l’Être, le Moi, qui reste une vérité stable et permanente.

37

1.5 La rhétorique de l’altérité : comment imposer une

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