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Les représentations de l'utilité dans les discours enseignants et ses implications pour l'usage du jeu vidéo à l'école primaire

Emilie Remond

IUT Angoulême, Université de Poitiers email: emilie.remond@univ-poitiers.fr

Abstract

Malgré l’idéal républicain d'une école permettant avant tout la formation d’un citoyen éclairé, l’école est d'abord un instrument de socialisation et de normalisation. La question de l'utilité est donc au fondement même de cette institution. Ce constat explique en partie pourquoi le jeu en est souvent exclu : trouvant en lui-même sa propre fin, il sera accusé de futilité, de gratuité, d’inutilité pour les apprentissages. Dès lors, lorsqu'il s'agit d'interroger l'usage du jeu vidéo à l'école, il semble intéressant d'envisager les résistances des acteurs de l'éducation sous l'angle même de la notion d'utilité : quelles(s) utilité(s) les professionnels de l'éducation accordent-t-ils au jeu vidéo dans un cadre scolaire ? À quelle condition le jeu vidéo leur paraît-il réellement utile ?

En nous appuyant sur l'analyse d'une série d'entretiens réalisés auprès d'enseignants du primaire, de conseillers TICE et d’Inspecteurs de l'Education Nationale, nous tenterons d'apporter quelques éléments de réponse à ces interrogations.

1. Introduction

Malgré l’idéal républicain d'une école permettant avant tout la formation d’un citoyen éclairé, l'école est d'abord un instrument de socialisation et de normalisation. Ainsi, apprendre ne saurait être un but en soi et les choix de contenus, de filières, de programmes, révèlent des visées politiques, orientées par des besoins économiques sous-jacents. Cette conception instrumentale des savoirs existe dès l'origine de l'école républicaine-notamment avec la loi Guizot (1833) qui avait prévu la création d'écoles primaires supérieures « visant à former les cadres intermédiaires du commerce et de l'industrie » (Troger, Ruano-Borbolan, 201 :98).

Finalement, si l'école idéale doit permettre la formation d'un sujet acteur de sa pensée, elle est en fait structurée pour atteindre des objectifs liés à des choix de développement économique des pays. L'école se doit donc d'être « à toutes fins utiles ». Par conséquent, les disciplines qui organisent les savoirs dans leur cadre scolaire «s'organise[nt] […] plus ou moins explicitement autour de finalité, de visées, plus ou moins nombreuses » (Reuter, 2007 :86). Ces dernières répondent d'ailleurs « à des questions très prosaïques, du type : à quoi ça sert ?

Quels sont les objectifs ? » (Lahanier-Reuter, Reuter, 2004 : 1).

La question de l'utilité est donc au fondement même de l'école. Cela explique en partie pourquoi le jeu en est bien souvent exclu : trouvant en lui-même sa propre fin, il sera accusé de futilité, de gratuité, d’inutilité. Dès lors, lorsqu'il s'agit d'interroger l'usage du jeu vidéo à l'école, il semble intéressant d'envisager les résistances des acteurs de l'éducation sous l'angle même de la notion d'utilité : quelles(s) utilité(s) les professionnels de l'éducation accordent-t-ils au jeu vidéo dans un cadre scolaire ? À quelle condition le jeu vidéo leur paraît-il réellement utile ?

En nous appuyant sur l'analyse d'une série d'entretiens réalisés auprès d'enseignants du primaire, de conseillers TICE et d’Inspecteurs de l'Education Nationale, nous tenterons d'apporter quelques éléments de réponse à ces interrogations. Nous verrons d'abord- non sans interroger ces conceptions- dans quel cadre le Serious Game fait consensus en termes d'utilité pour l'élève. Nous tenterons de montrer ensuite comment la notion d'utilité reste étroitement liée à l'affichage d’objectifs reliés aux programmes. Dès lors, une formalisation spécifiquement scolaire semble être attendue pour permettre un usage plus massif des Serious Game. Enfin, nous choisirons de sortir du cadre national pour examiner à quelles conditions un enseignant de terrain peut tirer réellement profit d'une pratique individuelle du jeu vidéo au sein de sa classe. Nous verrons alors que cette voie semble possible dans un espace dégagé de l’imposition, ouvert à l’innovation, à la création, à l’invention et grâce au soutien des collectivités et de la hiérarchie directe.

2. Le jeu vidéo à l’école est utile à un public restreint et ciblé : les élèves en difficulté Lorsqu’ a été évoqué, lors de nos entretiens, l’usage des serious game à l’école, une situation spécifique et un profil d’élèves particulier ressortent systématiquement : le cas des temps de remédiation scolaire pour l’élève en « difficulté ». Le jeu vidéo est alors présenté comme une solution à l’échec de par sa facilité supposée. Le caractère ludique du support vient apporter une motivation extérieure à l’activité scolaire proprement dite. L’enseignant délègue d’une certaine façon sa responsabilité de l’apprentissage, évite le traitement des obstacles et erreurs pour remettre l’élève dans une situation de plaisir qui ouvrirait l’accès spontané au savoir.

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Cette vision exprime un certain désarroi et traduit peut-être une forme de renoncement. Un IEN exprime ainsi ses doutes, en tentant immédiatement d’y répondre: « Je ne sais pas si c’est combler le fossé … Le premier moteur c’est quand même la motivation des élèves, c’est-à-dire qu’on ne peut pas faire apprendre à un élève qui ne montre pas un intérêt pour ce qu’on lui propose. Et on est à peu près sûr qu’avec ces supports, ils vont être intéressés, ça c’est sûr. Ils vont avoir envie, et si on a envie, on entre plus facilement. »

Le jeu est ainsi supposé éviter l’affrontement avec l’incompréhension intellectuelle et le découragement affectif. Maître et élève lui confèrent la mission de conserver une image positive de soi. L’enseignant a le sentiment de protéger l’enfant afin qu’il accepte son métier d’élève, à travers le jeu. Ainsi, le jeu vidéo semble dédramatiser l’échec scolaire :

« Mais qu’en même temps, ce que vous parlez sur « j’ai gagné, j’ai pas gagné », finalement, bon score, pas bon score, ça renvoie quand même à l’éducateur et à l’inspectrice que je suis, de préconiser de pas mettre des notes, parce que ça stigmatise des gamins. Le score quand il est en jeu vidéo, il est pas traumatisé. »

Pourtant, ce statut est ambigu : le jeu est valorisé comme pertinent, mais pour un public lui-même marginalisé et dévalorisé au sein du système éducatif. D’où un choix d’utilisation dans des plages horaires qui ne sont pas les heures d’enseignement réglementaires, en collectif, au sein de la classe. Une des explications à l’association de la pratique du jeu aux élèves en difficultés est certainement à relier aux commandes ministérielles. Ces dernières lient performances en Français et en Mathématiques avec l’individualisation et autre gestion du temps. La circulaire de rentrée de 20111 recommande par exemple l’utilisation

du jeu pour « améliorer les acquis et les résultats des élèves ». Il apparait donc logique que les enseignants valorisent le jeu et les TICE dans les plages dédiées à ce public restreint d’élèves dits en difficultés. Il est tout aussi cohérent que leur discours marque une attente sur de nouveaux supports dits « ludiques », jugés plus efficaces pour les apprentissages fondamentaux dans les matières principales.

Pourtant, cette opinion du jeu vidéo cultive des paradoxes. Il est futile : on le réserve à des publics défavorisés, démobilisés, démotivés. Il est utile : on l’utilise pour des enseignements clés, on le réserve aux publics défavorisés. Finalement, si le jeu vidéo parait utile à la remédiation, il reste par ce biais marginalisé et pour un public lui-même en rupture avec les normes scolaires. Derrière cette intégration se masque peut-être une forme de rejet pour un usage dans les cadres habituels de la classe.

1 En ligne :

http://www.education.gouv.fr/cid55941/mene1111098c.html#3-1_Innov er, expérimenter et évaluer (consulté le 10/06/2012)

3. Le jeu vidéo à l’école n’est utile que s’il affiche des objectifs en lien avec les programmes et les disciplines

Si l’innovation parait a priori soutenue par l’institution, les professeurs des écoles sont peut-être également implicitement encouragés dans une position contraire par leur hiérarchie. Comment modifier un discours de résistance par dévalorisation quand les corps d’inspection eux-mêmes favorisent le doute ? Lors des entretiens, un Inspecteur de l’Education Nationale reprend à trois reprises le terme de « gadget ». L’Inspecteur justifie son opinion par le retour au passé conçu comme tradition solide de transmission de savoirs :

« Je le prendrais parce que … pas parce que c’est innovant, pas parce que c’est du gadget, ça ne m’intéresse pas parce que c’est moderne, ça m’intéresse si c’est à un moment rattaché à des acquisitions des gamins, à des compétences… » .

Dans la reprise du discours, il existe ici une association négative entre « innovation » et « gadget », syntaxiquement mis sur le même plan. Cet IEN compare par ailleurs négativement le jeu vidéo à la pratique de la lecture:

« Le jeu vidéo, il n’est pas a priori pour apprendre, il est fait pour se distraire. L’image de ma génération, c’est, les gamins, ils regardent trop les jeux vidéo et donc ils s’abrutissent avec ça, ils devraient davantage lire. » Le raisonnement s’appuie sur une hiérarchie explicite des supports. L’IEN exprime un discours de crispation : le jeu vidéo, opposé au livre, doit être ramené à du scolaire. Il ne peut exister tel quel que dans les pratiques extrascolaires. Pour être scolairement acceptable, il doit subir des modifications. Pour l’Inspecteur, le discours de la résistance prend la forme d’un discours de défense de service public. Le jeu doit impérativement être en lien avec les programmes nationaux :

« Si un enseignant me dit « j’utilise un jeu vidéo voilà pour … », je dirais moi au contraire, ça m’aurait intéressé, même si j’y connais pas grand-chose. Par contre, programme ! « Y’a quoi dans le programme vous travaillez quoi, le français, de la lecture ? Oui c’est pour faire de la compréhension ».

L’enfant doit tout aussi impérativement rester l’élève. Le jeu doit cultiver les compétences à acquérir par l’élève, et tout particulièrement les compétences disciplinaires qui doivent toujours rester identifiables :

« Quand on ouvre un manuel d’histoire je me doute bien qu’on va travailler des compétences d’histoire voilà. Quand c’est un jeu vidéo, je vais tout de suite chercher les effets pervers, ou est-ce que c’est bien ? ».

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Tout support doit être légitimé comme moyen d’atteindre tel ou tel objectif. L’objet jeu vidéo est pris dans cette contrainte. Il faut le scolariser. Il doit répondre à l’affichage d’objectifs pédagogiques. Ces attentes sont dites et redites par tous les participants :

« Il y a des enseignants qui auraient peut-être des scrupules à proposer un jeu vidéo en lien avec une discipline parce qu’il faudrait qu’il soit béton pour défendre l’idée. S’il dit aux parents d’élèves, par exemple, on utilise des jeux vidéo pour la dictée, il faut qu’il y ait le mot dictée […] mais il faut qu’il y ait quelque part tout de suite un référent à l’apprentissage scolaire bien précis ». Le jeu vidéo doit ainsi répondre aux visées disciplinaires définies par les programmes. Dans ce cadre, peu de place semble laissée à l’apprentissage informel: l’objectif, qui doit correspondre à des directives, doit être explicité et clairement affiché. Cette forme de caution semble être une prérogative essentielle pour permettre une déculpabilisation des enseignants. Finalement, on ne joue pas, on travaille les contenus des programmes affichés dans le jeu. La forme scolaire du jeu doit être visible pour justifier son usage – ce qui suppose une conception a priori spécifique des parcours du Serious Game lorsqu’il se destine à un public scolaire. Et si les enseignants prenaient justement eux-mêmes la main ?

4. L’enseignant, maître du jeu

Finalement, « la question pratique la plus fondamentale est celle des déterminants de l’intégration d’innovations fondées sur la technologie dans un système éducatif qui n’évolue que lentement » (Bruillard & Baron, 1996 : 249-250). En effet, toute impulsion officielle nécessite des preuves d’efficience. C’est ainsi que la loi d’Orientation de 20052 invite d’abord, par le biais du projet d’école, aux

initiatives locales qui resteront à évaluer par les représentants de l’institution. Les programmes actuellement en vigueur autorisent également une liberté pédagogique, qui, si elle prouve son efficacité, pourrait justifier l’intégration du jeu vidéo dans les classes.

Le cadre des programmes nationaux bride donc les initiatives tout en laissant un espace de liberté. Cette ouverture de l’institution peut mettre en avant quelques professionnels, même si la diffusion de leurs initiatives reste soumise à évaluation institutionnelle. Ainsi, « l’observation du passé récent montre que ce qui finit par se scolariser est toujours une transposition, un héritage d’actions qui ont été conçues et expérimentées dans des contextes protégés, qui incorporent une pensée pédagogique et qui sont passées en un sens à l’épreuve du feu. » (Bruillard & Baron, 1996: 283). 2  Chapitre IV, article 34, en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/bo/2005/18/encart18.pdf (consulté le 16/06/2012) 

Or, parmi les enseignants, il existe des personnels sous statut institutionnel dont la marge d’initiative leur permet de proposer de nouvelles pratiques. Chaque IEN doit désormais répondre à une mission spécifique (accueil des élèves non-francophones ou TICE par exemple), avec bilan d’activité en fin d’année. Pour mettre en œuvre cette charge, des personnels sont spécialisés: professeurs des écoles ou professeurs maîtres formateurs, recrutés sur entretien, puis eux-mêmes détenteurs d’une lettre de mission TICE, pour une durée limitée, éventuellement renouvelable. Pourtant, ces chargés de mission TICE arrivent sur le terrain pour former les enseignants, sans eux-mêmes l’avoir été spécifiquement pour leurs nouvelles fonctions. L’entrée en poste n’est donc pas évidente pour ces formateurs qui doivent d’emblée appréhender, sans encore les connaitre, les rouages d’un métier touchant à l’usage solaire des nouvelles technologies dans leur diversité. Dans ce cas de figure, il semble assez logique que les questions touchant aux pratiques pédagogiques intégrant le jeu vidéo n’apparaissent pas au premier plan.

Des cas de personnels auto-formés dont l’expertise fait poids existent cependant. Tel est le cas de monsieur T. Ce professeur des écoles appartient à une équipe de circonscription bénéficiaire du dispositif Ecole Numérique Rurale. Il dépend de son IEN de circonscription où il est réglementairement en poste, tout en étant est placé sous l’autorité de l’IEN chargé de mission TUIC. Il cumule ce rôle avec une autre mission, dépendant d’un autre IEN : mission sciences. Cette double reconnaissance, cette triple attache auprès de trois IEN, lui confèrent une réelle autorité, lui dégage du temps. Son temps plein favorise un accroissement constant d’expertise. Monsieur T. s’auto-forme, participe aux réunions départementales des groupes sciences et informatique, dispose de remontées académiques ou nationales, assiste à des conférences à l’Université, reste en contact permanent avec des formateurs et avec l’IUFM :

« C’était un colloque sur l’environnement informatique pour l’apprentissage humain. Et il y a eu des présentations d’expérimentation de serious game, notamment une chercheuse québécoise sur des jeux sérieux pour l’apprentissage de règles d’hygiène. Notamment sur les conduites sexuelles à risque, etc… »

Le cumul de compétences techniques libère l’imagination pédagogique. Monsieur T. se montre tout à fait apte à créer des jeux éducatifs, en analysant les comportements d’appropriation des élèves:

« Moi je peux vous donner un exemple que j’ai vécu en classe. J’avais fait une petite application pour l’apprentissage du calcul mental. L’axe c’était… On était prisonnier dans un château, il y avait dix portes avec une serrure à secrets. Cette serrure ne s’ouvrait que quand le résultat … il y avait tout le temps dix portes. Et il y avait un temps limite, mais très, très large, au bout duquel le château explosait. C’était paramétrable bien évidemment.

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