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REPERES HISTORIOGRAPHIQUES EN HISTOIRE DE L'ART

2. LA DOCUMENTATION AU SERVICE DE L'HISTOIRE DES ARTS PLASTIQUES CONTEMPORAINS

2.3. REPERES HISTORIOGRAPHIQUES EN HISTOIRE DE L'ART

D'une manière générale, les lacunes évoquées sont liées aux tendances déjà anciennes d'une recherche dominée par les approches biographiques, historiques et critiques ; l'œuvre y étant convoquée pour illustrer les stades d'un parcours, les évolutions stylistiques d'une période ou fournir des exemples - en particulier de chefs- d'œuvre - à une problématique esthétique. L'historiographie peut

apporter, sur ce point, quelques éclaircissements. La

caractérisation des styles, individuels ou collectifs (dans le cas des civilisations ou des époques historiques), qui a fondé les principes de périodisation des œuvres d'art, est l'objet de recherches qui ont nourri, et nourrissent encore, de nombreux écrits sur l'art. Il n'est pas un dictionnaire, une encyclopédie, un ouvrage de synthèse sur l'histoire générale des arts, qui ne reprenne les grandes divisions dégagées par l'enquête historique et formelle, laquelle structure les distinctions et les classifications entre artistes, cultures, époques. Heinrich WÖLFFLIN, en définissant les cinq couples de catégories qui permettent d'observer les développements de l'art depuis la Renaissance jusqu'au Baroque a théorisé une approche formaliste qui envisage l'autonomie expressive de l'art63. A une époque où l'abstraction prenait son essor, où les

63 WÖLLFLIN, Heinrich, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art : le problème de l'évolution du style dans l'art moderne (1915), trad. française en 1952 par Claire et Marcel Raymond, Paris : Gallimard, 1966, 281 p., coll. Idées-Arts ; 6.

manifestes artistiques affirmaient des volontés esthétiques collectives64 (son livre majeur fut publié en 1915), cette manière d'aborder l'histoire allait dans le sens d'une interrogation générale sur l'existence d'une "loi" des formes qui détachait les œuvres d'art des déterminismes purement individuels, et l'Histoire de l'art, des jugements de valeur normatifs : "S'il reste vrai qu'en

tout temps on a regardé le monde comme on a désiré le voir, cela n'exclut pas la possibilité d'une loi qui ferait sentir sa présence à travers toute espèce de changement"65.

En opposant 1) Linéaire et pictural ; 2) Plan et profondeur ; 3) Forme fermée et forme ouverte ; 4) Pluralité et unité ; 5) Clarté absolue et clarté relative66, il se proposait d'établir les pôles constants des transformations progressives d'un style en un autre pour servir ce qu'il nomme le "point crucial" de son étude : une histoire de la vision67. Une orientation dont José FERNANDEZ ARENAS68 a parfaitement résumé les tenants : "Wölfflin, dit-il, part

d'un principe historiciste […]. Pour cela, il renonce à la biographie de l'artiste et s'appuie sur les attitudes spirituelles et culturelles d'une époque", et, considérant la fortune critique de

64 Le contexte social, économique, esthétique, politique est analysé dans L'Année 1913.: les formes esthétiques de l'œuvre d'art à la veille de la Première Guerre mondiale, textes et documents réunis et présentés sous la dir. de Liliane Brion-Guerry, Paris : Klincksieck, 1971 , 2 vol., 1287 p., coll. d'Esthétique ; 9.

65 WÖLLFLIN, Heinrich, op. cit., p.23. 66 Id., ibid., p.19-21.

67 Id., ibid., p.16 : "La vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme la tâche primordiale de l'histoire de l'art".

68 FERNANDEZ ARENAS, José, Teoria y metodologia de la Historia del arte, Barcelone : Ed. Anthropos, 1986, coll. Palabra plastica ; 1. Passages traduits : "Wölfflin parte de un principio historicista […]. Para ello renuncia a la biografia del artista y se apoya en las actitudes espirituales y culturales de la época" p.95, et "Los conceptos fundamentales de Wölfflin tuvieron muchas aplicaciones, incluso en el campo de la literatura, y han llenado la enseñanza de la historia del arte en la universidad hasta tiempos relativamente recientes...", p. 96.

sa théorie, il ajoute : "Les concepts fondamentaux de Wöllflin rencontrèrent de nombreuses applications, y compris dans le champ de la littérature ; ils ont rempli l'enseignement de l'Histoire de l'art à l'université jusqu'à une période relativement proche...".

Ces travaux, auxquels s'ajoutèrent ceux d'Henri FOCILLON69, ont ouvert, en effet, un territoire extrêmement fécond dans la reconnaissance d'un art qui ne serait plus simplement commandée par l'application plus ou moins "inspirée" de programmes iconographiques mais par les principes internes - parfois quasi biologiques70, même si WÖLFFLIN a su s'éloigner de ce modèle - de la vie des styles.

Dans une étude au titre significatif, "Les limites de l'iconographie", Otto PÄCHT a combattu, de son côté, la propension de l'iconographie à outrepasser son rôle de science auxiliaire pour,

soi-disant, "apporter des informations décisives sur la

signification des œuvres d'art"71. Chez lui aussi, l'Histoire de l'art est l'histoire de l'expression visuelle avant d'être celle de sujets illustrés.

En conclure que ces auteurs ne portaient aucune attention aux contenus iconographiques ne serait pourtant pas justifié ; il suffit de se reporter aux analyses de WÖLFFLIN, ou aux articles monographiques de FOCILLON sur les "Maîtres de l'estampe", pour constater que la problématique iconographique ne leur était pas étrangère et qu'ils apportaient beaucoup de minutie dans l'étude des

69 FOCILLON, Henri, Vie des formes (1934), Paris : P.U.F., 1981, 131 p. Coll. Quadrige ; 6. On peut aussi constater la concordance de ces travaux avec ceux d'une Histoire qui entreprenait des enquêtes sur les cycles longs et non plus seulement sur la "crête" des évènements. Voir sur ce dernier point BOURDÉ, Guy et MARTIN, Hervé, Les écoles historiques, Paris : Seuil, 1983, Coll. Points Histoire ; H 67, p.171 et suiv.

70 D'où la remarque de Meyer SCHAPIRO : "La conception organique du style trouve son corollaire dans la recherche d'analogies biologiques en ce qui concerne le développement des formes." dans Style, artiste et société, Paris : Gallimard, 1982, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p.52.

71 PÄCHT, Otto, Questions de méthode en histoire de l'art (1977), trad. de l'allemand par Jean Lacoste, Paris : Ed. Macula, 1994, coll. La Littérature artistique, Chap. Les limites de l'iconographie, p. 89- 94. Citation extraite de la p.93, note 56.

sujets72. Mais les perspectives théorique et méthodologique qu'ils ont ouvertes se signalent sous le terme de "formalisme". Un terme qui traduit d'une part l'aspect novateur de leur démarche par rapport aux tendances prédominantes, à leur époque, du "biographisme" et d'une iconographie "littéraire", tout en soulignant, d'autre part, que la partie la plus fouillée de leurs enquêtes a véritablement concerné l'évolution des styles et de la plastique. En mettant en valeur le fait qu'un sujet ne se donne qu'à travers une forme, ils ouvraient un programme pour l'Histoire de l'art qui se devait, dès lors, d'approfondir la question des thèmes formels. La proposition fut tellement bien reçue que ce type de problématique a ensuite dominé la recherche au point que Xavier BARRAL I ALTET a pu y voir la cause de la crise qui affecta l'Histoire de l'art dans les années 1970 : "Ce que l'on a appelé la

crise de la discipline n'est autre chose qu'une certaine fatigue qui a envahi les jeunes générations face à des propositions académiques fondées essentiellement sur les analyses stylistiques."73

Car, si "passé certain point, le textualisme dégénère en

textolâtrie"74, on pourrait en dire de même du formalisme en

Histoire de l'art qui peut aussi dégénérer en "morpholâtrie". Les nomenclatures des "ismes" et des mouvements sont les héritières de

72 Exemple de cette attention chez WÖLFFLIN quand, dans sa partie consacrée aux plans et profondeurs, il commence un chapitre en ces termes : "L'examen des motifs formels doit être complété par un examen purement iconographique des sujets", op. cit., p.98. Autre exemple pour FOCILLON quand il décrit le paysage chez Dürer : "Son paysage fait parfois penser à une motte de terre, coupée en carré de quatre coups de bêche, et qui inscrit dans le rectangle de papier blanc son pêle-mêle d'étrangetés, les fragments de racines et de radicelles pendantes, les éclats de rocher, les feuilles, les insectes, les êtres qui rampent et, amalgamée au tout, une figurine d'homme escortée de monstres". Extrait des Maîtres de l'estampe, Paris : Flammarion, 1969, Coll. Arts et Métiers Graphiques, Images et idées, p.19-11.

73 BARRAL I ALTET, Xavier, Histoire de l'art (1989), Paris : P.U.F., 1991, coll Que-Sais-je ; 2473, p.25.

74 Selon Claude BREMOND et Thomas G. PAVEL, dans : La fin d'un anathème, Communications, "Variations sur le thème", n°47, 1988, p.210.

ces tendances à percevoir la périodisation de l'art comme une succession infinie de périodes formelles sous lesquelles les œuvres viendraient se classer, ... mais aussi se dissoudre. Florence de MEREDIEU n'a pas manqué de noter cette domination du formalisme qui, selon elle, s'est étendu à d'autres types d'approches, y compris celles qui sont placées d'ordinaire dans les approches iconographiques : "De Wölfflin et Riegl à Greenberg en passant par

Emile Mâle, L'Ecole de Warburg, Worringer, Panofsky, Ehrenzweig, etc., l'histoire de l'art est une histoire des formes, ainsi que des styles, courants, écoles qui sous-tendent ces formes"75.

Un type de réaction qu'on rencontre également chez l'historien d'art germano-américain Udo KULTERMANN: "Il n'est plus possible

d'interpréter une œuvre de sculpture en parlant de «surfaces polies» et d'«équilibre des masses», sans en creuser les significations et les fonctions plus profondes. Le contenu de l'œuvre d'art est devenu objet d'analyse autant que l'est sa forme..."76.

Revenant sur la question du contenu, Thomas McEVILLEY a montré que l'approche formaliste n'est pas simplement restée un courant mais qu'elle a acquis au cours du 20e siècle, une suprématie rendant les autres types de questionnement suspects : "Cette stratégie

puritaine d'évitement de la question [du contenu] finit par revêtir un caractère institutionnel"77.

Ces tendances sont notables également dans les appareils documentaires des ouvrages eux-mêmes, et plus généralement des documents primaires qui n'abordent, dans leur grande majorité, ni l'indexation matière du texte, ni l'indexation thématique des œuvres évoquées dans le texte, et encore moins l'indexation des illustrations. L'information récapitulative sur les œuvres citées se

75 MEREDIEU, Florence de, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, Paris : Bordas, 1994, p.8.

76 KULTERMANN, Udo, Histoire mondiale de la sculpture : Art contemporain, Paris : Hachette-Réalités, 1980, p. 8.

77 McEVILLEY, Thomas, Art, contenu et mécontentement : la théorie de l'art et la fin de l'histoire (Ed. originale en anglais, 1991), Nîmes : Ed. J. Chambon, 1994, coll. Rayon Art, p.61.

réduisant le plus souvent à des tables de planches et à des listes alphabétiques d'artistes, ainsi qu'à des listes chronologiques ou topographiques. Un mode de traitement de l'"iconographique" qui se retrouve parallèlement dans les techniques documentaires, appliquées dans les bibliothèques et centres de documentation, et dans les documents secondaires, dont l'onomastique, la chronologie et la géographie restent les pierres angulaires.

Pour une bonne part des conceptions présidant aussi bien à l'approche de l'art qu'à celui de l'indexation, l'attention portée au contenu des œuvres semble n'avoir qu'un rôle transitoire ; l'essentiel étant d'aller ou de retourner aux catégories supérieures de l'individu, du mouvement, de la période, du genre ou du concept. Appareils documentaires et index sont des symptômes qui révèlent les carences des systèmes employés dans le champ général de la documentation. Ainsi l'Iconographie souffre non seulement d'une position secondaire dans les sciences de l'art78 dont on observe les répercussions dans l'édition, et par voie de conséquence dans les bibliothèques d'art, mais elle souffre aussi d'une mauvaise exploitation documentaire. Ces phénomènes sont particulièrement sensibles en art contemporain.