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LA DOCUMENTATION SUR LES ARTS PLASTIQUES CONTEMPORAINS ET LE JUGEMENT ESTHETIQUE

2. LA DOCUMENTATION AU SERVICE DE L'HISTOIRE DES ARTS PLASTIQUES CONTEMPORAINS

2.1. LA DOCUMENTATION SUR LES ARTS PLASTIQUES CONTEMPORAINS ET LE JUGEMENT ESTHETIQUE

La question de la valeur esthétique n'en est pas véritablement une pour la documentation en art contemporain, puisque cette dernière recueille en aval ce que d'autres instances (conservateurs, critiques, journalistes, galeristes, auteurs, historiens... ) ont qualifié ou disqualifié.

Qu'on écrive en mal ou en bien de tel artiste ou de telle œuvre, "il en restera toujours quelque chose" dans les traces documentaires !45 Mais on ne pouvait en rester à ces principes implicites lorsqu'il s'est agit de déterminer sur quel "corpus" nous devions travailler.

Les perspectives, les implications, les supports et les sujets des arts plastiques se sont élargis de façon telle au cours de ce siècle qu'on a peine à trouver un domaine, une parcelle de savoir ou d'expérience qui leur échappent. Ils brassent les croyances les plus irrationnelles avec les concepts scientifiques les plus novateurs, les affects les plus intimes avec les engagements sociaux les plus affirmés, les matériaux des technologies les plus nouvelles avec les rebuts des matières les plus archaïques ; ils conçoivent et détruisent, ils supposent et affirment ; ils s'inspirent des théories mathématiques comme des récits mythologiques, des travaux de psychologie comme des traités d'horticulture ; ils travaillent le corps, la matière, l'espace et le temps à travers les prismes et les problématiques les plus divers (médecine, sociologie, sport, chimie, religion, philosophie, communication, anthropologie...etc.) ; ils mélangent les genres, les supports, les formes et les symboles au gré de telle tradition retrouvée ou de telle actualité rencontrée.

45 Il en va autrement pour les œuvres et les artistes "inconnus" des médias dominants dans le réseau de l'art. On n'insistera pas sur la mission que peut assumer à leur égard, une documentation "locale".

Ils offrent l'exemple d'une interdisciplinarité en actes comme ils se sectorisent en des particularismes étanches.

On n'en finirait plus de rendre compte de la multitude des bases, des facettes, des prétextes et des aboutissants de ce qui constitue la création plastique depuis quelques décennies. Conséquence : tout peut être défendu, et inversement rejeté au nom de l'art. Les tentatives de définitions abondent sans qu'aucune ne parvienne à embrasser la diversité des faits, des œuvres, des fonctions, parce qu'il est impossible de les réduire à une essence. Une réflexion sur l'art contemporain, parmi les dernières en date, le qualifie d'objet incertain : "...l'effort pour assurer l'objet de son existence se fait plus ardu..."46; quelques années plus tôt, André AKOUN déclarait : "Perpétuelle déconstruction de formes, perpétuel détournement d'objets, l'art moderne n'a plus ni limites ni définition."47.

Certains ont voulu diagnostiquer dans cet éclatement forcené les signes d'une crise, d'une décadence, voire d'une mort. Sans remonter aux anti-impressionnistes, puis aux anti-cubistes, puis aux anti-abstraits, puis aux anti-conceptuels... et ainsi de suite, dont les piètres prédictions, un siècle, un demi-siècle ou quelques années après ne se sont toujours pas réalisées ; sans mettre l'accent sur les relents suspects que contiennent les accusations d'"art dégénéré" ou d'"art formaliste" qui ne font que rappeler comment la politique peut mettre la critique et l'Histoire au service d'un totalitarisme étatique48 ; sans insister sur le manque de nouveauté de ces "observations" quant à la mort de l'art, et de

46 CAUQUELIN, Anne, L'objet incertain, in RENCONTRES INTERNATIONALES DE SOCIOLOGIE DE L'ART (2 ; 1994 ; Grenoble), Le texte, l'œuvre, l'émotion, Bruxelles : La Lettre volée, 1994, p.99.

47 AKOUN, André, Le renouvellement des langages, in Les arts, Paris : Centre d'Etude et de Promotion de la Lecture, 1973, coll. Les dictionnaires du savoir moderne, p. 300.

48 Parce que ces amalgames, forcément simplificateurs, amènent à ignorer parfois des questions pertinentes sur les modes de légitimation des œuvres.

ses causes supposées, qui occupaient déjà les esprits aux environs de 62 ap. J.C., si l'on en croit le Satyricon : "… je lui demandai

les raisons de la décadence actuelle, qui avait laissé mourir les beaux-arts, entre autres la peinture, disparue sans laisser la moindre trace d'elle-même. 'C'est l'amour de l'argent, me répondit-

il, qui a causé cette révolution…'"49, on peut toutefois mettre en doute le bien-fondé de ces positions, tour à tour désenchantées ou normatives, qui dénient tout intérêt aux conduites interrogatives, réflexives et transgressives dans la pratique artistique. Que ces conduites aient été magnifiées, ici où là, que leur présence aient été dominante, dans les institutions, au nom d'une "critique de l'intérieur" qui soulageait la conscience de quelques commissaires, ne remet pas en cause, pour cela, la validité esthétique des conduites elles-mêmes.

Un philosophe a pourtant prédit, encore récemment, que "c'est la néophilie, qui au yeux des générations à venir caractérisera l'art moderne et frappera d'inanité les trois quarts de la production artistique du XXème siècle, au bas mot"50. Le même a tout simplement affirmé, par un écart de langage symptomatique d'une trouble volonté d'assainissement, ou d'une surestimation patente des pouvoirs du critique, que c'est grâce au "travail théorique dans la critique d'art" et au "travail analytique […] qu'on sortira de la crise artistique actuelle"51 ; comme si la critique et l'analyse avaient pour mission de régir les pratiques artistiques !

49 Un autre passage reprend ce constat de décadence : "Ne t'étonne donc plus que la peinture soit morte, puique tous, les dieux comme les hommes, trouvent plus de beauté dans un lingot d'or que dans tous les chefs-d'œuvre d'Apelle et de Phidias, ces Grécaillons à tête folle". Extraits de : PETRONE, Le Satiricon, préf. de Pierre Grimal, Paris : Le Livre de poche, 1972, p. 127 et p.129. Concernant la date du livre, Pierre Grimal indique dans sa préface, : "Les probabilités les plus fortes sont en faveur de la date traditionnelle, une date voisine de 62 après Jésus-Christ".

50 DOMECQ, Jean-Philippe, Artistes sans art ?, Paris : Ed. Esprit, 1994, p. 60. Si on ne peut le soupçonner de défendre une conception "totalitaire" de l'art, il illustre en revanche, à l'instar de Louis RÉAU, une tendance qu'on pourrait qualifier de "nostalgique".

Certes, rappeler l'ancienneté des "constats" ne fait pas chanceler les convictions des tenants saisonniers de la mort ou de l'agonie de l'art. Mais sous son allure sommaire, ce point d'histoire a un fond d'évidence qui incite à vérifier que le foisonnement des attitudes et le jeu libératoire avec les limites n'ont pas encore été écartés des débats et des jugements sur l'art. Au contraire, ces questions de limites sont posées régulièrement, autant chez les praticiens qui en font une sorte de "contre-champ" critique (la figuration en tant qu'abstraction, le corps en tant que peinture, la photographie en tant que sculpture, l'idée en tant qu'œuvre, l'objet en tant qu'art, la copie en tant qu'original, et, pour reprendre des titres d'expositions, des "attitudes comme formes" ou "des emblèmes comme attitudes"52 etc.), que chez les critiques et esthéticiens qui avalisent ou rejettent ces propositions dans des redéfinitions (ou des attaques) continuelles.

L'idée tellement ordonnée d'un art pratiquant, qui n'aurait pas à penser ses actes, et d'une critique ou d'une Histoire légiférante, est non seulement archaïque mais aussi aveugle aux questions qui traversent l'art et la société.

52 When attitudes become forms = Quand les attitudes deviennent formes : œuvres, concepts, processus, situations, information, cat. d'exposition, Bern, Kunsthalle, 1969, [commissaire et préf.], Harald Szeeman ; préf. de Scott Burton et Grégoire Muller, Bern : Kunsthalle, 1969, non paginé. La préface de Grégoire Muller donne le ton de ce que furent les œuvres rassemblées dans cette exposition : "... des œuvres aussi diversifiées qu'un reportage photographique sur l'exécution d'une excavation dans le désert du Nevada, une giclée de plomb sur le sol, un texte dans les journaux locaux ou un amoncellement de matériaux bruts disparates... des techniques utilisant aussi bien le métal, le néon, les réactions physico-chimiques que le feutre, la corde, la terre, la cendre ou même le saindoux... enfin, pour ce qui est des formes, la géométrie voisine avec l'informel, avec un certain baroquisme ou avec l'absence totale de forme (l'information pure), et plus loin à propos des artistes : "... leur travail se fait partout et n'importe où, dans les journaux, sur les murs des villes, dans le sable, dans la neige... n'importe qui peut refaire certaines de ces 'œuvres', d'autres sont intransportables, périssables, invendables, d'autres encore invisibles et connues uniquement par un reportage...". -Des emblèmes comme attitudes, cat. d'exposition, Tourcoing, Ecole régionale supérieure d'expression plastique, 1988, proposé par Jérôme Sans, Tourcoing : ERSEP, 1988, non paginé.

On peut sourire ou s'indigner de l'utilisation du sang (JOURNIAC, PANE), des excréments en flacon (BEN), en conserve (MANZONI) ou en tourte (GASIOROWSKI), de l'emballage (CHRISTO, qu'il nomme, pour sa part, "empaquetage"), de la graisse (BEUYS), des restes (SPOERRI), du presque rien (KLEIN), des petits riens (MESSAGER), ou du "je-ne-sais-quoi" (THIBEAU), on aura en revanche beaucoup de difficultés à prouver que les artistes qui y ont eu recours n'ont pas, au bout du compte, tenu leur rôle d'artistes. Ainsi, les traiter de mystificateurs, soit-disant fauteurs et victimes d'une "néomanie" ambiante, c'est oublier de resituer leurs œuvres dans le fil d'une démarche, d'une histoire, de la revendication libertaire d'une génération et du repli ironique d'une autre. C'est fétichiser des œuvres qui visaient précisément à interroger la fétichisation ; regarder comme des objets de jouissance esthétique et de contemplation des "appareils" symboliques, qui n'avaient qu'une fonction perturbatrice, dont personne, y compris leurs auteurs, n'auraient pu prévoir, pour certaines d'entre elles, le (futur) succès commercial.

En tout, c'est fausser les critères d'appréciation historique en les confondant avec des problèmes d'empathie ou de sympathie personnelle pour l'œuvre, son auteur, voire son diffuseur, et se tromper d'objet et de cible. Comme bannir le théâtre de l'absurde des histoires du théâtre, pour son infidélité aux règles du théâtre classique, évincer la musique concrète de l'histoire de la musique parce qu'elle "écorche les oreilles", mépriser tel auteur parce qu'il est édité chez Gallimard ou refuser d'apprécier Perec parce qu'il n'est pas Zola.

En ce sens, on peut dire que ces œuvres ont parfaitement atteint leur but : celui de dévoiler les mécanismes de consommation qui maintiennent l'œuvre dans son statut d'objet d'art. C'est là tout ce qui perturbe la position des opposants à l'idée d'un art "élargi" : la mort de l'art n'a pas eu lieu parce qu'un artiste, un autre et un autre encore sont venus, et viendront poser des questions dérangeant des propositions esthétiques à peine installées.

Nulle idée de progrès ou de linéarité programmée dans cela, mais la simple constatation qu'un champ créatif est l'objet incessant de transformations dont on ne peut prédire à l'avance quel musée du futur, imaginaire ou réel, elles intéresseront. Et ceci vaut dans tous les sens, il paraît aussi anachronique de nier la vitalité de la peinture parce que la mode est un temps à la vidéo- installation que de rejeter la vidéo-installation au nom de la peinture. S'il n'y a donc pas à faire des prédictions sur ce que retiendra l'Histoire, on peut, en revanche, parier que lorsque les critères de goût se mêlent à l'élaboration historique, on aboutit à des arguments spécieux. Louis RÉAU, lui même, n'y a pas échappé dans ses diatribes contre la peinture et la sculpture abstraites auxquels, disait-il, "le public ne comprend rien, soit qu'il n'y ait

rien à comprendre, soit que l'artiste ne dispose pas de moyens d'expression suffisants"53.

Le grand malentendu qu'une certaine critique, et une certaine Histoire, ont attisé à propos de l'art contemporain provient peut- être d'une réaction épidermique, sûrement d'une volonté de polémiquer, et, encore une fois, bien qu'elles s'en défendent, d'un anachronisme de point de vue. Mais plus que tout, il provient de leur refus ou de leur impossibilité à concevoir l'œuvre dans la dynamique d'un questionnement, et de leur attachement à la fixité "objectale" d'un produit artistique qui devrait obligatoirement se détacher du présent pour parler à la postérité. Ce qui revient à ignorer toute dimension vivante, subjective et sociale dans la pratique de l'art et à n'y déceler que l'effet réactif d'une sensibilité humaine commune et immuable ; comme si, à l'image d'une biologie d'un autre âge, on devait soupçonner des erreurs de la nature dans la diversité des espèces. Certains arguments ont beau essayer de prouver qu'il n'y a, dans la majorité des œuvres contemporaines, que procédés de marché, que provocation sans grande conséquence, que spéculation pour élite initiée, que signes de

53 RÉAU, Louis, Encyclopédie de l'art : les arts plastiques, Paris : F. Nathan, 1951, coll. Grandes encyclopédies ; 4, p.276.

reconnaissance pour "happy fews", qu'idées sans formes, ils ne réussissent pas cependant à enrayer la propagation d'un intérêt qui hier se limitait aux impressionnistes et s'est agrandi plus récemment à MIRÓ, KLEE ou KANDINSKY. Qui peut dire si les parcours de MANZONI ou de MESSAGER ne susciteront pas un intérêt aussi large à leur tour ?

Il est vrai que cette propagation s'effectue avec des décalages plus ou moins longs selon les milieux et les générations - "effet laboratoire" qu'on retrouve en poésie, au théâtre, au cinéma, ou dans le roman - mais avec une certaine "logique" temporelle qui ne peut manquer d'interroger l'historien. A entendre cette critique, l'Histoire de l'art, pourtant, ne devrait pas se préoccuper de certains artistes et de leurs œuvres ; il lui faudrait pratiquer, sur le champ, une sélection, un écrémage. Elle voudrait clore par là un débat par nature toujours ouvert, car chaque époque construit ses repères pour apprécier "ses" artistes, ceux d'avant et ceux de son temps.

Mais, ce dossier sur les aléas du goût et de la critique a été largement réouvert, dans une série d'articles et de livres parus ces dernières années54, pour qu'il soit nécessaire d'aller plus loin dans une justification des présences multiples de l'art contemporain. Entre valeur sociologique, valeur sociale, valeur

historique, valeur esthétique, valeur marchande, valeur

ethnologique, des liaisons existent qui n'impliquent pas forcément une addition de toutes les valeurs.

Telle œuvre sans pertinence esthétique (œuvre de jeunesse, par exemple) aura une forte valeur historique (préludes créatifs), telle autre sans pertinence historique (reprise de vieux procédés cubistes

54 Mis à part le livre de Philippe DOMECQ, déjà cité, il existe un dossier réuni par le magazine Télérama "Art contemporain : le grand bazar", dir. par Olivier Cena, Télérama, hors série, oct. 1992, 98 p. et, pour une mise au point sur les diverses prises de position des principaux contradicteurs : L'art aujourd'hui, Paris : Ed. du Félin, 1993, coll. Vifs, 153 p. ; L'art contemporain en question : cycle de conférences, Paris : Ed. du Jeu de Paume, 1994, coll. Conférences et colloques, 199 p. ; et DIDI-HUBERMAN, Georges, D'un ressentiment en mal d'esthétique, Les Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n°43, 1993, p. 102-118.

sans invention, par exemple) aura une forte valeur sociologique (œuvre d'art public), telle œuvre de forte pertinence esthétique (art brut) n'aura qu'une faible valeur marchande...etc. Il n'est donc pas du ressort de l'historien ni du documentaliste de s'ériger en gardien des valeurs et de décréter ce qui relève ou ne relève pas de l'art. En revanche, la documentation, comme l'Histoire, aura toujours besoin d'"entomologistes" pour reconstituer le factuel.