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Les années 1960 et 1970 sont le théâtre d'un certain nombre d'évolutions sociodémographiques, que j'ai décrites en introduction. En particulier, le travail féminin gagne progressivement en ampleur et en continuité, et le taux croissant de divortialité contribue au développement des familles monoparentales. Ces évolutions mettent en lumière les difficultés d'organisation de la vie quotidienne : le conflit travail – famille devient une évidence. De plus, elles remettent clairement en question le modèle de l'homme gagne-pain.

La conception tranchée de la séparation entre travail et hors-travail ne résiste pas à cette remise en cause. C'est Rosabeth Moss Kanter qui donne une impulsion formidable au champ naissant des recherches sur l'articulation des deux sphères, en publiant en 1977 le fameux Men and Women of the

Corporation (1977b). Ce qu'elle met en évidence, ce n'est rien moins que le fait que les employeurs

gèrent le hors-travail de leurs salariés.

Men and Women of the Corporation est une monographie, fondée sur plusieurs années

d'observations, d'une entreprise industrielle rebaptisée Insco. Kanter ne se contente pas de montrer que le fonctionnement des grandes organisations américaines, reposant sur l'implication totale d'un petit nombre d'hommes, n'est viable que grâce à la contribution, en creux, de leurs épouses. Elle met à jour la dénégation complète de cette réalité par l'organisation et ses membres, le "mythe de la séparation des sphères" qu'ils entretiennent.

Chez Insco, on sait bien que les épouses des techniciens et des managers, qui ne travaillent pas elles-mêmes à l'extérieur, constituent une "organisation de l'ombre" (p.125). C'est tellement vrai qu'on recrute de préférence des hommes mariés dont la femme ne travaille pas, car on sait qu'on embauche aussi une épouse, qui devient "une sorte d'assistante de luxe, liée par le mariage plutôt que par le salaire" (p.110). Kanter identifie quatre modes de contribution de l'épouse : la substitution directe (l'épouse travaille pour le compte du mari), le soutien indirect (rôle d'hôtesse, participation à la construction des relations), le conseil (suggestions sur des situations de travail, écoute), et le soutien émotionnel. Elle met en lumière le fait que le comportement de l'épouse est fonction de la place du mari dans la structure : plus son mari monte dans l'entreprise, plus l'épouse doit se conformer aux règles sociales en vigueur, dans le choix de ses amitiés par exemple. Elle est un actif dans la carrière de son mari, ses actes servent d'indice pour interpréter la position de son mari.

Reconnaît-on pour autant cet état de fait ? Eh bien non : chez Insco, "les hommes sont supposés laisser leur vie privée à la porte d'entrée de l'entreprise" (p.104). La grande majorité des personnes interrogées par Kanter est farouchement hostile à l'intervention de l'entreprise dans la vie familiale des salariés : si les épouses participent à la vie de l'entreprise, c'est un choix personnel qui ne regarde pas l'entreprise, déclarent-elles. Ou bien : reconnaître que les épouses se trouvent de fait à l'intérieur des frontières de l'entreprise serait un retour infamant au paternalisme, indigne du management moderne qui récompense le mérite individuel.

Dans un ouvrage également retentissant, Breaking the Mold (1993), Lotte Bailyn affirme elle aussi que le cloisonnement de la sphère publique et de la sphère privée est une construction sociale, liée au genre, qui amène les employeurs à faire l'hypothèse structurante que les salariés n'ont pas de responsabilités ou de besoins en dehors du travail. Ce mythe de la séparation des deux sphères conduit les individus à ne pas prendre en compte leurs besoins personnels et familiaux dans leurs choix de carrière ; il conduit également les managers à ignorer la vie personnelle de leurs collaborateurs. Ainsi les entreprises acceptent-elles la contrainte d'un environnement d'affaires fluctuant, car la vie économique est ainsi faite, mais elle n'incorporent pas la contrainte des besoins personnels de leurs salariés, qui pourrait les conduire à accepter des arrangements individuels et collectifs également fluctuants.

Les sociologues français ne sont pas en reste. Dès 1984, le collectif auteur du Sexe du travail affirme que "la famille n’est pas le lieu clos d’un domaine privé" (p.11), parce qu'elle est traversée par des rapports sociaux. Barrère-Maurisson développe la thèse de la division sexuée du travail, c'est-à-dire un processus commun aux deux sphères :

"La double inscription des hommes, comme des femmes, dans les structures économiques et les structures familiales, conjointement et de façon articulée, c'est à dire du fait de la division du travail entre hommes et femmes qui y opère simultanément." (Barrère-Maurisson, 1992, p.27)

Barrère-Maurisson rejoint Kanter en ce sens qu'elle met en évidence les "politiques familiales implicites" des employeurs. Il s'agit du lien direct entre gestion des ressources humaines d'une part (recrutement, promotion, plans sociaux), et statut matrimonial et stratégies individuelles et familiales, d'autre part. Chez tel employeur, on recrute des hommes mariés très disponibles, ayant des épouses inactives, ou bien des femmes célibataires, parce que la promotion se fait par mobilités géographiques fréquentes. Chez tel autre, on préfère les femmes mariées peu qualifiées, que l'on recrute sur des temps partiels et des emplois compatibles avec une vie familiale. On dégage ainsi des correspondances nettes entre postes et situations familiales. Ce qu'elle met à jour, c'est une "logique qui associe des caractéristiques familiales à des caractéristiques de l’emploi" (p.46) :

"En somme, la gestion de la main d'oeuvre porte autant que les qualités personnelles et familiales des travailleurs que sur leurs qualités professionnelles." (Barrère-Maurisson, 1992, p.48)

Malgré la richesse de ces travaux15, force est de constater que le mythe de la séparation persiste encore en ce début de XXIème siècle : c'est bien cela que Dominique Méda identifie comme une des raisons limitant les adaptations de la société française au travail des femmes : quand les entreprises ne veulent pas analyser ce qui se passe dans "ce que l’on continue à nommer maladroitement la sphère privée", "ces problèmes restent individuels et, du coup, pensés comme ne pouvant être résolus que de manière individuelle : être plus performant, s’accrocher, en attendant des jours meilleurs…" (Méda, 2001, p.58).

C'est que le modèle de l'homme gagne-pain n'est pas entièrement révolu, surtout dans les sphères dirigeantes : ainsi Brett et Stroh (2003) ont constaté, sur un échantillon de managers travaillant plus de 60 heures par semaine, que 99% des managers hommes avaient une épouse inactive, alors que seules 4% des managers femmes avaient un époux travaillant moins de 35 heures par semaine.

II.3.2. Le paradigme dominant est celui du conflit travail - famille

Dans l'après-guerre, le paradigme dominant, au plan académique, est celui du conflit travail - famille. Les premières recherches sur la relation travail - famille s'intéressent aux effets nocifs, sur la famille, des situations contraires au modèle de l'homme gagne-pain : le chômage masculin, et le travail féminin (Voydanoff, 1988). Très rapidement, les chercheurs se penchent sur la relation proprement dite entre les sphères. Les premières recherches sur le conflit remontent au début des années 1950 (MacDermid, 2005), et le paradigme du conflit entre travail et famille domine pendant plusieurs décennies (Parasuraman & Greenhaus, 2002).

Ce paradigme a un ancrage théorique fort dans la théorie des rôles, et notamment les travaux fondateurs de Merton (1957), Goode (1960), Kahn et al. (1964) et Katz et Kahn (1978). L'article de Goode, notamment, a donné lieu à un débat nourri. Dans A theory of role strain, Goode considère avec Merton que la structure sociale est faite de rôles ; un rôle est un ensemble d'attentes pour une position sociale donnée, indépendant des individus qui occupent le rôle. Goode soutient que "la somme des obligations de rôle de l'individu excède ce qu'il peut accomplir" (1960, p.485). Cette affirmation est fondée sur le double postulat de la rareté des ressources, notamment du temps, et des

15 Sans compter tout un ensemble d'autres travaux, moins directement liés à ma question de recherche, qui proposent une analyse critique de la séparation des sphères : séparation de la famille et la cité, au plan politique (Fraisse G., 2001, Les deux gouvernements, la famille et la cité, Gallimard), idéologie des "mondes hostiles" que seraient l'intime et l'argent, au plan sociologique (Zelizer V., 2005, The purchase of intimacy, Princeton University Press).

incompatibilités entre rôles. L'individu se trouve en situation d'affecter des ressources à un rôle plutôt qu'à un autre,

"Le processus de prise de décision par lequel l'individu cherche à réduire la tension de rôle (…) peut être comparé à celui d'une décision économique : l'allocation de ressources rares – les énergies, le temps, les émotions, les biens – entre des finalités alternatives, à savoir ses obligations de rôle." (Goode, 1960, p.495)

C'est sur cette vision des rôles que s'appuie l'article de référence concernant le conflit travail - famille, celui de Greenhaus et Beutell (1985), qui explore les sources du conflit. Greenhaus et Beutell identifient trois types d'incompatibilités entre travail et famille, qui entraînent du conflit dans les deux sens :

- Le temps : des pressions s'exercent du côté du travail (accrues par des horaires rigides ou atypiques, un nombre élevé d'heures travaillées, de déplacements) et du côté de la famille (accrues par l'activité du conjoint, la présence d'enfants en bas âge, les familles nombreuses), qui peuvent empêcher la personne de remplir correctement l'un de ses deux rôles, voire les deux. Ainsi en cas de déplacements répétés, la personne est physiquement absente de son foyer et ne peut assumer son rôle familial ; en cas de maladie d'un enfant, elle est physiquement absente de son entreprise et assume moins bien son rôle professionnel.

- La tension nerveuse (strain) : un rôle ambigu au travail, des responsabilités aux frontières mal définies, un environnement changeant, un nouveau poste peuvent typiquement limiter la bonne performance de la personne dans son rôle familial, de même que des conflits au sein de la famille ou le manque de soutien de la part du conjoint peuvent agir comme obstacles dans son rôle professionnel.

- Et le comportement : Greenhaus et Beutell s'appuient sur les travaux de Schein16 et expliquent que les attentes en matière de comportement sont différentes dans les deux sphères ; au travail on valorise la fiabilité, la stabilité émotionnelle, la rationalité et l'agressivité, alors que dans la famille on préfère d'autres comportements plus chaleureux et ouverts. On voit que l'on est vraiment là dans la continuation des théories fonctionnalistes.

Je reproduis ci-dessous le schéma proposé par Greenhaus et Beutell dans leur article, en l'adaptant pour plus de clarté.

16 Schein V.E., 1973, The relationship between sex role stereotypes and requisite management

Figure 1 : Conflits de rôles entre travail et famille – Traduit et librement adapté de Greenhaus et Beutell, 1985

Cette théorie a été largement mobilisée, au point que nombre de travaux prennent le conflit travail – famille comme point de départ indiscuté (par exemple, Thomas & Ganster, 1995, Adams & al., 1996, Kossek & Ozeki, 1998, Poelmans & Sahibzada, 2004). Les travaux ont principalement porté sur les sources et les modérateurs du conflit, ainsi que sur ses effets. Deux dimensions ont été distinguées, avec chacune des antécédents différents : le conflit que produit le travail sur la famille (work-to-family) et sa réciproque (family-to-work). Les populations que les recherches ont le plus étudiées, comme victimes potentielles du conflit, sont les cadres supérieurs et dirigeants d'une part (voir notamment Bartolomé, 1972 et 1983, Korman, 1992, et Kofodimos, 1990), et les femmes d'autre part (Pfeffer & Ross, 1982, Parasuraman & Greenhaus, 1993, Friedman & Greenhaus, 2000, Hewlett, 2002).

Le paradigme dominant du conflit a tout de même été questionné, notamment sur le terrain théorique, par ceux qui opposent le modèle de l'expansion à celui de la rareté (Kirchmeyer, 1992). Le terme qui s'impose aujourd'hui pour désigner ce paradigme concurrent est celui d'enrichissement (Kirchmeyer, 1992), au sens d'enrichissement mutuel des sphères. Les autres termes qui s'y rapportent sont le débordement positif (positive spillover), l'amélioration (enhancement), et la facilitation (Greenhaus & Powell, 2006).

Les travaux de référence sur l'enrichissement date des années 1970. Ce sont deux articles publiés dans l'American Sociological Review, par Sieber en 1974 (Toward a theory of role accumulation) et Marks en 1977 (Multiple roles and role strain: some notes on human energy, time and

Sphère du travail

Exemples de pression Nombre d’heures travaillées Horaires rigides

Travail posté Poste ambigu

Responsabilités mal définies Environnement changeant Valorisation de la rationalité et de l’agressivité Sphère de la famille Exemples de pression Conjoint en activité Enfants en bas âge Famille nombreuse Tensions dans la famille au sujet des rôles de genre Manque de soutien du conjoint Valorisation de la spontanéité et de la proximité émotionnelle

Incompatibilités de rôles

Le TEMPS dévolu à un rôle rend l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile La TENSION NERVEUSE dans un rôle rend

l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile

Les COMPORTEMENTS requis par un rôle rendent l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile

Sanctions négatives en cas de non conformité au rôle Centralité de chacun des rôles pour la personne

Sphère du travail

Exemples de pression Nombre d’heures travaillées Horaires rigides

Travail posté Poste ambigu

Responsabilités mal définies Environnement changeant Valorisation de la rationalité et de l’agressivité Sphère de la famille Exemples de pression Conjoint en activité Enfants en bas âge Famille nombreuse Tensions dans la famille au sujet des rôles de genre Manque de soutien du conjoint Valorisation de la spontanéité et de la proximité émotionnelle

Incompatibilités de rôles

Le TEMPS dévolu à un rôle rend l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile La TENSION NERVEUSE dans un rôle rend

l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile

Les COMPORTEMENTS requis par un rôle rendent l’accomplissement de l’autre rôle plus difficile

Sanctions négatives en cas de non conformité au rôle Centralité de chacun des rôles pour la personne

commitment). Sieber, tout d'abord, ne nie pas que le cumul des rôles génère de la tension, mais pour

lui les bénéfices l'emportent largement. Quatre types de "récompenses" permettent cette "gratification nette" (p.567)17 :

- Les privilèges de rôles : un individu peut augmenter sa marge de manœuvre dans un rôle donné, en informant son partenaire, dans ce rôle, de ses obligations dans les autres rôles : par exemple, un salarié négociera avec son supérieur pour partir plus tôt de son travail et aller chercher son enfant à la crèche, un étudiant salarié essaiera d'obtenir de ses professeurs une dispense pour une partie des cours.

- La sécurité produite par l'appartenance à plusieurs rôles : en cas d'échec dans un rôle, un autre rôle peut fournir un soutien moral et des ressources d'urgence. C'est vrai du soutien de la famille et des amis en cas de difficulté professionnelle, mais aussi de la planche de salut que peut offrir le travail dans les épreuves de la vie personnelle et familiale. Les rôles passés et futurs sont également précieux, les uns en tant que possibilités encore présentes, les autres en tant que rôles projetés, échappatoires.

- Des ressources pour consolider son statut : un rôle peut être utile à l'autre, en termes matériels (voiture, logement de fonction) mais aussi d'informations, de ressources sociales (opportunités, invitations, réseau) : "plus on en a, plus on en a", note Sieber avec force. De plus, on est moins soumis aux jugements des autres et moins fragile dans chacun de ses rôles, lorsque l'on est investi dans plusieurs rôles.

- L'enrichissement de la personnalité et la gratification de l'ego : pour Sieber, la multiplicité des rôle réduit l'ennui, favorise la santé mentale et l'épanouissement, et développe la tolérance en ce sens qu'elle oblige à prendre de la distance par rapport à chacun de ses rôles. Enfin, le fait d'avoir un agenda bien rempli permet de bénéficier d'un meilleur statut aux yeux d'autrui.

Marks, lui, s'attache à réfuter la conception du temps et de l'énergie comme des actifs que l'on dépense ou investit, sur le modèle de l'offre et de la demande. Pour Marks, le temps et l'énergie ne sont pas des ressources rares dans l'absolu : ils ne le deviennent que dans le contexte d'institutions sociales séparées, en l'occurrence la famille et le lieu de travail.

"Le temps ne se présente pas en soi comme une ressource rare préfabriquée, même dans le contexte moderne. Comme l'énergie, il est flexible, se montre abondant ou rare, lent ou rapide, dilaté ou contracté, selon chaque ensemble particulier de conditions socioculturelles et de circonstances personnelles. En somme, il nous faut concevoir le temps et l'énergie comme les résultats ou les produits de nos arbitrages de rôle, plutôt que de supposer (comme Goode le fait) qu'ils sont déjà constitués comme des ressources rares, indépendamment de nos arbitrages de rôle." (Marks, 1977, p.929)

17 Les termes d'origine sont : "Role privileges", "Overall status security by means of buffer roles", "Resources for status enhancement and role performance", "Personality enrichment and ego gratification".

De plus, Marks établit une distinction éclairante entre le temps, l'énergie et l'implication. On peut par exemple être en famille (temps) mais penser à son travail (implication, énergie). Une personne peut demander à son conjoint de rentrer travailler à la maison plutôt que de rester au bureau le soir (attente portant uniquement sur son temps), ou de se libérer pour aller dîner chez des amis (attente portant sur le temps et l'énergie). L'implication est un facteur clé :

"Des niveaux d'implication élevés dilatent l'énergie et le temps, tandis que la non-implication contracte ces ressources." (Marks 1977, p.930)

L'implication dépend elle aussi des conditions socioculturelles : dans les pays occidentaux, et spécialement les classes moyennes et supérieures, il y a sur-implication dans le travail, qui est la sphère valorisée, et sous-implication dans les autres sphères. Ce système déséquilibré est néfaste : la sur-implication génère de l'anxiété, car l'on est trop ambitieux dans ses projets professionnels ; la sous-implication entraîne la baisse d'énergie. Les analyses de Marks convergent avec les travaux sur le genre : c'est la sur-implication des hommes dans la sphère professionnelle qui entraîne celle des femmes dans la sphère domestique.

Marks propose donc une théorie de la création d'énergie par le cumul des rôles, qui postule non pas la rareté intrinsèque des ressources, mais leur possible "expansion" (p.921) grâce à l'implication.

II.3.3. Le champ académique et les premières pratiques "Work-Family" naissent