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L'INTERPRETATION DE SON ENVIRONNEMENT PAR L'ENTREPRISE

VI.1. Identification de l'enjeu par l'entreprise

Comme on l'a vu au chapitre précédent, le cadre théorique dans lequel je me place fait l'hypothèse que chaque entreprise interprète son environnement, et ses changements, de façon à mieux s'y adapter. Bien que dans la réalité les décisions se prennent parfois de façon moins rationnelle, au plan analytique la première étape de ce processus d'interprétation est l'identification de l'enjeu. En effet, un nombre très important de sujets sollicitent l'attention des dirigeants ; seuls certains d'entre eux attirent effectivement leur attention, et suscitent chez eux des comportements de recherche d'information (Milliken & al., 1990). Je me situe dans la lignée constructiviste119 de la théorie du problème social (social problem theory120), selon laquelle la qualité de "problème" d'une question n'est pas donnée de façon objective, mais construite par l'activité d'individus ou de groupes qui proclament que c'en est un, et d'individus ou de groupes qui adhèrent à ce point de vue (Dutton & Duncan, 1987, Dutton & Ashford, 1993).

Le bloc Identification de l'enjeu par l'entreprise détaille les sources d'informations susceptibles de conduire l'entreprise à isoler l'harmonisation travail hors-travail et les pratiques correspondantes comme une question prégnante, sur laquelle elle doit se renseigner et avoir une position.

119 En référence à P. Berger et T. Luckman, The social construction of reality, Doubleday, New York, 1967.

VI.1.1. Connaissance de l'enjeu

L'information sur la question et sur les pratiques d'harmonisation peut venir, pour commencer, de l'extérieur de l'entreprise, si l'enjeu est bien visible et les pratiques en voie de diffusion (cf. le bloc Adoption au niveau national). Milliken et ses collègues (1998), dans un article consacré au rôle primordial des responsables de ressources humaines en tant que "points d'entrée"121, expliquent que l'identification d'un enjeu dépend de leur propension à :

- Collecter des informations en organisant une veille documentaire efficace, en participant à des réseaux professionnels, en mobilisant leurs réseaux personnels, en créant des liens avec la recherche ;

- Hiérarchiser les enjeux, pour n'en porter que quelques-uns à l'attention des dirigeants ;

- Convaincre les dirigeants de l'importance de l'enjeu – ce que Dutton et Ashford appellent le "issue selling"(1993).

On sait que les pratiques de gestion des ressources humaines d'un pays dépendent de sa "culture des affaires" ("business culture", Sparrow et al., 1994). Sur la base d'une étude empirique sur douze pays et des travaux de chercheurs français, notamment Rojot (1990), Sparrow et ses collègues ont à cet égard qualifié la France d'"île culturelle" (ibid, p 279) par rapport à un groupe de pays anglo-saxons d'une part, et un groupe de pays latino-américains d'autre part. On peut formuler l'hypothèse que les entreprises anglo-saxonnes ont développé des procédures de gestion des ressources humaines plus systématiques que la plupart des entreprises françaises : cellule de veille documentaire et concurrentielle, appartenance à des organisations professionnelles avec revues et séminaires, liens avec les cabinets conseil et la recherche. On observe, par exemple, que les travaux universitaires sont plus fréquemment cités par les professionnels de l'entreprise anglo-saxons122 que par ceux de l'entreprise française. Sur la question du Work-Life, comme on a vu, les organismes professionnels américains et britanniques organisent des conférences ad hoc, les entreprises se mettent en réseau pour échanger des bonnes pratiques, et il leur est aisé d'identifier des chercheurs actifs dans ce champ précis. Il est donc probable que les responsables des ressources humaines américains et britanniques soient plus en capacité d'identifier l'enjeu et de s'en saisir.

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises dépend du filtrage opéré

par les responsables de ressources humaines comme "points d'entrée" dans l'entreprise (collecte des

121 "Gate keepers", littéralement, les portiers.

informations et hiérarchisation des enjeux), et de leur capacité à convaincre les dirigeants de l'importance de cet enjeu.

Proposition comparative : La moindre adoption des pratiques d'harmonisation en France

s'explique en partie par le fait que peu de responsables de ressources humaines ont identifié cette question comme un enjeu prégnant pour l'entreprise, à cause d'une faible collecte d'informations, en lien avec la faible visibilité de l'enjeu au plan national.

VI.1.2. Connaissance des salariés

La seconde source d'information, toujours d'après Milliken et ses collègues (1990), est interne : il s'agit des processus de collecte d'information auprès des salariés, au moyen notamment des données démographiques recueillies à l'embauche, dans la mesure où la loi le permet, des enquêtes internes de satisfaction, et des entretiens de sortie. Cette information est très importante car elle permet de repérer des changements démographiques au sein de l'entreprise (pyramide des âges, proportion d'hommes et de femmes, enfants à charge, etc.), d'analyser le degré auquel les grandes tendances démographiques évoquées au plan national se répercutent ou non au sein de la population spécifique de l'entreprise.

Le fait de collecter des informations du bas vers le haut est aussi essentiel pour combler un potentiel fossé sociodémographique, entre des cadres dirigeants expérimentés qui fonctionnent encore souvent sur le modèle de l'homme gagne-pain, avec un conjoint qui neutralise pour eux une bonne part des responsabilités quotidiennes liées au hors-travail, et une population de salariés dont la majorité soit se trouvent dans des couples à double apporteur voire à double carrière, soit assument seuls leurs charges de famille.

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises dépend des processus de

collecte d'information auprès des salariés, qui permettent une meilleure identification de l'enjeu par les responsables de ressources humaines, et qui fournissent une aide pour convaincre les dirigeants.

Proposition comparative : La moindre adoption des pratiques d'harmonisation en France

s'explique en partie par le fait que les processus de collecte d'informations auprès des salariés sont moins systématiques dans les entreprises françaises que dans les entreprises anglo-saxonnes, et qu'ils sont moins complets sur la question de l'harmonisation.

VI.1.3. Sensibilité des dirigeants

Le facteur explicatif Sensibilité des dirigeants fait référence à l'attitude des dirigeants vis-à-vis de la question de l'harmonisation. Les croyances des dirigeants agissent en effet comme des "filtres cognitifs" sur la sélection des enjeux (Dutton & Ashford, 1993). Certains dirigeants peuvent donner une impulsion décisive et agir comme "champions" de cet enjeu parce que leur propre expérience de ces questions les y rend réceptifs (Milliken et al, 1990), ou parce qu'ils encouragent explicitement la mise en œuvre de bonnes pratiques afin de se positionner comme des pionniers dans le secteur (Kossek et al., 1994, à propos des crèches d'entreprise).

D'autres en revanche vont refuser les débats et faire obstacle aux pratiques, parce qu'eux-mêmes ont dû faire le sacrifice d'une bonne part de leur vie hors-travail pour arriver à leur position actuelle : pour Hall et Richter (1988), une explication possible est que la question leur semble remettre en cause les modèles traditionnels de carrière et de relation au travail qui sont les leurs, et demander une réflexion d'ordre intime, en somme une introspection, dont ils ne sont pas coutumiers.

Ils pourraient ainsi ressentir les débats sur l'harmonisation comme une menace personnelle, car, du fait de leur âge, ils sont dans une période de leur vie hors-travail qui peut comporter des crises telles qu'un divorce, le départ des enfants du foyer, ou le décès d'amis proches, et des difficultés comme les soins requis par leurs propres parents âgés. Ces résistances peuvent également se rencontrer chez des superviseurs et des collègues expérimentés, qui appartiennent à une génération n'ayant connu aucune facilité sur ce plan-là (Poelmans & Sahibzada, 2004).

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises dépend en partie de

l'attitude des dirigeants vis-à-vis de la question (impulsion versus résistances).

VI.1.4. Demande des salariés et des syndicats

Le facteur explicatif Demande des salariés et des syndicats est la traduction, dans le contexte spécifique d'une entreprise, du bloc Attentes de la société civile et du facteur explicatif Relations sociales : il explicite le lien entre l'adoption des pratiques d'harmonisation et la demande des salariés et des syndicats exprimés au sein de l'entreprise : ce sujet est-il débattu, est-il important par rapport à d'autres demandes comme les salaires ? La demande se traduit par des requêtes explicites des salariés et des syndicats portant sur des pratiques d'harmonisation, ou de façon implicite par des refus de promotion, ou par les motifs donnés lors d'entretiens de sortie.

Concernant les salariés, la demande est supposée être plus intense lorsque la population comporte une main-d'œuvre féminine, surtout si elle est jeune, en âge d'avoir des enfants au foyer, et qualifiée (Milliken & al. 1990, Budd & Mumford, 2006). Concernant les syndicats, certaines recherches soulignent que les pratiques d'harmonisation sont davantage adoptées dans les entreprises syndiquées (Milliken & al. 1990, Kossek et al., 1994 ; Guérin & al., 1997, Budd & Mumford, 2006). D'autres travaux nuancent ce constat car ces pratiques ne sont pas toujours en tête de liste des priorités des syndicats (ce qu'on a vu à propos du facteur explicatif Relations sociales). De plus, la présence de syndicats peut freiner la direction dans ses initiatives, si elle craint que les syndicats ne demandent l'extension à tous les salariés de chaque arrangement individuel, et ne relance les négociations tous azimuts (Poelmans & Sahibzada, 2004).

Au plan comparatif, bien que les aspirations au hors-travail soient fortes en France, on peut émettre l'hypothèse d'une moindre demande des salariés et des syndicats français au sein des entreprises, du fait qu'ils se tournent davantage vers l'Etat que vers les employeurs.

Proposition : Les entreprises sont sensibles à la demande des salariés et des syndicats , qui peut

accélérer ou freiner l'adoption des pratiques d'harmonisation.

Proposition comparative : La moindre adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises

françaises s'explique en partie par la faiblesse de la demande adressée aux entreprises, du fait de l'environnement socio - économique et institutionnel national.