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L'INTERPRETATION DE SON ENVIRONNEMENT PAR L'ENTREPRISE

VI.2. Evaluation de l'enjeu par l'entreprise

Une fois que l'enjeu est identifié, il s'agit pour l'entreprise de l'interpréter, c'est-à-dire de lui donner un sens (c'est l'étape du "sense making" tel que proposé par Daft et Weick, 1984), et d'en évaluer l'importance et la pertinence vis-à-vis de ses besoins, de sa stratégie, de ses valeurs.

VI.2.1. Interprétation de l'enjeu

Le facteur explicatif Interprétation de l'enjeu reflète le sens que les responsables de ressources humaines et les dirigeants donnent à la question de l'harmonisation. De ce sens dépend l'importance accordée à l'enjeu. Ce sens importe dans la mesure où la fonction se trouve de plus en plus en recherche de légitimité, dans un positionnement de business partner, c'est-à-dire de fournisseurs de services vis-à-vis des entités opérationnelles qui deviennent dès lors leurs clients (Kossek & al., 1994). Pour Milliken et ses collègues (1990), les principales variations d'interprétation entre entreprises tournent autour de :

- La nature de l'enjeu : les pratiques d'harmonisation sont-elles un avantage social de plus pour les salariés (venant s'ajouter à la rémunération ou améliorer les conditions de travail), ou un levier pour améliorer la performance des salariés et la compétitivité de l'entreprise ?

- La destination des pratiques : l'harmonisation est-elle un problème de femmes, ou même de mères de famille, ou bien une question qui concerne l'ensemble des salariés ?

- Le niveau d'action : est-ce un enjeu sur lequel l'entreprise peut et doit agir, ou bien une question privée, ou encore une question relevant de la politique publique ?

- L'interconnexion de l'enjeu avec d'autres questions : cet enjeu est-il isolé, ou bien peut-on y répondre plus facilement en l'incluant dans des politiques de ressources humaines existantes ?

D'autres recherches corroborent ces éléments : Kraut (1990) observe que les résistances aux pratiques sont souvent liées au fait qu'on les perçoit au sein des entreprises comme des problèmes de femmes, ou des problèmes de société très complexes qui ne se prêtent à aucune solution à court terme, et dont on ne voit pas le retour sur investissement. Lee et ses collègues (2002) relèvent également que la perception des pratiques comme pouvant avoir un effet favorable sur la fidélisation et la productivité des salariés influencent énormément leur adoption.

Aux Etats-Unis, les pratiques d'harmonisation ont pris de l'importance à partir du moment où elles ont été considérées comme un enjeu économique (Friedman & Galinsky, 1992). Cela s'est fait par étapes : au début, l'harmonisation était un enjeu marginal, traité à la périphérie des ressources humaines comme un avantage social lambda, et beaucoup considéraient que ces pratiques se

résumaient aux crèches d'entreprise ; puis les entreprises ont créé des postes ad hoc de coordinateur

Work-Family, pour intégrer l'enjeu avec l'ensemble des pratiques de ressources humaines en interne,

notamment les rémunérations et la gestion des salaires (par exemple ne pas pénaliser un salarié qui prend un congé pour raison personnelle, ou qui travaille en partage de poste). Ce coordinateur

Work-Family pouvait aussi avoir pour mission de coopérer avec d'autres entreprises, et avec les

communautés avoisinantes. La troisième étape a signé le décollage des pratiques, lorsqu'on les a perçues comme un enjeu de compétitivité globale de l'entreprise : c'est à ce moment-là, en général, que les programmes Work-Family sont devenus de véritables pratiques Work-Life, dont on a mesuré le lien avec les problématiques de genre et de diversité. Dans les entreprises les plus avancées dans le domaine, l'enjeu est alors sorti du strict périmètre de la direction des ressources humaines pour intéresser aussi le comité exécutif ; les politiques formelles parfois creuses sont devenues des processus de résolution de problème en continu, incluant changement culturel et formation des supérieurs hiérarchiques. On peut supposer que ces pratiques en sont actuellement, en France, au premier stade : leur moindre adoption s'expliquerait en partie par une interprétation essentiellement sociale, dans laquelle le jeu est à somme nulle (l'employeur perd ce que le salarié gagne, Friedman & Kossek, 2002). Bien qu'un intérêt pour la perspective de la responsabilité sociale des entreprises ait été récemment observé (Pitt-Catsouphes & Christensen, 2004, Pitt-Catsouphes & Googins, 2005), la plupart des employeurs américains adoptent ces pratiques dans une optique explicitement économique, pleinement reprise par une partie des chercheurs. Ainsi peut-on trouver cette affirmation dans un rapport de recherche récent :

"Les employeurs ne sont pas des organismes sociaux. Ils ont des obligations légales vis-à-vis de leurs actionnaires et l'impératif économique de garantir la performance financière." (Williams, 2006, p.25)

Les Européens, au contraire, ont tendance à valoriser une approche sociale des politiques publiques (Lewis S. & Cooper, 1995). Cela dit, les employeurs britanniques emploient aisément l'argument économique, alors que les françaises rendent compte de leurs actions dans un référentiel qui reste principalement social, en comparaison. Cela peut s'expliquer par une tradition marxiste encore présente dans les esprits (Gooderham & al., 1999), ou par la propension des Français à distinguer d'une part la "logique de l'honneur", et d'autre part des intérêts économiques moins nobles (d'Iribarne, 2002).

Proposition : Les entreprises sont d'autant plus enclines à adopter des pratiques d'harmonisation

qu'elles les perçoivent comme des questions stratégiques pouvant améliorer leur compétitivité, et comme des questions concernant l'ensemble des salariés (plutôt que comme des avantages sociaux ou comme un problème de femmes).

Proposition comparative : La moindre adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises

françaises s'explique en partie par une moins forte prégnance de l'interprétation économique (amélioration de la compétitivité), au profit de l'interprétation sociale (bénéfices sociaux, responsabilité sociale des entreprises, égalité professionnelle hommes – femmes).

VI.2.2. Orientations de l'entreprise

Le facteur explicatif Orientations de l'entreprise vise à rendre compte de l'importance des orientations d'une entreprise, au sens de sa philosophie générale, ses valeurs, ses objectifs premiers, dans sa décision d'adopter telle ou telle pratique d'harmonisation. Plus que l'orientation de l'entreprise elle-même, ce qui détermine l'adoption est en fait la congruence ou le décalage qu'elle perçoit entre l'interprétation qu'elle fait des pratiques d'harmonisation (finalité sociale, économique, etc.), et son orientation (paternaliste, compétitive, etc.). La recherche antérieure sur le sujet est assez maigre, on verra que le terrain s'avère plus riche.

C'est encore Milliken et ses collègues (1990) qui ont le plus travaillé sur cette idée : pour eux une entreprise exigera davantage de données chiffrées prouvant que les pratiques améliorent effectivement la compétitivité de l'entreprise, si elle a des valeurs centrées autour de la performance économique ; inversement elle demandera moins de preuves chiffrées si ses valeurs sont centrées sur la responsabilité sociale de l'entreprise ou sur un discours humaniste considérant les salariés comme un atout clef pour l'entreprise. Ces valeurs se traduisent concrètement dans la nature des indicateurs de performance utilisés, qui dans le premier cas sont essentiellement financiers, et dans le second comporte également des mesures "humaines" comme la rétention et l'absentéisme. Friedman et Galinsky (1992) relèvent eux aussi une correspondance nette entre le caractère familial d'une entreprise et la mise en œuvre d'une crèche d'entreprise.

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par une entreprise dépend de la congruence,

ou du décalage, perçus entre l'interprétation qu'elle fait des pratiques (finalité sociale, économique), et sa propre orientation (paternaliste, compétitive, etc.).

Proposition comparative : Ce facteur explicatif dépend de chaque entreprise et les recherches

VI.2.3. Stratégie de ressources humaines

Le facteur explicatif Stratégie RH, comme les deux suivants, a trait aux motivations potentielles d'adoption des pratiques d'harmonisation par les entreprises. Comme Milliken et ses collègues (1990) l'ont souligné, plus l'harmonisation est en lien avec de nombreux enjeux au sein de l'entreprise, plus l'entreprise est susceptible d'accorder de l'importance à la question.

En termes de gestion des ressources humaines, il y a de nombreux objectifs que les RH peuvent espérer atteindre en adoptant ces pratiques :

- Améliorer l'attractivité de l'entreprise, autrement dit être ce qu'on appelle un "employeur de choix" (Kossek & Friede, 2006). Cela dit, Morris (1997)123 et Konrad et Mangel (2000) observent

a contrario que certaines entreprises évitent ces pratiques d'harmonisation pour ne pas attirer les

salariés qui ont des responsabilités familiales, suspectés d'être moins impliqués ;

- Fidéliser les salariés et limiter la rotation du personnel (Guérin & al., 1997) ;

- Réduire l'absentéisme, les retards, le stress au travail (ibid) ;

- Agir sur l'implication au travail, surtout pour les entreprises qui sont dans un secteur d'activité fondé sur la créativité, comme la recherche pharmacologique (Morgan & Milliken, 1992), ou plus largement qui emploient des travailleurs du savoir ("knowledge workers", Poelmans & Sahbidzada, 2004) ;

- Assurer la cohérence avec l'activité de l'entreprise : ainsi les entreprises dont les produits ou les services sont orientés vers la famille ont davantage tendance que les autres à adopter des pratiques d'harmonisation tournées vers les familles (Friedman et Galinsky, 1992, donnent l'exemple de Johnson & Johnson).

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par une entreprise peut dépendre de la

contribution anticipée de ces pratiques à ses objectifs de gestion des ressources humaines.

123

Dans son article Is you family wrecking your career?, Morris oppose le temps révolu où il n'était pas bien vu, pas "américain", d'être célibataire passé un certain âge, car la famille était un pré-requis à la carrière, à l'époque actuelle, où la disponibilité prime ; les enfants seraient ainsi devenus des "luxes auxquels on a droit après avoir conquis ses galons". Il cite les propos d'un avocat, qui corroborent cette thèse : "Je veux quelqu'un qui se consacre au problème à traiter, pas quelqu'un qui travaille quand ça l'arrange".

VI.2.4. Image de marque

Une autre motivation potentielle d'adoption des pratiques d'harmonisation est l'image de marque vis-à-vis de l'ensemble des parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, Etat, société civile) : si les grandes entreprises sont plus sensibles à ces pratiques, c'est que leur visibilité les rend plus vulnérables et aussi plus désireuses d'acquérir une légitimité publique (Goodstein, 1994).

Outre la taille, l'importance de l'image pour une entreprise dépend de son secteur d'activité, de ses concurrents, du degré de focalisation externe de sa stratégie124. L'image joue du reste un tel rôle qu'elle explique pourquoi les entreprises classées dans Great Place to Work ou Working Mother font mieux en bourse : 35% de l'évaluation des analystes est fondée sur des éléments non financiers, comme la capacité à attirer et retenir les employés125.

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par une entreprise peut dépendre de leur

contribution anticipée à leur image de marque.

VI.2.5. Evènements particuliers

Des événements particuliers dans l'histoire de l'entreprise, comme une fusion ou un autre changement organisationnel, peuvent la conduire à adopter ces pratiques. Si ce facteur explicatif est assez peu relevé par les travaux antérieurs, il a été noté que les entreprises adoptent parfois ces pratiques après une fusion, à titre de prime pour les salariés "survivants", pour améliorer le climat social (Friedman & Galinsky, 1992).

Proposition : L'adoption des pratiques d'harmonisation par une entreprise peut être favorisée par un

évènement particulier dans l'histoire de l'entreprise, comme une fusion ou un changement organisationnel.

124 Une entreprise ayant une stratégie de différenciation sera plus sensible à l'image qu'une entreprise ayant une stratégie de coût, davantage tournée vers l'interne (Milliken & al., 1990)

125 Ellen Kossek, Conférence inaugurale de l'International Center for Work and Family, Barcelona, 8 juillet 2005.