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trois décennies de recherches et d'expérimentations

II.5. Et en français ? Une bien délicate traduction

Si l'on se contente souvent, en anglais, de parler de Work-Life, la traduction en français oblige à clarifier un certain flottement conceptuel autour de ce terme, pour aboutir à une désignation adéquate de l'objet de recherche.

Comment cette expression est-elle traduite actuellement dans les pays francophones ? Car ces pratiques sont peu développées en France, et quand elles le sont, c'est sans être explicitement identifiées et nommées. Pour les entreprises françaises, cette approche évoque la conciliation vie professionnelle - vie privée, l'équilibre des temps de vie ou encore la qualité de vie. D'autres encore les classent dans les "affaires sociales".

Parmi les chercheurs, divers termes sont utilisés : "conciliation - équilibre - articulation", entre travail et hors-travail ou entre "vie professionnelle et vie familiale - privée – personnelle". Concernant les pratiques de gestion mises en œuvre par les employeur, on parle de "politiques pro-familiales", d'"aide", et de "soutien". Ces termes appellent plusieurs remarques.

Comment désigner les sphères ? Vie familiale, vie personnelle, vie privée, hors-travail

Le terme de "vie familiale" est exclu parce qu'il laisse de côté ceux qui ne vivent pas en famille, et plus généralement restreint la sphère non professionnelle à une seule de ses potentialités, ignorant la vie amicale, associative, citoyenne, culturelle, spirituelle, sportive, etc.

"Vie personnelle" prête à confusion car on l'emploie parfois pour désigner le temps strictement personnel, par opposition à la vie familiale, vie associative, etc. Quant à "vie privée", c'est un terme qui semble nier que la vie "privée" est traversée par des normes sociales collectives.

Je préfère parler de "travail - hors-travail" : la centralité conférée au travail par cette expression est elle aussi critiquable, mais cette centralité n'est-elle pas déjà implicite dans le découpage en deux sphères, plutôt que trois, quatre, ou cinq ? Elle est en tout cas logique pour qui analyse des pratiques de gestion des ressources humaines, comme le montre l'emploi de "hors-travail" par Barel et Frémeaux (2005). J'adopte le tiret, entre les mots travail et hors-travail, pour signaler la perméabilité des sphères et leur possible harmonisation, plutôt que leur opposition. Pour cette raison, j'écrirai "travail – hors-travail", et non "travail / hors-travail"24.

Comment désigner les relations entre les sphères ? Equilibre, conciliation, harmonisation, articulation entre les sphères

Le terme d'"équilibre", aisé à comprendre, a été très critiqué, pour deux principales raisons.

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Concernant la relation entre un individu et son employeur, j'adopte l'orthographe conventionnel, à savoir Individu/Organisation, qui signale la relation entre deux entités, physique et morale, bien distinctes. Il faut noter que cet orthographe souligne l'opposition potentielle entre l'individu et l'organisation.

La première est son caractère normatif : ce terme semble indiquer qu'une répartition équilibrée des temps (est-ce 50/50 ?) est souhaitable pour tous les salariés, indépendamment des préférences individuelles et des contraintes et ressources de chacun (Lewis S., 2003, Friedman & Lobel, 2003). Or on sait qu'il y a autant de définitions de l'équilibre que de personnes. Lorsque l'on demande aux gens de dessiner leurs "cartes mentales" des sphères, en traçant des ronds pour le travail, la famille, la sphère personnelle, et toutes les autres sphères, il est frappant de constater la diversité des tailles de chacun des ronds et de leur disposition (distincts, en intersection, etc.)25. Le concept d'équilibre ne permet pas d'appréhender la complexité du champ, car il est "trop simple" (Rhona Rapoport, discours d'acceptation du prix pour l'œuvre d'une vie, 200526). Et on a déjà évoqué son caractère statique.

La seconde raison est que le terme d'équilibre renvoie à l'image de la balance : ce que l'on ajoute d'un côté, sur un plateau de la balance, se fait au détriment de l'autre plateau, de l'autre côté. On se situe ainsi dans une logique de "jeu à somme nulle", entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale, entre l'employeur et le salarié27. Or les travaux précédemment cités sur l'enrichissement entre travail et hors-travail, et les travaux sur l'"ordre du jour double" (dual agenda), dont on parlera dans la deuxième partie de cette thèse, incitent tous à dépasser cette opposition stérile.

Le terme de "conciliation" est lui aussi très usité, notamment par la Commission Européenne (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2006). Mais il a lui aussi été vivement critiqué, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il implique la prédominance du conflit sur l'enrichissement – on concilie ce qui s'oppose. Il fait donc la part belle aux difficultés de la vie quotidienne, qui sont réelles, mais ce faisant il occulte les contributions mutuelles des sphères et la congruence qui peut en résulter, à moyen et long terme. Par ailleurs, "conciliation" laisse entendre que les modalités de la conciliation sont choisies librement, indépendamment des contraintes sociales (Méda, 2001). C'est pour cette raison que Buffier-Morel (2004) le revendique, dans une approche mettant l'accent sur la sociologie de l'acteur et sur les stratégies individuelles pour ajuster travail et hors-travail. Mais je souscris à l'analyse de Junter-Loiseau (1999) : en privilégiant ainsi la dimension individuelle, le terme de conciliation oblitère les processus collectifs permettant de résoudre les contradictions.

Le terme d'"harmonisation", appliqué aux relations entre les sphères, s'inscrit dans le présupposé inverse de celui de la conciliation, à savoir l'enrichissement possible entre les deux sphères. Pour cette raison, il me paraît préférable, à propos des relations entre les sphères, de retenir le concept

25 Recherches, non publiées à ma connaissance, de Stewart Friedman à la Wharton School of Business, University of Pennsylvania et de Douglas Tim Hall à la Boston University.

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Sixth European Work-Life & Diversity Conference du Conference Board, 19-20 octobre 2005, Paris

27 Je remercie Ellen Galinsky, Présidente et fondatrice du Families and Work Institute, pour cette explication très éclairante.

d'"articulation" qui est plus neutre et non normatif. Ce concept a été proposé par Barrère-Maurisson (1992). Deux sphères articulées sont deux sphères qui s’interpénètrent et sont en autonomie relative : autonomie, car chaque sphère est soumise à ses propres lois ; relative, car la logique commune de la division sexuée du travail attribue leurs places à l’homme et à la femme dans les deux sphères. C'est le concept retenu par d'autres chercheurs français, dans le cadre des recherches européennes EQUAL, dont on reparlera (Silvera, 2002, Silvera & al., 2004).

Comment désigner les pratiques de gestion afférentes au hors-travail ? Politiques pro-familiales, mesures d'aide, soutien organisationnel, pratiques d'harmonisation travail hors-travail

C'est à cause de sa neutralité que le concept d'articulation m'apparaît pertinent pour désigner les relations entre les sphères : c'est pour cette même raison que je ne le retiens pas pour l'étude des pratiques de gestion de ressources humaines que les employeurs mettent en œuvre. J'emploie le terme de "pratiques" pour englober les politiques formelles issues de la direction des ressources humaines et la myriade d'arrangements informels conclus au quotidien dans les équipes.

Les pratiques gestionnaires vont au-delà de la simple articulation. Constatant le conflit existant entre les sphères du travail et du hors-travail, elles ont pour ambition d'améliorer la façon dont les salariés articulent les différentes sphères de leur vie. Il faut donc choisir un terme qui reflète cette perspective téléologique.

Je propose donc de traduire "Work-Life practices" par "pratiques d'harmonisation travail – hors-travail". Ce faisant, j'ai conscience d'opérer une lecture des pratiques proche du paradigme de l'enrichissement – j'aurais choisi "pratiques de conciliation" si le paradigme du conflit m'était apparu plus pertinent pour les analyser. Si ces pratiques sont effectivement conçues dans un esprit de réduction des conflits quotidiens d'organisation entre les deux sphères (télétravail, commerces sur le site de l'entreprise, etc.), elles dépassent à mon sens cette perspective, pour s'inscrire dans une logique d'enrichissement mutuel entre les sphères, à moyen et long terme. L'harmonisation entre les sphères est évidente lorsqu'une entreprise incite ses salariés à veiller sur leur santé et leur bien-être physique et mental, lorsqu'elle les aide financièrement dans leurs projets de formation tout au long de la vie, lorsqu'elle cherche des synergies avec leurs investissements associatifs, ou plus rarement lorsqu'elle propose une gestion des carrières qui permet aux salariés d'évoluer à différents rythmes sans être pénalisés (interruptions de carrière, échelles de carrière à plusieurs vitesses).

Bien que je sois la première, à ma connaissance, à proposer le terme de "pratiques d'harmonisation travail – hors-travail", je me situe dans le prolongement de Savigny, Hourquet et Alis (1996), et de

Alis et Dumas (2003) pour le choix du terme d'harmonisation28. Harmonisation est aussi le terme retenu en 1991 par les créateurs du Prix de l'innovation sociale dans l'entreprise, dont la thématique initiale était l"harmonisation de la vie professionnelle et de la vie familiale" (Liaisons sociales n°111/91 du 30 octobre 1991, cité par Buffier-Morel, 2004). Dans la suite de cette thèse, j'abrégerai souvent "pratiques d'harmonisation travail – hors-travail", en "pratiques d'harmonisation".

Les autres traductions que j'ai trouvées sont les suivantes :

- "Politiques pro-familiales" (Belgique : Closon & Pohl, 2006), qui traduit "family-friendly

policies" ;

- "Pratiques d’aide à l’équilibre emploi - famille" (Québec : Guérin & al., 1997) ;

- "Soutien étendu des ressources humaines" (France : traduction proposée des termes de Orthner et Pittman, 1986, par Alis & Dumas, 2003, p.39) - le terme de "soutien" fait référence au "soutien organisationnel perçu", traduction de Perceived Organizational Support (Eisenberger & al., 1986).

On aura compris que je ne peux pas envisager "politiques pro-familiales", car d'une part j'analyse les politiques formelles et les arrangements informels, et d'autre part je m'intéresse aux pratiques concernant l'ensemble de la vie hors-travail.

Les termes d'aide et de soutien méritent un examen. Il me semble qu'ils préjugent à la fois des motivations des employeurs à mettre en œuvre ces pratiques, et des perceptions des pratiques par les salariés. Le soutien aux salariés est certes un des objectifs des employeurs, mais il cohabite, comme on le verra, avec des objectifs de performance de l'entreprise, d'image, de légitimité sociale, et bien d’autres encore. Quant au fait que ces mesures aident effectivement les salariés, c'est une affirmation qui a été contestée par certaines recherches, et qui ne fait pas l'objet d'un consensus. Enfin, les termes d'aide et de soutien ont une connotation nettement paternaliste, alors que je m'attacherai à montrer que ces pratiques ne peuvent être assimilées trop rapidement à une résurgence du paternalisme.

En proposant "pratiques d'harmonisation travail – hors-travail", je reste consciente des insuffisances de chaque terme. J'aurais aimé trouvé une traduction qui reflète l'idée que le point de départ fondamental de ces pratiques est de considérer la personne comme un tout, c'est-à-dire de prendre en compte sa vie hors-travail, au lieu de lui demander d'en faire abstraction, comme dans le "mythe de la séparation" qui a longtemps dominé. Car c'est à cela que les personnes sont sensibles. Comme nombre de chercheurs francophones et anglophones que j'ai rencontrés au cours de cette recherche,

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Savigny, Hourquet et Alis (1996), cités par Alis & al. (2003), parlent de "politiques d’harmonisation des responsabilités familiales et professionnelles", et Alis et Dumas (2003) d'"harmonisation vie familiale / vie professionnelle".

je continuerai probablement longtemps à chercher une désignation plus juste pour ces pratiques. C'est que, même en anglais, il faut noter que l'expression Work-Life est très curieuse : comme si le travail (Work) ne faisait pas partie de la vie (Life) ?

III.NATURE DES PRATIQUES CONTEMPORAINES