• Aucun résultat trouvé

Ce travail exploratoire m'a permis de mettre en évidence le différentiel d'adoption des pratiques d'harmonisation entre des pays dont le contexte socio-institutionnel diffère. Il s'agit, à vrai dire, de plusieurs différentiels : différentiel d'adoption des pratiques, et différentiel d'acteurs impliqués dans l'entreprise.

J'ai pu confirmer la rareté des pratiques en France, et la rareté correspondante des recherches, au cours de ma première année de thèse. J'ai aussi constaté que l'écrasante majorité des recherches existantes sur l'adoption des pratiques d'harmonisation s'est déroulée dans un seul pays, le plus souvent anglophone. J'ai alors éprouvé tout l'intérêt, et même la nécessité, de poser cette question dans une optique de comparaison internationale, d'ailleurs appelée de leurs vœux par les chercheurs dans ce domaine.

J'ai donc reformulé mes problématiques de la façon suivante :

(1) Quels sont les facteurs explicatifs de l'adoption des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, et en France ?

Et

(2) Là où elles sont mises en œuvre, et compte tenu du contexte dans lequel elles sont mises en oeuvre, quels effets ces pratiques ont-elles sur la relation Individu/Organisation?

II.3.2. Le choix des trois pays

On peut questionner le choix de l'Etat-nation comme unité d'analyse (Whitley, 1999) : je me situe à ce niveau car c'est ainsi que la question s'est posée à moi, lectrice française m'interrogeant sur les pratiques anglo-saxonnes. L'importance du contexte institutionnel, notamment législatif, me semble le justifier : d'un côté, l'Etat non interventionniste aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, de l'autre, l'Etat-providence en France.

Le choix des Etats-Unis et du Royaume-Uni s'impose pour cet objet d'étude, car ces deux pays sont les pionniers des pratiques d'harmonisation travail - hors-travail. J'aurais certes pu inclure d'autres

pays anglo-saxons, mais la recherche aurait été bien plus complexe aux plans théorique et opérationnel, sans nécessairement gagner en profondeur.

Qui plus est, le Royaume-Uni offre un point de comparaison très riche par rapport aux Etats-Unis et à la France, en ce sens qu'il fait partie de l'Europe, et est à ce titre concerné par le modèle social européen en construction, tout en adoptant largement les pratiques de gestion anglo-saxonnes.

Enfin, le corpus de recherches américaines et britanniques sur la question est très abondant, ce qui constitue une première source de données non négligeable.

La France est un partenaire de choix pour la comparaison, du fait de son modèle social spécifique qui ne se coule parfaitement dans aucune typologie internationale (O'Reilly, 2006), et de ses récentes expérimentations sur les 35 heures, qui suscitent toujours autant de curiosité à l'international.

II.3.3. Décisions structurantes pour la thèse

Le fait que ces pratiques soient très peu développées en France m'a amenée, avec l'accord de mon directeur de thèse, à prendre deux décisions déterminantes pour la suite de la thèse.

Explorer les raisons de la faible adoption de ces pratiques en France

La première est d'explorer les raisons de la faible adoption de ces pratiques en France, et ce pour plusieurs raisons. Des raisons managériales tout d'abord : il est très net que les directions des ressources humaines, en France, se posent la question de leur mise en œuvre. A l'instar d'autres pratiques managériales venues des Etats-Unis, les pratiques d'harmonisation attirent les entreprises françaises, et les font hésiter tout à la fois, parce qu'elles les connaissent très imparfaitement et perçoivent mal leurs tenants et leurs aboutissants. Les années 2000-2001 ont déjà été témoins d'une éphémère floraison de services de proximité et de baby-foot, à l'heure de la "nouvelle économie" et des relations de travail décontractées : dans un contexte de guerre des talents entre dot.com émergentes et dot.corp établies, tout était bon pour attirer et fidéliser certaines catégories de personnes très recherchées. Bien que cette période épique soit désormais révolue, les crédits d'impôts créés par la Conférence de la famille d'avril 2003 et la loi Borloo de juillet 2005 sur les services à la personne réactivent cette interrogation.

Des raisons académiques, ensuite : l'adoption des pratiques d'harmonisation aux Etats-Unis et au Royaume-Uni a déjà fait l'objet de nombreux travaux, que je passerai en revue. En revanche, les

facteurs explicatifs de la faible adoption des pratiques en France demeurent inexplorés. Bien que le modèle social français suscite une vive curiosité chez nos voisins britanniques et américains, et bien que gestionnaires et sociologues français aient beaucoup œuvré sur les 35 heures, la conciliation travail - famille et les politiques publiques afférentes, les pratiques françaises d'harmonisation travail hors-travail ont été très peu discutées9, et jamais, à ma connaissance, dans une perspective comparative. L'étude des pratiques françaises, et de la perception des pratiques anglo-saxonnes en France, aura ainsi un double apport : elle permettra, dans une logique de contre-exemple, d'éclairer les facteurs explicatifs de leur adoption dans différents pays ; elle contribuera aussi à la connaissance des pratiques françaises.

Pour explorer cette première sous-problématique, j'ai réalisé une recherche de terrain en France, auprès d'un échantillon contrasté des parties prenantes dans l'adoption des pratiques : directions des ressources humaines, syndicats, comités d'entreprise, salariés et prestataires de service spécialisés. Il s'agit de 38 entretiens semi-directifs centrés, avec 44 personnes au total.

Etudier les pratiques d'harmonisation là où elles se trouvent

La seconde décision est d'aller étudier ces pratiques là où elles se trouvent, et donc d'effectuer un travail de terrain dans un environnement anglo-saxon.

Pour explorer ma seconde sous-problématique, j'ai effectué une recherche de terrain aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, dans une multinationale pharmaceutique, GlaxoSmithKline (GSK). Outre des échanges réguliers avec GSK et notamment 25 entretiens informels avec des salariés du département Santé des personnes (Employee Health Management), cette recherche s'est construite en deux temps : j'ai tout d'abord analysé des données collectées par GSK sur 5160 salariés dans ces deux pays, au sujet de leur équilibre travail – hors-travail et de leur implication au travail ; j'ai ensuite mené 73 entretiens semi-directifs centrés, avec des salariés américains et britanniques.

Les deux recherches se sont déroulées en parallèle, ce qui m'a permis de faire converger mes propositions de recherche et mes analyses. Elles se sont mutuellement éclairées, bien que je les traite distinctement pour plus de clarté.

9 A l'exception notable des travaux de David Alis et de ses collègues, en collaboration avec des équipes québécoises. Voir, dès 1996, Savigny X. Hourquet P. G. & Alis D., "Etude exploratoire des politiques d’harmonisation des responsabilités familiales et professionnelles", Rapport à l’Institut de Recherche Economique et Sociales.

III. PLAN DE LA THÈSE

Bien que certaines pratiques d'harmonisation travail – hors-travail, comme les crèches d'entreprise ou les services sur le site de l'entreprise, aient la faveur de l'attention publique depuis quelques années, ces pratiques ne sont pas nouvelles, loin s'en faut.

Depuis la première révolution industrielle et le développement du salariat, les entreprises répondent au hors-travail de leurs salariés, en tentant de l'ignorer ou en mettant en oeuvre des pratiques sociales afférentes au hors-travail. C'est ce que je m'attacherai à montrer dans un premier chapitre, qui propose une perspective historique et conceptuelle indispensable à la compréhension des pratiques contemporaines.

Ma thèse se structure ensuite en deux parties, qui visent chacune à répondre aux deux sous-problématiques que j'ai formulées, à l'aide d'une recherche de terrain effectuée, pour la première, en France et, pour la seconde, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Première partie : L'adoption des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, et en France

J'explore la première question sous l'angle des interactions entre le contexte socio-institutionnel et économique national, d'une part, et l'interprétation de son environnement par l'entreprise, d'autre part. On reconnaît la démarche de l'analyse sociétale, telle que proposée et mise en œuvre par Maurice, Sellier, et Silvestre (1982).

Je m'appuie sur les théories néo-institutionnalistes (DiMaggio & Powell, 1983) pour expliquer de quelle façon le contexte national peut influer sur l'adoption des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail. Je me situe dans la lignée de Milliken et de ses collègues (1990), en articulant ce cadre néo-institutionnaliste avec celui des "choix stratégiques", qui postule que l'entreprise est en capacité d'interpréter son environnement et de procéder à des choix, plutôt que de se conformer de façon passive aux pressions institutionnelles. Milliken et ses collègues mobilisent en particulier les travaux de Daft & Weick (1984) sur la façon dont l'entreprise "fait sens" de son environnement.

Seconde partie : Les effets des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail sur la relation Individu/Organisation

Concernant la seconde question, j'ai cherché à identifier les arguments théoriques susceptibles d'expliquer les effets bénéfiques, ou délétères, des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail sur la relation Individu/Organisation. J'ai posé d'emblée "la relation Individu/Organisation" comme variable à expliquer, plutôt que l'implication, la satisfaction, ou un autre concept défini de façon précise par les recherches antérieures, car j'ai pu constater que les travaux empiriques n'ont pas été à même d'établir un consensus concernant les effets des pratiques d'harmonisation sur ces attitudes-là.

Le cadre que je mobilise se compose de quatre théories : alors que la première, le soutien organisationnel perçu, a déjà été appliquée aux pratiques d'harmonisation, les trois autres ne l'ont été que très rarement, alors qu'elles éclairent visiblement la problématique. Il s'agit des théories du contrat psychologique, de l'assimilation de l'information sociale (social information processing), et des gages-concurrents (side bets)10.

La structure de la thèse est résumée dans le tableau qui suit.

Tableau 2 : Structure de la thèse Plan de la

thèse Objectif Cadre théorique Terrain et méthodologie

Chapitre 1 Mise en perspective historique et conceptuelle des pratiques Réponse organisationnelle au hors-travail Première partie

L'adoption des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, et en France

Analyse sociétale Néo-institutionnalisme et théorie des choix stratégiques

Etude terrain en France :

38 entretiens semi-directifs centrés, avec 44 personnes au total ; échantillon contrasté de directions des ressources humaines, syndicats, comités d'entreprise, salariés, et prestataires de service spécialisés

Seconde partie

Les effets des pratiques d'harmonisation travail – hors-travail sur la relation Individu/Organisation Soutien organisationnel perçu, contrat psychologique, assimilation de l'information sociale, et gages-concurrents

Etude de cas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, chez GlaxoSmithKline :

- Données d'enquête sur 5160 salariés - 73 entretiens semi-directifs avec des salariés - 25 entretiens informels, observation

participante sur 7 sites, et recueil de documents dans le département Santé des personnes

IV.UN CHERCHEUR ET SON OBJET : ÉMERGENCE D'UN

INTÉRÊT DE RECHERCHE

Au moment de retracer le processus qui m'a conduite à m'inscrire en thèse après dix années d'expérience professionnelle, et de reconstituer l'origine de mon intérêt pour la question des pratiques d'harmonisation travail hors-travail mises en œuvre par les entreprises, j'oscille entre plusieurs perspectives : psychologique, sociologique, et gestionnaire.

La première perspective, psychologique, est celle du cycle de vie, que j'ai explorée dans le cadre de mon mémoire de DEA sur Les nouveaux départs de carrière, une étude exploratoire sur une

population d’ingénieurs du CNAM (2004) : dans la lignée de Jung et de la conception de la vie

comme un processus d'individuation (Houde, 1999), cette thèse est pour moi une voie initiatique, qui me permet de me révéler à moi-même, tant au plan professionnel (enthousiasme pour l'enseignement à Sciences Po, capacité à mener à bien ce travail doctoral, amorce de coopérations académiques), que au plan personnel (meilleure compréhension de l'articulation travail – hors-travail, et expérimentations subséquentes).

La seconde perspective, sociologique, est celle qui me conduit à reconnaître que mon parcours reflète une aspiration à l'autonomie et à la flexibilité, et qu'en ce sens, il rejoint celui de nombre de jeunes femmes qui anticipent leur maternité. D'un rôle opérationnel caractérisé par de fortes contraintes temporelles et géographiques, dans un cabinet de conseil nord-américain, "dans" l'action et le pouvoir, j'ai cherché à échapper aux impasses que j'observais dans les modèles qui m'étaient proposés : j'ai progressivement évolué, comme le font beaucoup de femmes cadres, vers un rôle "à côté de" l'action, et "autour de" l'action (Aubert, 1982, citée par Landrieux-Kartochian, 2004). Ces quatre années de DEA et de recherche doctorale ont été parmi les plus intenses de ma vie au plan professionnel ; elles m'ont aussi permis de mettre au monde et de voir grandir deux petites filles.

D'un point de vue gestionnaire, enfin, je considère naturellement ce processus d'apprentissage de la recherche comme une double illustration : de l'enrichissement possible entre les sphères du travail et du hors-travail (Greenhaus & Powell, 2006), tout d'abord, et ensuite, d'une forme de carrière protéenne (Hall & Mirvis, 1996) ou, dit plus simplement, d'un "nouveau départ de carrière" !

CHAPITRE 1 : LES PRATIQUES

D'HARMONISATION TRAVAIL -