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B Familles et École

3. Des regrets des parents aux ambitions de réussite pour leurs enfants

trop tardivement.

3.

Des regrets des parents aux ambitions de réussite pour leurs

enfants

Il est intéressant d’observer que, pour certains parents rencontrés, les regrets de ne pas avoir fait de longues études sont un mobile pour pousser leurs enfants à en

1 Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues…, op. cit.,

faire1. Ici, nous sommes en présence d’un processus déjà mis au jour par Jean-Paul Laurens qui s’interroge dans le cadre d’une recherche d’inspiration sociologique sur « les trajectoires scolaires et sociales d’enfants d’ouvriers en mobilité sociale

ascendante. »2. Du coup, comme l’ont montré d’autres recherches, ce que nous observons met encore à mal l’idée communément admise que les parents d’un niveau scolaire et culturel faible n’ont pas de réelles ambitions pour leurs enfants. Cela confirme que les logiques d’échec scolaire des élèves que nous avons rencontrés ne se réduisent pas aux grands « traits familiaux ».

Ce premier exemple est particulièrement explicatif du processus à l’œuvre : Lydia est une élève de la SEGPA-C que nous rencontrons pour la première fois en classe de troisième ; elle est alors âgée de seize ans. Elle fait partie des trois élèves, deux filles et un garçon, d’une promotion de dix-huit élèves, qui ont réussi leur CAP au bout de deux ans après la SEGPA. Les quinze autres sont sortis sans qualification du système scolaire. Elle est le dernier enfant d’une fratrie de trois. Sa sœur aînée, âgée de vingt-cinq ans et titulaire d’un BEP des métiers de la comptabilité, a mis un terme à sa première année de BEP des métiers du secrétariat dans un LP privé : « J’ai arrêté, cela devenait trop cher, j’étais plus boursière ». « Avant, quand le

lycée appartenait aux Sœurs [de Saint Joseph de Cluny], on ne payait pas très cher, maintenant depuis que ça a changé on paie très cher. » Le frère cadet, âgé de vingt

et un ans est titulaire d’un CAP de maçonnerie préparé en CFA et a été embauché depuis un an par le patron chez qui il était apprenti. L’apprentissage a été un choix de substitution après la classe de troisième, obéissant à une certaine logique : « Je

voyais que je ne suivais plus à l’école, donc j’ai choisi de faire une formation » dans

un CFA. Seule Lydia a suivi une scolarité hors du circuit « ordinaire » après l’école primaire. La sœur et le frère de Lydia ont été élevés par leur grand-mère maternelle. En fait, les enfants ont été séparés lors d’un déménagement, les premiers préférant rester chez leur grand-mère, alors que Lydia, âgée de trois ans, a accompagné ses

1 Au regard de l’investissement de ces parents, nous sommes volontairement affirmatif.

2 Jean-Paul Laurens, 1 sur 500. La réussite scolaire en milieu populaire, Toulouse : Presses Universitaires

du Mirail, 1992. Cet ouvrage est extrait de sa thèse soutenue en 1990 sous la direction de Jean-Michel Berthelot.

parents. Ce déménagement n’a pas eu pour effet que de séparer les enfants, il a aussi privé Lydia d’un cadre familial élargi mobilisé sur l’école dont ont pu bénéficier sa sœur et son frère : « Ma tante et ma cousine allaient au lycée privé aussi, elle m’ont

conseillé d’aller là-bas. Elles ont aussi fait comptabilité, secrétariat, elles m’ont aidé » (sœur de Lydia). Le BEP des métiers de la comptabilité puis celui des métiers

du secrétariat ne sont donc pas des choix fortuits pour la sœur de Lydia. La mère, Mme A., âgée de 53 ans au moment de l’entretien, a été scolarisée jusqu’en classe de CM1 et n’a jamais exercé d’emploi. Elle a été retirée de l’école pour aider sa mère malade dans les tâches ménagères : « J’ai arrêté, parce que maman sortait de

l’hôpital et il n’y avait personne pour faire le ménage. » Le père, âgé de 58 ans, n’a

jamais été scolarisé, il a occupé l’emploi de journalier agricole toute sa vie. Au moment où nous prenions rendez-vous, il a dit à Lydia qu’il serait présent et participerait à l’entretien ; finalement juste avant notre arrivée au domicile familial, il a préféré partir pour réapparaître au moment de notre départ. La famille a été suivie pendant de longues années par l’assistant social du secteur pour aide à la gestion budgétaire. D’un point de vue scolaire, Mme A. dit regretter de ne pas être restée plus longtemps sur les bancs de l’école. Cela lui pose des problèmes pour chercher un travail et remplir les papiers dont se charge sa fille aînée : « Je regrette

d’avoir arrêté l’école, fallait que je continue mon école, maintenant j’ai aucun papier, aucun diplôme, je peux rien faire, je peux pas chercher du travail. […]. Je sais à peine lire et écrire. J’aimerais bien connaître. C’est ma fille qui remplit les papiers, moi je signe ». En fait, les services sociaux se sont retirés quand la fille

aînée a pu venir en aide à la famille. Le mari de Mme A. ne sait ni lire ni écrire. « Il

regarde les images dans les journaux et il me demande ce qu’il y a d’écrit en dessous, dès fois c’est bon, dès fois c’est pas bon », nous dit Lydia. En fait, le père

tente d’abord de lire ce qui est écrit en légende des images et vérifie le sens avec elle et « il […] demande aussi de lui lire les paragraphes dans les journaux ».

Ainsi, Mme A. « regrette » d’avoir mis un terme à sa scolarité trop tôt. Et dans son discours pour inciter ses enfants à faire des efforts dans la vie dans le but d’obtenir « une bonne place de travail », en particulier à Lydia, la seule encore scolarisée, ces regrets apparaissent comme d’un poids non insignifiant : « Moi, je dis

moi. Il faut travailler à l’école, regarde moi, regarde papa. Heureusement que Michaëla [la fille aînée] est là. Elle fait tout pour nous. Elle remplit les papiers, elle lit les papiers [les courriers] ». Pour inciter davantage ses enfants à travailler en

classe, elle dit avoir acheté des livres pour le travail scolaire : « J’ai acheté des gros

livres. Moi je dis il faut apprendre sinon va devenir comme papa et moi. » Ce

qu’elle qualifie de gros livres sont en fait des dictionnaires et le Bescherelle, La

grammaire pour tous. Lydia nous dit qu’elle utilise peu ces outils, mais « c’est là. Si j’ai besoin de regarder un mot je regarde et puis voilà ». Pour Lydia sont mises

aussi à contribution les cousines de la mère qui ont été scolarisées au lycée d’enseignement général jusqu’en classe de terminale. Même si elles n’ont pas eu leur Bac, ce sont les références de l’ensemble de la famille du point de vue de la réussite scolaire. La sœur de Lydia participe aussi à la dynamique du processus. Mais comme elle vit chez sa grand-mère, dont le domicile est distant de celui Lydia, c’est par téléphone qu’elle apporte son soutien, ou bien pendant les week-ends et les vacances scolaires. Lydia se fait également aider par une camarade de deuxième année de CAP de la même section qu’elle, une ancienne élève de SEGPA, qui habite à proximité : « Tatiana m’a dit comment il fallait apprendre. […]. Elle m’a dit aussi

qu’il fallait pas apprendre trop tard », c’est à dire trop proche de la date des

évaluations.

Le processus à l’œuvre semble fonctionner puisque Lydia a été reçue à son CAP de « Vendeuse en produits alimentaires », alors qu’au début de la première année, elle avait beaucoup de difficultés et avait même eu l’idée d’abandonner. D’ailleurs, c’est ce qu’ont fait ses six camarades, sur huit affectés en LP, issus d’une classe de dix-huit de la SEGPA-C.

Cependant, le processus semble n’avoir été activé que très récemment, et on peut penser que si il l’avait été plutôt cela aurait certainement évité à Lydia une orientation en SEGPA. Voici ce qui nous met sur cette piste.

« Question à Mme A. : –Votre fille a eu des difficultés à l’école primaire ?

Mme A. : –Je comprends pas moi. Peut-être qu’elle voulait pas apprendre, ça

Lydia reprend sa mère : –Oui, mais [à la maison] il y avait personne pour m’aider. Question : –Qu’est ce que tu veux dire?

Lydia : –Oui, à la maison quand je savais pas faire les devoirs, dès fois ma cousine [celle-ci ne fait pas partie des deux citées ci-dessus] m’aidait, mais elle arrivait pas

à tout faire. Toi [sa mère] aussi tu arrivais pas à faire. […]. Quand je lis je comprends rien ». En effet, comme il est signalé dans son dossier scolaire à l’école

primaire, Lydia était porteuse de grosses difficultés, dans le domaine de la maîtrise du français, qui ont été considérées comme un trouble du langage par l’enseignant de la classe de CM2 : « L’enfant présente-il un trouble ? Langage : très mauvaise

maîtrise du français ».

Ainsi, à l’école primaire, Lydia était seule face à ses difficultés et au regard de la situation scolaire de ses parents, personne ne pouvait l’aider au domicile familial, ou du moins cette aide était insuffisante. De l’école primaire à la SEGPA, elle a vécu ce qui ressemble au processus de la « double solitude »1 défini par Bernard Lahire. Processus dans lequel sa langue maternelle est d’un poids important – Lydia est créolophone, d’où le fait que l’enseignant de la classe de CM2 considère qu’elle a une « très mauvaise maîtrise du français, [elle] parle que créole » –. La première solitude : Lydia s’est retrouvée seule à affronter les exigences scolaires. Et la deuxième : arrivée dans l’espace familial avec ses exercices scolaires non compris, ou encore avec les leçons à apprendre pour lesquelles aucun membre de la famille proche ne pouvait l’aider. Du coup, le processus global d’échec est là aussi circulaire. En difficultés face aux apprentissages dans l’espace scolaire, de retour à la maison, celles-ci ne trouvent pas de solutions ; de retour à l’école d’autres difficultés se surajoutent et ainsi de suite. En outre, rappelons que, pendant la même période, la famille de Lydia était suivie par l’assistance sociale du secteur pour aide à la gestion budgétaire.

L’histoire de la famille de Didier, élève de la SEGPA-I, est un autre exemple illustratif d’un processus au cours duquel les regrets des parents semblent avoir été

le mobile pour qu’ils poussent leurs enfants à travailler à l’école. Ce qui ne veut pas dire que le processus est opérant. La famille est composée de quatre enfants dont Didier est le cadet. Son père et sa mère sont au chômage. Tous les enfants de la fratrie sont en « difficulté scolaire ». Depuis que le père, M. R., a quitté l’école après la classe de CPPN, il dit n’avoir « jamais occupé un emploi » dans le sens noble du terme. Il est âgé de quarante deux ans au moment de notre rencontre. En tout et pour tout, il a effectué un Contrat Emploi Solidarité (CES), affecté à l’entretien des routes dans un des services de la DDE, nous dit-il. Il ne se souvient plus de la durée. Il est intéressant d’observer que pour lui, ce contrat ne constitue pas un réel emploi. Pour lui, chercher un emploi avec pour seul bagage scolaire un niveau de CCPN est de l’ordre de l’impossible. Il a le regret de ne pas avoir eu la possibilité de faire des études longues, et il tente de se rattraper en faisant des stages, mais « c’est difficile » : « Allez chercher un vrai travail avec ça [son niveau de CPPN]! J’ai passé mon

code [de la route] en trois fois [baisse sa tête]. La dernière fois j’ai eu trente points, j’ai arrêté, c’est trop dur. […]. J’ai fait un contrat [CES]. […]. J’ai fait plusieurs stages, en froid et clim, en électricité, je comprenais rien. […]. Qu’est-ce que je vais faire ? C’est pas avec deux, trois stages que je vais gagner un bon niveau et trouver un bon travail. » C’est pour cela que « je dis [à mes enfants], si on n’est pas bon à l’école, c’est cuit pour la vie » ne cesse-t-il de répéter pendant l’entretien.

Ici, plusieurs processus sont entremêlés. Nous allons nous centrer sur celui qui nous intéresse, c'est-à-dire les regrets du père de ne pas avoir quitté l’École avec un bon niveau scolaire ce qui l’amène à avoir un comportement mobilisateur et un discours constructif, voire moralisant, face à ses enfants : « je dis à mes enfants il

faut travailler à l’école, parce que c’est dur après. Je vais les aider mais seulement, il faut pas qu’ils lâchent ». Toutefois, ce discours ne suffit pas et au regard de ses

compétences scolaires M. R. ne peut pas aider « techniquement » ses enfants. A la question, « Comment aidez-vous vos enfants à la maison ? », il répond : « Comment

ça ! Avec un CPPN, un niveau de CPPN, on va faire quoi ? On va aider un p’tit peu, c’est tout. » « Dans cette école [en CPPN] on apprend rien, j’ai rien appris. Je sais pas lire, je sais pas écrire. » L’aide apportée par sa femme est également très réduite

l’ensemble de la fratrie. Même si elle dit savoir lire et écrire, elle nous avouera que du point de vue de l’aide scolaire, elle atteint très vite ses limites : « Je sais faire des

opérations comme ça. La division c’est plus difficile. […]. J’ai pas appris tout ça moi, maintenant c’est plus difficile qu’avant. » Mme R. a mis un terme à sa scolarité

après avoir redoublé la classe de cinquième, car elle était enceinte de son premier enfant à l’âge de quinze ans. Dès lors, comme ils ne peuvent pas aider leurs enfants, Mme R. et M. R. payent des cours de soutien aux deux derniers de la fratrie. Leur but avoué est d’augmenter leurs chances de réussite scolaire et sociale. « Je veux pas

qu’ils me ressemblent », nous dit Mme R. et « c’est important, il faut qu’ils gagnent un bon travail dans la vie ». Cependant, Mme et M. R. ne nous disent pas que les

deux premiers de la fratrie sont déjà en « échec » total. La fille aînée et Didier ont abandonné leur scolarité au début de la deuxième année de CAP. En fait Didier a « été prié de rester chez [lui] », selon ses propres propos, après une première année en CAP de « Maintenance de matériels option parcs et jardins » pour ne pas avoir entre autres respecté le « contrat de bonne conduite, de travail et d’assiduité en

stages en entreprises » établit entre lui et le LP. Le troisième enfant est scolarisé à la

SEGPA-I, comme Didier l’a été, et la dernière est en « difficulté scolaire » puisque après avoir fait un CP d’adaptation, elle redouble la classe de CE1. Ainsi, pour tenter d’enrayer le processus de « difficultés scolaires » de leurs enfants Mme R. et M. R. ont eu recours aux aides extérieures à l’École, ce qui encore une fois vient contrecarrer le discours communément admis selon lequel les parents des enfants en « difficulté scolaire » sont « démissionnaires » et n’aident pas leurs enfants. Cependant, au regard des « difficultés scolaires persistantes » de l’ensemble de la fratrie, le processus ne semble pas fonctionner. Ou du moins, un discours positif et constructif des parents cumulé à l’apport de l’accompagnement scolaire semble ne pas suffire. De plus, comme pour les autres familles rencontrées, Mme R. nous laisse entendre qu’elle est minée par d’autres soucis quotidiens : « bientôt on va être

expulsés, la mairie reprend son terrain. Ils ont dit qu’ils vont nous mettre dans un appartement, mais pour l’instant on sait pas trop. Ils [les services de la mairie] nous ont dit qu’on va avoir un appartement dans l’immeuble [elle nous indique la

direction où l’immeuble va être construit]. » Mais cette famille n’est pas prête à quitter sa maison pour vivre en immeuble. A la manière dont ils en parlent, cela

semble être une angoisse permanente pour eux. Sur un ton ironique, le père dira à ce propos : « nous on est trop pauvre pour avoir une maison, les gros blancs eux ils

peuvent, [en nous indiquant du doigt les maisons de très belle architecture

environnant leur quartier constitué d’habitats à la limite de l’insalubrité]. »

Ainsi, au-delà des difficultés pour ces parents à aider leurs enfants dans leur scolarité de par leur faible niveau de qualification et de compétence face au contenu scolaire, l’angoisse de se faire expulser sans savoir où ils seront relogés constitue un handicap supplémentaire. De ce fait, ils ont d’autant plus de mal à libérer du temps pour aider leurs enfants. D’ailleurs, Mme R. et M. R. étaient sortis pour compléter un dossier de demande de logement, alors que ce sont eux qui nous avaient fixé le rendez-vous à neuf heures trente, un lundi matin, trois jours auparavant. Ils sont arrivés avec une heure trente de retard.

Un dernier exemple où le processus caractérisé par le binôme regrets des parents/ambitions pour les enfants n’est pas assez puissant pour infléchir le processus global de construction des « difficultés scolaires ». La mère de Johan, élève de la classe de troisième de la SEGPA-I, à été scolarisée jusqu’en classe de CM2, mais elle dit à ses cinq enfants qu’elle n’a pas été scolarisée (!) : « Moi j’ai

pas été à l’école. Mes parents i buvaient beaucoup, ils avaient pas le temps de s’occuper de nous [elle et ses frères et sœurs]. J’ai pas la chance qu’ils ont [mes

enfants]. J’arrête pas de répéter : “j’ai pas été à l’école, je sais pas lire, c’est

difficile”. Je leur donne à manger, je m’occupe d’eux. Je leur demande seulement d’écouter à l’école. » Comme si le processus de socialisation et d’éducation se

réduisait à la satisfaction des besoins alimentaires des enfants et qu’il suffisait d’écouter en classe pour amorcer un processus de réussite scolaire. Ainsi, la mère de Johan oublie dans son raisonnement que réussir à l’école, c’est d’abord acquérir des connaissances.

Même si elle fait l’effort, du point de vue scolaire, la mère de Johan ne peut pas aider efficacement ses enfants. Son nouveau concubin encore moins ; il a été scolarisé en Section d’Enseignement Spécialisé. Sur les cinq enfants de trois pères

différents, trois sont en « difficulté scolaire ». Et pourtant, la mère de Johan s’investit dans la scolarité de ses enfants : elle leur paie à tous des cours de soutien et a acheté un ordinateur pour qu’ils puissent faire les recherches demandées par l’école. Mais cela ne semble pas suffire à affaiblir la dynamique du processus en cours. Le cinquième et dernier de la fratrie, en classe de CP, manifeste des grosses lacunes dans le domaine de la maîtrise de la langue française.

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