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A – Des enfants issus de familles aux conditions d’existence socio-économiques « précaires »

7. Grandir sans cadre d’« action régulatrice familiale »

Ci-dessus, nous avons indiqué le nombre important d’élèves vivant dans une famille monoparentale. Cependant, que ce soit pour les femmes ou les hommes, il arrive qu’ils se remettent en concubinage, surtout quand ils sont jeunes, comme par exemple la mère de Roméo, élève de la SEGPA-C et ancien élève de la SEGPA-D. Cependant, la nouvelle concubine ou le nouveau concubin n’est pas toujours accepté par les premiers enfants. Et l’inverse est vrai aussi. Dès lors, celle-ci, ou celui-ci, insiste, et les tensions, les conflits, sont permanents au domicile familial, ou bien, comme dans le cas de Roméo et de son frère aîné une solution alternative est adoptée. C’est ainsi qu’à l’âge de douze ans, Roméo et son frère aîné âgé de seize ans se sont retrouvés à vivre seuls dans un appartement sous la responsabilité de leur grand-mère logée à proximité. En fait, leur mère a quitté l’appartement qu’elle occupait pour rejoindre son nouveau concubin avec les quatre autres enfants nés

d’un père différent de celui de Roméo. Roméo et son frère ne connaissent pas leur père. Roméo nous dit que leur grand-mère et leur mère passaient leur rendre visite régulièrement. Parfois, cette dernière passait quelques jours avec eux, puis retournait chez son nouveau concubin. Quand ce dernier s’absentait, Roméo et son frère rejoignaient leur mère et, dès, le retour de celui-ci, ils partaient pour éviter les incidents. Cette situation a duré plus de quatre ans jusqu’au retour de la mère au domicile familial et c’est à ce moment-là que nous avons rencontré Roméo, qui nous dit être ravi d’avoir retrouvé sa mère pour qui il veut « réussir à l’école et avoir un

bon métier ». Pendant quatre ans, Roméo et son frère ont vécu sans l’autorité directe

d’un adulte. Durant cette période, ils se sont livrés à toutes les expériences : « zamal [cannabis], alcool, vols », destruction de biens publics et privés : « Poubelles

brûlées, voitures cassées », « insultes envers des passants ». Avec fierté, Roméo

nous raconte que ces exactions se passaient pendant les nuits où lui et son frère se couchaient très tard. Fatigués, le lendemain ils restaient au lit. Ce qui explique les nombreuses absences non justifiées de Roméo durant cette période en classe de 5ème, de 4ème et 3ème, au point que plusieurs signalements ont été faits au recteur. Dans cette forme sociale d’existence, « l’action régulatrice familiale » est inopérante ou très nettement affaiblie. On peut même dire, dans ce cas précis, qu’aucune action régulatrice n’est présente et que le processus de socialisation et d’éducation est très compromis. Or, pour revenir à la source avec Durkheim, « l’éducation est l’action

exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. »1

Si l’« action régulatrice familiale » est inexistante, c’est le développement même des capacités d’adaptation sociale de l’individu qui est mis en jeu et compromis. Car « c’est dans les relations d’interdépendance entre les membres de

la constellation familiale que se construisent les formes de la maîtrise de soi et

d’autrui, les rapports à l’ordre (et notamment le degré de sensibilité à l’ordre verbal) et à l’autorité ou le sentiment des limites à ne pas franchir. Ces formes d’exercice de l’autorité […] rendent possibles ou viennent brouiller la “transmission” du capital culturel ou la construction des dispositions culturelles et sont plus ou moins compatibles avec les politiques disciplinaires propres à l’ordre scolaire. »1

Concernant Roméo, nous observons, que ce soit dans l’espace scolaire ou ailleurs, que tout se passe comme si aucun adulte ne pouvait le contraindre à respecter les règles de vie en collectivité, règles qui fondent l’ordre scolaire : la discipline, le respect des agents éducatifs, le respect du matériel, etc. D’ailleurs, lui- même semble ne pas pouvoir s’auto-contraindre à les respecter. Ce qui apparaît clairement, pendant la période de quatre ans pendant laquelle Roméo était livré à lui- même et sans « l’action régulatrice familiale », de la classe de cinquième jusqu’à la fin de sa scolarité, il était souvent expulsé des cours et des établissements scolaires. Et les faits qui lui sont reprochés ont de grandes similitudes avec les actes déviants nocturnes qu’il nous décrits. Voici quelques morceaux choisis, parmi les vingt-cinq rapports d’incident rédigés à son encontre par les enseignants et le directeur de la SEGPA, uniquement au cours du premier trimestre de la classe de quatrième, tout en sachant qu’en classe de cinquième son comportement a été qualifié d’« exécrable » par l’équipe éducative : « Tient tête à une enseignante. Manque de respect à l’égard

du directeur de SEGPA, fume dans l’établissement. Expulsion quatre jours. »

« Impliqué dans l’incendie de plusieurs poubelles des immeubles les plus proches du

collège ; reconnu par des résidents, il a été emmené par la police. » « Injures envers son professeur et menaces. Refuse le travail. Elément perturbateur dans le groupe. Destruction de matériel. » « Comportements répréhensibles répétés : Exclu quatre jours. » « Elève turbulent et désagréable, instable. En classe il ne fournit aucun travail. Il se déplace continuellement et perturbe tous ses camarades qui ne peuvent plus travailler. Insolent et irrespectueux à l’égard des filles, il refuse d’obéir et répond d’une manière agressive au professeur qui lui fait une remarque car il est

très susceptible. Son comportement est très nuisible à d’autres élèves qui ont tendance à l’imiter et à le suivre. » « Menaces envers les membres de la famille du directeur de SEGPA. »

L’histoire de Roméo fait ainsi apparaître à quel point ce qui se joue dans l’espace scolaire ne peut être compris indépendamment des traits caractéristiques de la personnalité qui prennent forme et se construisent à l’extérieur de l’école. Cependant, là aussi, il faut comprendre que le processus global est circulaire. C’est- à-dire que ce qui se passe à l’école est cumulatif à ce qui se joue à l’extérieur et s’en renforce et ce qui se joue à l’extérieur est cumulatif à ce qui se passe dans l’espace scolaire et s’en renforce et ainsi de suite. Et comme, que ce soit dans l’espace scolaire ou dans le cadre familial aucun adulte ne fait d’effort pour enrayer le processus à l’œuvre, in fine Roméo devient incontrôlable et asocial. Sa mère ne répond à aucune convocation de l’institution scolaire, au point qu’à force, celle-ci est dans l’obligation de poser des conditions au retour de Roméo en classe : « Il ne

sera pas accepté sans votre présence, madame » (note en fin de la notification d’une

exclusion de trois jours). Nous allons revenir un peu plus tard, dans le chapitre VII, sur la scolarité de Roméo, et nous verrons par quel processus il a été exclu définitivement de la SEGPA-D.

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