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Chapitre 3 Orientations épistémologiques et méthodologiques

3.5 La collecte de données : la réalisation d’entretiens semi-dirigés, le recueil de récits de vie et la tenue de

3.5.2 Le recueil de récits de vie auprès des réfugiés d’origine bhoutanaise

Alors que l’entretien semi-dirigé s’avérait approprié pour soutenir la collecte de données auprès des personnes- ressources, une autre approche semblait plus à propos pour recueillir les témoignages des réfugiés d’origine bhoutanaise sur leur parcours d’apprentissage du français. Considérant l’ancrage épistémologique et théorique de cette recherche, qui s’appuie notamment sur la perspective des parcours de vie (Mortimer et Shanahan, 2003; Sapin et al., 2007), le recours aux récits de vie (Bertaux, 2010) se présentait comme la méthode la plus adéquate.

C’est au lendemain de la Première Guerre mondiale que l’utilisation des récits de vie, ou histoires de vie (Peneff, 1990), comme méthode d’enquête pour parvenir à une meilleure compréhension des différentes dynamiques

sociales a connu son essor. Cette approche méthodologique innovait en ce qu’elle privilégiait le recours à des sources orales pour appréhender et pour chercher à comprendre les processus sociaux et leur transformation (Géraud et al., 2013; Peneff, 1990; Thomas et Znaniecki, 1996).

En France, l’intérêt des intellectuels pour les récits de vie se fit attendre jusqu’au début des années 1970 (Géraud et al., 2013, p. 40). À cet égard, l’ethnologue française Camille Lacoste-Dujardin encourageait les jeunes ethnologues à plonger dans leur travail de terrain en recueillant des histoires de vie, et ce, dès le départ : « En effet, à travers une relation vécue, l’enquête accède de plain-pied au niveau du conscient individuel. Cela peut être très utile au début de l’enquête, car, en permettant cet accès direct au mode de pensée de ses interlocuteurs, à leur système de valeurs propres, le chercheur est à même d’en assimiler les rudiments, ce qui peut, par la suite, lui éviter bien des maladresses » (1977, p. 102).

L’intérêt pour les récits de vie est désormais répandu dans diverses disciplines dont les préoccupations de recherche portent sur une meilleure compréhension de l’interprétation que les individus se font des évènements auxquels ils prennent part. C’est notamment le cas des chercheurs qui s’inscrivent dans le courant de l’interactionnisme symbolique (Le Breton, 2016; Poupart, 2011) et de ceux qui s’intéressent aux trajectoires de vie des personnes immigrantes et réfugiées (Catani, 1982; Gohard-Radenkovic et Rachedi, 2009; Guilbert, 2007, 2011; Vatz Laaroussi, 2009, 2015). Enfin, le recours aux récits de vie favorise la prise en compte d’une « profondeur temporelle » et de la « dimension historique » (Bertaux, 2010, p. 69) dudit récit, ce qui rejoint les préceptes de la perspective du parcours de vie (Sapin et al., 2007).

Pour la présente recherche, notre compréhension du récit de vie rejoint celle mise de l’avant par Daniel Bertaux pour qui « […] il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à quelqu’un d’autre, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue » (2010, p. 35). Ainsi, un récit de vie est le récit que l’individu construit à partir de l’ensemble de son vécu ou au sujet de périodes spécifiques, tel qu’il le perçoit, et ce, à la demande d’un interlocuteur. De même, « [e]n raison de leur orientation narrative, les récits de vie s’avèrent particulièrement adaptés à la saisie de processus, c’est-à-dire des enchaînements de situations, d’interactions, et d’actions72 […] » (Bertaux, 2010, p. 72). Notre conception des récits de vie rejoint également celle mise de l’avant par Catani dans ses travaux auprès des travailleurs immigrés sous l’appellation des « histoires de vie sociale » :

[…] qui sont une forme de récit de vie oral, dans lesquelles le narrateur, qui s’assume véritablement comme sujet de sa propre histoire et qui est habité par le souci de son devenir personnel, transmet une expérience sociale vécue, qu’il juge lui-même capitale parce qu’elle a

entraîné une séparation et un changement dans sa vie, et qu’il évalue en fonction de son système d’idées, de représentations et de valeurs (Catani, 1982, p. 26).

Le récit de vie invite donc l’individu à prendre la parole à la première personne, c’est-à-dire avec « Je » assumé, ce qui laisse alors place à l’expression de son vécu en toute subjectivité (Berger et Paillé, 2011). En ce sens, il importe de garder à l’esprit que le façonnement d’un récit de vie répond à un exercice de mémoire. En fait, plus que simple exercice de mémoire, l’élaboration du récit de vie induit un acte créateur de soi-même : « En se racontant, le sujet réactualise le passé, effectue un retour sur lui-même par un travail de réflexivité. Il construit la réalité et se construit dans cette réalité par l’activité narrative » (Guilbert, 2009, p. 86). De même, l’ordre dans lequel l’individu présentera les différents éléments constitutifs de ce récit répond à une logique qui lui est propre, ponctuée d’aller-retour entre les événements présents et passés, présentant des points de rupture ou d’autres de rapprochement qui apporteront une certaine cohésion au récit (Bertaux, 2010; Gohard-Radenkovic et Rachedi, 2009; Gonseth et Maillard, 1987; Guilbert, 2009). Ajoutons à cela le fait que le récit élaboré par l’individu « n’est qu’un parmi tant d’autres possibles » (Gonseth et Maillard, 1987, p. 82). C’est le récit qui contribue à donner sens aux expériences de l’individu, à ce moment précis de son existence, en fonction des représentations qu’il se fait de son passé et de la façon dont il se projette dans le futur (Gohard-Radenkovic et Rachedi, 2009; Gonseth et Maillard, 1987; Guilbert, 2009). Par ailleurs, les personnes amenées à élaborer leur récit de vie choisiront de révéler certaines périodes de leur vie, alors que d’autres seront gardées sous silence (Ghasarian, 2002). Ce choix appartient à l’individu qui accepte de se raconter et il est du devoir du chercheur de le respecter. Enfin, soulignons que les motivations qui conduisent l’individu à se livrer à l’ethnologue ne rejoignent pas nécessairement celles qui orientent ce dernier dans sa démarche scientifique. Si le chercheur est souvent guidé par une curiosité intellectuelle, le participant peut aussi percevoir cette expérience comme une « tribune » pour diffuser un message qu’il adresse à un auditoire plus large (Ghasarian, 2002; Gonseth et Maillard, 1987, p. 39).

Un dernier élément dont il importe de tenir compte réfère au fait que le récit se construit dans l’interaction (Bertaux, 2010; Gohard-Radenkovic et Rachedi, 2009). En effet, les interactions, qu’elles soient verbales ou non verbales entre l’ethnologue et la personne qui se raconte, ont un impact déterminant sur la constitution même du récit (Bertaux, 2010; Gonseth et Maillard, 1987; Mucchielli, 2009). De là l’importance de veiller à bâtir une relation de confiance et de prendre en compte tous les éléments qui peuvent contribuer à développer et à maintenir un tel climat tout au long de la rencontre, puisque « plus que les questions elles-mêmes, c’est le climat de l’entrevue qui décidera de la qualité des réponses (Deslauriers, 1991, p. 35). Pour le chercheur, il s’agira notamment de veiller à ne pas interrompre l’individu, de saisir le moment opportun pour faire des relances, de respecter les hésitations et les moments de silence ou de savoir accueillir les différentes émotions lorsqu’elles surgissent (Bertaux, 2010; Géraud et al., 2013).

La trame de soutien à l’élaboration du récit de vie

Bien que son cadre d’élaboration se veuille moins contraignant que celui qui prévaut pour la réalisation d’un entretien semi-dirigé, il demeure approprié de soutenir le recueil d’un récit de vie par une « trame d’entretien » (Mucchielli, 2009, p. 231), terme qui se distingue du guide d’entretien. Pour Mucchielli, le mot « trame » est révélateur de l’essence de cet outil, puisqu’il « […] évoque l’idée d’un cadre organisé mais lâche, sur lequel les fils de chaîne viendront, au fur et à mesure, plus ou moins serrés, se juxtaposer pour former un tissu homogène susceptible de servir de support à des motifs de broderie originaux qui donneront tout son relief à la pièce » (Mucchielli, 2009, p. 231). C’est en ce sens qu’une trame de soutien à l’élaboration du récit de vie (Annexe 9) a été conçue et utilisée avec souplesse pour le recueil des récits de vie auprès des réfugiés d’origine bhoutanaise.

En lien avec les objectifs de cette thèse qui vise à documenter le parcours d’apprentissage du français de ces réfugiés, la trame de soutien a été élaborée en trois temps, tel un « avant », « pendant » et « après », trois espaces-temps qui marquent l’expérience migratoire de l’individu et qui rendent possible la prise de conscience des apprentissages réalisés. Les personnes réfugiées rencontrées ont donc été invitées à se remémorer les conditions qui ont prévalu à leur exil du Bhoutan, le cas échéant ainsi qu’à faire part de leur vie dans les camps de réfugiés au Népal. Il a également été question des premiers temps qui ont marqué leur arrivée et leur installation à Québec. Les expériences liées au processus d’apprentissage du français et aux stratégies déployées ont été au cœur des échanges. De même, j’ai souhaité documenter les principales difficultés qu’ils ont rencontrées et les différentes stratégies mises en œuvre pour les déjouer. J’ai aussi cherché à comprendre quelle importance était accordée à la connaissance du français par les apprenants et comment était perçu le temps consacré à cet apprentissage. Un élément qui était présent dans les différentes sections de la trame de soutien visait à identifier le rôle joué par les différentes personnes-ressources côtoyées tout au long de leur parcours d’apprentissage du français. Enfin, les réfugiés d’origine bhoutanaise ont été invités à porter un regard global et réflexif sur l’ensemble de leur expérience migratoire afin d’identifier les principaux apprentissages qui en découlaient, particulièrement ceux relatifs à l’apprentissage du français.

En adéquation avec la souplesse que présente cet outil et la nature narrative du récit de vie, j’ai veillé à privilégier une écoute active lors des rencontres avec les réfugiés d’origine bhoutanaise. Mon objectif était d’interrompre le moins souvent possible la narration qui avait cours, afin de permettre à l’individu de se raconter en vertu de la logique selon laquelle ils souhaitaient relater leur vécu. J’ai ainsi pu m’appuyer sur les évènements jugés les plus marquants par mon interlocuteur pour assurer des relances au moment opportun (Bertaux, 2010; Géraud et al., 2013). Cette façon de faire a permis aux réfugiés rencontrés d’élaborer de façon détaillée des épisodes de leur vie auxquels ils accordaient une signification particulière. Alors que certains se sont sentis plus à l’aise lorsque j’avais recours régulièrement à la trame de soutien à l’élaboration du récit de vie, d’autres ont amorcé

la narration de leur récit de façon spontanée. La trame de soutien me permettait de passer de l’écoute active à un mode d’entretien plus directif au cours d’une même rencontre.

Le contexte du recueil des récits de vie auprès des réfugiés d’origine bhoutanaise

Les rencontres avec les réfugiés d’origine bhoutanaise ont eu lieu au moment et à l’endroit qu’ils avaient eux- mêmes choisis. D’emblée, je leur avais offert la possibilité de me déplacer à leur domicile, emplacement privilégié pour l’élaboration de récits de vie. À cet égard, mes expériences antérieures m’avaient démontré qu’il est plus facile d’établir une complicité avec l’individu rencontré, alors que celui-ci se sent en confiance dans un environnement qui lui est familier (Guilbert et Prévost, 2009; Prévost, 2010). De plus, cela lui permet, s’il le désire, de recourir spontanément à des objets, photos ou autres souvenirs pour soutenir l’élaboration de son récit. Quatorze des quinze réfugiés rencontrés ont souhaité une rencontre à leur domicile. Une seule participante a préféré que la rencontre se tienne dans son lieu de travail où une salle a alors été spécialement mise à notre disposition pour l’occasion.

Comme mentionné précédemment, j’ai fait appel à des interprètes pour la réalisation de deux entretiens. Lors de la première rencontre avec les participants concernés, nous avions convenu qu’il serait intéressant d’approfondir quelques questions en présence d’un interprète, le niveau de connaissance du français de ces participants étant apparu comme une limite à l’expression de certaines idées. Pour des raisons de compatibilité d’horaire, j’ai dû collaborer avec deux interprètes différents. Il importe de mentionner que lors de ces rencontres, les deux jeunes d’origine bhoutanaise qui ont agi comme interprètes ont aussi joué le rôle de médiateur culturel, prenant la peine d’expliquer certains éléments liés à la culture bhoutanaise et népalaise (Morissette, 2007). En présence d’un interprète, le récit de vie s’avère alors la création conjointe de trois acteurs : celui qui raconte sa vie, celui qui en fait la traduction et celui de la chercheure, qui reçoit les confidences et choisit les relances (Gonseth et Maillard, 1987).

Pour certains réfugiés rencontrés, les questions reliées à la vie au Bhoutan, à la période où ils ont connu l’exil, à certains aspects de la vie au Népal ou celles touchant les semaines qui ont précédé leur départ des camps, ont parfois fait ressurgir des souvenirs associés à de fortes émotions. Si quelques-uns ont versé des larmes, pour d’autres, c’est leur corps qui a parlé, alors que je remarquais leur regard qui devenait soudainement nerveux et fuyant. Ces éléments de la communication non verbale sont partie prenante du récit l’individu. Ils sont aussi révélateurs, si ce n’est plus, que les mots choisis pour l’élaboration du récit de vie. Enfin, développer la capacité d’accueillir ces émotions de même que des confidences ou des témoignages qui sont parfois troublants demande au chercheur une préparation rigoureuse. Dans mon cas, celle-ci a débuté avec de nombreuses lectures sur l’histoire des réfugiés d’origine bhoutanaise portant notamment sur le contexte et les

conditions de leur exil et sur leur vie dans les camps de réfugiés au Népal. Ceci afin que les personnes qui avaient accepté mon invitation puissent lire au fond de mon regard que je savais, que je comprenais et, surtout, qu’ils n’avaient pas besoin de détailler certains aspects qu’ils préféraient garder pour eux. Ce sont ces petites choses qui favorisent la création d’un lien de confiance et qui font de la rencontre un moment d’échanges et d’apprentissages mutuels privilégiés. C’est aussi ce qui rend chaque rencontre unique.

Le fait de me déplacer au sein des foyers des personnes rencontrées m’a permis d’accéder à des parcelles de leur quotidien auxquelles il m’aurait été impossible d’avoir accès autrement. Je ne compte plus le nombre de thés qui m’ont été servis, ainsi que les repas cuisinés à mon intention afin que je puisse les partager avec eux à la suite de l’entretien. De même, j’ai appris à apprécier les allées et venues des voisins, membres de la famille et amis qui faisaient irruption à tout moment lors des rencontres avec les participants. Bien souvent, leur venue n’entravait pas leur déroulement, mais permettait plutôt à leur voix de s’ajouter aux témoignages déjà obtenus. Enfin, prendre ainsi place dans leur demeure me rappelait constamment à quel point les préoccupations peuvent être nombreuses au quotidien, notamment celles liées aux responsabilités familiales. Cette présence sur le terrain nourrissait ma démarche de terrain, en ce que « la description ethnographique est loin de se limiter à une perception exclusivement visuelle. Elle mobilise la totalité de l’intelligence et de la sensibilité du chercheur, mieux de sa sensualité, et le conduit à travers la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût à s’attarder sur les différentes sensations rencontrées, à les détailler minutieusement » (Laplantine, 2005, p. 19‑20).

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