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Chapitre 2 Positionnement épistémologique et approche théorique

2.2 L’interactionnisme symbolique

2.2.1 Les interactions au sein de la famille, des établissements d’enseignement et des organisations

La question des interactions est centrale à cette thèse; qu’il s’agisse des interactions entre les réfugiés d’origine bhoutanaise et leurs compatriotes, de celles qu’ils développent au sein des différentes organisations et institutions qu’ils fréquentent ainsi que des interactions qui se tissent avec les personnes-ressources dont ils font la connaissance tout au long de leur parcours d’apprentissage du français. Considérant le rôle primordial joué par l’entité familiale en contexte d’immigration (Vatz Laaroussi, 2009, 2015), le cadre particulièrement structurant incarné par les institutions scolaires en ce qui concerne le parcours d’adaptation et d’intégration des jeunes issus de l’immigration (Mc Andrew et Balde, 2015) ainsi que celui offert par les organismes communautaires, il importe de mieux comprendre l’importance des interactions au sein de chacune de ces sphères.

Les interactions au sein de la famille

La famille, en tant qu’institution et unité première de socialisation, a fait l’objet de nombreux travaux sous l’angle de l’interactionnisme symbolique, et ce, dès les années 1920 (Erickson, 2003). Pour les interactionnistes, l’entité familiale repose sur les interprétations partagées de symboles qui prennent sens au cœur des interactions quotidiennes entre les membres de cette même entité. Loin d’être refermée sur elle-même, l’entité familiale est en constante interaction avec l’ensemble des individus, des groupes, des organisations et des institutions qui

composent l’environnement dans lequel elle évolue (Cooley, 1964; Erickson, 2003). C’est en ce sens que les sphères sociétales, culturelles et familiales s’influencent de façon réciproque.

C’est d’ailleurs une des idées qu’avançaient William Isaac Thomas et Florian Znaniecki dans leur œuvre célèbre The Polish Peasant in Europe and America, publié en cinq tomes entre 1918 et 1920. Cette œuvre marqua un tournant dans la sociologie empirique américaine en ce qu’elle témoignait d’un rapprochement significatif entre les chercheurs et les populations à l’étude (Chapoulie, 2001). En présentant une comparaison entre les comportements des groupes d’immigrants polonais installés aux États-Unis et ceux des Polonais vivant toujours dans leur pays d’origine, Thomas et Znaniecki introduisent la dimension subjective des processus d’adaptation des immigrants à leur nouvel environnement, notamment par le recours à la notion d’« attitudes individuelles » (Chapoulie, 2001; Coulon, 2016; Mucchielli, 2009). Ils furent ainsi parmi les premiers à présenter une analyse de la famille, immigrante de surcroît, en tant qu’entité dynamique faisant face à des défis d’adaptation au niveau social, économique et culturel au sein de la société d’accueil (Coulon, 2016). Par le fait même, ils défendaient la pertinence de s’intéresser aux interactions entre l’entité familiale et la société (Erickson, 2003).

Poussant un peu plus loin la réflexion, Ernest W. Burgess (1886-1966) avança l’idée que la famille n’était pas simplement composée d’individus en interaction, mais qu’elle était plutôt constituée de « personnes » en interaction. En privilégiant le terme « personne », Burgess souhaitait insister sur le fait que ces individus détenaient également des statuts et occupaient des rôles au sein de l’entité familiale et de la société : « Thus, while family members may relate to one another as individuals, they also become aware of the various roles that each person plays both in the family and outside of it » (Burgess 1926, p. 5, cité dans Reynolds, 2003, p. 514).

Soulignons que la notion de « rôle » est particulièrement importante chez les interactionnistes, puisque celle-ci est intimement liée au processus de socialisation qui participe à la construction identitaire de l’individu. C’est au cours de ce processus continu que ce dernier s’approprie différents rôles, de nature formelle ou informelle, qui guideront ses attitudes et ses comportements. Selon les interactionnistes, « [l]’existence sociale n’est en effet possible qu’à travers la capacité pour l’acteur d’endosser une succession de rôles différents selon les publics et les moments » (Le Breton, 2016, p. 63). Ce sont ces différents rôles qui constituent le soi (self), notion introduite par Mead (1963), considéré comme le « foyer de l’élaboration du sens et du comportement, et de leur réajustement permanent au fil des circonstances » (Le Breton, 2016, p. 65). Les attitudes et comportements associés aux différents rôles ne sont pas immuables, alors que le self, engagé dans les interactions quotidiennes, peut faire l’objet d’une redéfinition ou d’ajustements en vue de répondre, ou non, aux exigences des situations dans lesquelles l’individu est engagé (Mucchielli, 2009). Enfin, des évènements qui provoquent de grands changements dans le parcours de vie des individus, tels que l’entrée dans la parentalité, vivre la perte d’un être cher ou être contraint à l’exil, constituent des circonstances où le self est confronté à d’importantes

transformations alors que l’individu doit s’approprier de nouveaux rôles dans un environnement social et culturel qui lui est, le plus souvent, inconnu jusqu’alors (Le Breton, 2016).

En contexte migratoire, la famille se présente souvent comme un tuteur de résilience (Vatz Laaroussi, 2009, 2015) où l’individu trouve les repères, la confiance et le soutien nécessaires à la poursuite des différents projets (apprentissage de la langue, poursuite des études, intégration du marché de l’emploi) auxquels il prend part au sein de la société d’accueil (Guerraoui et Reveyrand-Coulon, 2011). La famille migrante se présente ainsi comme un pilier que Michèle Vatz Laaroussi présentait comme un « Nous familial » qui symbolise « à la fois espace de changement et de continuité, d’individualisation et de liens collectifs, d’appartenance et d’ouverture » (Vatz Laaroussi, Bolzman et al., 2008, p. 8). Par ailleurs, et c’est notamment le cas en contexte de migration forcée, il n’est pas toujours possible pour les individus de se tourner vers les membres de leur famille, proche ou élargie, pour obtenir l’écoute, le soutien ou les conseils dont ils auraient besoin lorsqu’ils font face à des difficultés. C’est alors que certains membres de la société d’accueil, notamment ceux avec lesquels ils ont développé un lien de confiance et d’attachement profond, peuvent jouer un rôle important aux yeux de la personne immigrante et réfugiée, en se présentant ainsi comme une famille de substitution.

Les interactions au sein des établissements d’enseignement

Les établissements d’enseignement, qu’il s’agisse des institutions collégiales ou universitaires, et les centres d’éducation des adultes font partie du parcours d’apprentissage du français de l’ensemble des personnes immigrantes et réfugiées qui participent aux programmes de francisation offerts par le gouvernement du Québec. Nombre de participants à cette étude, soit l’ensemble des réfugiés rencontrés et certaines personnes- ressources, ont été ou étaient encore étroitement en contact avec l’un ou l’autre de ces établissements pour l’avoir fréquenté à titre d’étudiant en francisation ou pour y avoir œuvré comme professionnel en lien avec le programme de francisation. Les interactions qui se jouent au quotidien au cœur de ces établissements influencent grandement l’expérience des apprenants et la suite de leur parcours d’apprentissage (Kinney et al., 2003, p. 583).

De nombreux travaux ont porté sur le pouvoir de socialisation de l’institution scolaire (Dubar, 2014; Dubet et al., 2010; Sadovnik, 2011) alors que d’autres ont plutôt fait valoir le rôle de l’individu en tant qu’acteur dans ce processus de socialisation (Bonafé-Schmitt et Bolliet, 2008; Lapassade, 1996; Touraine, 1984). Alors que la famille est souvent considérée comme l’unité première de socialisation (Bonafé-Schmitt et Bolliet, 2008; Erickson, 2003), les institutions scolaires et le milieu du travail sont présentés comme des espaces où se déroule la socialisation secondaire de l’acteur, socialisation qui se poursuit tout au long de vie (Berger et Luckmann, 1986; Darmon et Singly, 2011; Vieux-Fort, 2019). Pour les jeunes apprenants issus de l’immigration, l’institution

scolaire constitue souvent un des premiers espaces où se vivent des contacts récurrents avec les membres de la société d’accueil (Anisef et al., 2006). Nous verrons qu’il s’agit également d’un lieu où se créent les premiers liens d’attachement avec celle-ci.

Lorsqu’ils font leur entrée dans les classes de francisation, les apprenants d’origine immigrante pénètrent dans un nouvel univers régi par un cadre curriculaire, tel que défini dans le Programme-cadre de français pour les personnes immigrantes adultes au Québec (Gouvernement du Québec, 2011). Ils sont également confrontés au « curriculum caché » qui réfère aux différents savoir-être (compétences, rôles et valeurs) qui se développent et qui sont transmis de façon informelle dans le cadre scolaire québécois dont la mission s’appuie sur trois grands axes : instruire, socialiser, qualifier68. En ce sens, « [l]a mission de l’école renvoie fondamentalement à la question des apprentissages : apprentissage des savoirs (instruire); apprentissage des comportements sociaux (socialiser); apprentissage professionnel (qualifier) » (Tondreau et Robert, 2011, p. 165). C’est ainsi que l’apprenant se trouve plongé dans un processus de redéfinition du self, intimement lié à son rôle d’élève, alors que les savoir-être qu’il avait intériorisés au cours de son parcours d’éducation dans son pays d’origine ou dans les camps de réfugiés ne correspondent plus à ceux qui sont attendus en contexte québécois. Il est primordial que l’apprenant parvienne à s’approprier ce nouveau code commun de comportements, puisqu’il constitue l’assise indispensable au développement d’une relation de confiance avec l’enseignant, lien favorable à l’acquisition de nouveaux apprentissages (Jeffrey, 2013). C’est en ce sens qu’il est pertinent de s’intéresser aux interactions qui se tissent entre les apprenants et les personnes-ressources dans le contexte particulier de leur participation au programme de francisation du gouvernement québécois.

Les interactions au sein des organisations communautaires

Au Québec, les organismes communautaires jouent un rôle capital sur le développement et le maintien du tissu social, alors qu’ils se présentent comme des « espaces de résilience » (Kanouté et al., 2014, p. 36) dont les services agissent en complémentarité avec ceux desservis par l’État (Lavoie et Panet-Raymond, 2011). À l’instar des établissements d’enseignement, les organisations communautaires se présentent comme des espaces de socialisation qui peuvent jouer un rôle marquant dans le processus d’adaptation et d’intégration à la société d’accueil des personnes immigrantes et réfugiées, notamment en ce qui concerne le parcours d’apprentissage du français. Par l’éventail des services qu’elles offrent aux familles issues de l’immigration (soutien à l’établissement, banque alimentaire, aide à la recherche d’emploi, offre de cours d’alphabétisation, aide à l’apprentissage du français, entre autres), ces organisations sont appelées à être présentes à différentes étapes

68 Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (2020). [En ligne] : http://www.education.gouv.qc.ca/dossiers-

du parcours d’adaptation et d’intégration des immigrants et des réfugiés en fonction de leurs besoins spécifiques (Lavoie et Panet-Raymond, 2011).

Ainsi, les interactions qui se jouent au quotidien dans ces espaces communautaires peuvent revêtir une signification importante pour les individus qui les fréquentent alors que certains voient, dans le milieu communautaire, un endroit soutenant la résilience des familles fragilisées (Benard, 2004). Pour les familles immigrantes et réfugiées, les organisations communautaires se révèlent comme des espaces où elles se familiarisent avec les valeurs de la société d’accueil, ont des opportunités d’actualiser et d’accroître leur capital social, soit leur réseau social (Kanouté et al., 2014; Kanouté et Lafortune, 2014). Ces organisations communautaires agissent alors à titre de « tuteur de résilience » (Kanouté et al., 2014, p. 47; Vatz Laaroussi, Kanouté, et al., 2008). Considérant cela, il apparaît tout à fait pertinent d’examiner le rôle joué par les professionnels qui œuvrent auprès des immigrants et des réfugiés en vue de comprendre leur influence sur le parcours d’apprentissage du français des réfugiés d’origine bhoutanaise.

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