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Chapitre 2 Positionnement épistémologique et approche théorique

2.3 L’approche théorique : la perspective du parcours de vie

L’approche théorique qui sous-tend l’analyse de nos données trouve ses fondements dans les préceptes de la perspective paradigmatique du parcours de vie (life course) (Elder et al., 2003; Fingerman et al., 2011; Gherghel et Saint-Jacques, 2013; Mortimer et Shanahan, 2003; Sapin et al., 2007). Cette approche est de plus en plus répandue en sciences humaines et sociales, particulièrement dans le cadre d’études s’intéressant aux trajectoires de vie des individus, à la succession d’évènements et aux transitions qui les constituent ainsi qu’aux temporalités sociales et historiques au cœur desquelles ces trajectoires s’insèrent (Carpentier et White, 2013; Cavalli, 2003; Martenot, 2019). Cette perspective prend origine au sein de diverses disciplines des sciences sociales (Bessin, 2009; Carpentier et White, 2013; Lalive D’Epinay et al., 2005), notamment la sociologie, la psychologie, les sciences de l’éducation, la gérontologie, les neurosciences et la démographie, qui ont entre autres visées communes de rendre compte « de la complexité de la vie sociale » (Carpentier et White, 2013, p. 279), ce qui fait d’ailleurs écho à la thèse de Morin (2005, 2012) dont il a été question dans la première section de ce chapitre.

Parmi les nombreux chercheurs qui ont contribué au développement de cette approche théorique, soulignons de nouveau les travaux de Thomas et Znaniecki (1918-1920) qui se sont intéressés aux rapports intergénérationnels dans une perspective longitudinale (Chapoulie, 2001). Déjà, ils posaient les jalons de cette théorie en recourant à la méthodologie des histoires de vie pour comprendre le processus d’acculturation de migrants polonais à la vie aux États-Unis (Fingerman et al., 2011; Gherghel et Saint-Jacques, 2013; Mortimer et Shanahan, 2003). Dans les décennies suivantes, d’autres intellectuels, qui s’inscrivaient également dans le courant de l’interactionnisme symbolique tels que George H. Mead, Herbert Blumer et Leonard Cottrell, ont aussi contribué au développement de cette approche théorique. Au cours des années 1970, les transformations démographiques liées à l’accentuation des mouvements migratoires, à la baisse du taux de natalité et, combinées au vieillissement de la population, ont amené un plus grand nombre de chercheurs à participer à l’approfondissement de cette théorie (Elder et al., 2003).

La perspective des parcours de vie prend pour assise la théorie du développement lifespan introduite par Paul Baltes (1929-2006), chercheur d’origine allemande. Cette théorie s’appuie sur la prémisse que le

développement de l’individu est un processus qui se déploie « tout au long de la vie » (Sapin et al., 2007, p. 22), c’est-à-dire que l’individu a la capacité d’acquérir de nouvelles connaissances et de développer des compétences sur les plans relationnel et émotionnel entre autres, et ce, peu importe son âge. En ce sens, qu’il s’agisse d’un bambin ou d’un vieillard, l’individu fera quotidiennement face à des opportunités et à des défis qui se renouvelleront et se représenteront sous des formes diverses tout au long de son existence. En réaction à ces situations inédites, l’individu devra mettre en œuvre des processus d’adaptation et d’apprentissage qui lui permettront notamment d’ajuster son comportement ou de déployer des stratégies innovantes.

De même, la théorie du lifespan met l’accent sur l’idée que le développement de l’individu est constitué par « un ensemble de trajectoires », principalement d’ordre cognitif et affectif, qui sont susceptibles d’évoluer dans des orientations diverses (Sapin et al., 2007, p. 22). Mentionnons qu’au moment de son émergence, dans les années 1970, cette théorie se présentait en opposition à celle du cycle de vie, voulant plutôt que des apprentissages spécifiques soient associés à chacune des étapes du développement de l’individu. Le développement était alors perçu dans une perspective linéaire, où les apprentissages s’inscrivaient dans des étapes successives (Lalive D’Epinay et al., 2005; Sapin et al., 2007). La théorie du développement lifespan se voulait donc une réponse de Baltes au constat que la conception linéaire du développement qui prévalait jusqu’alors « ne permet[tait] pas de rendre compte de la complexité et de la diversité des trajectoires de vie », telles qu’elles se présentent désormais (Sapin et al., 2007, p. 21).

La perspective des parcours de vie s’appuie donc sur cette idée phare que le développement de l’individu est un processus qui se poursuit tout au long de la vie (Elder et al., 2003; Fingerman et al., 2011; Mortimer et Shanahan, 2003; Sapin et al., 2007). Elle invite également à poser un regard global sur le développement en considérant les sphères biologiques et psychologiques du développement des individus ainsi que les temporalités sociales et historiques particulières dans lesquelles il s’insère (Bessin, 2009; Fingerman et al., 2011; Gherghel et Saint-Jacques, 2013; Guillaume et al., 2005; Mortimer et Shanahan, 2003; Sapin et al., 2007). Ainsi, une des particularités de la perspective des parcours de vie est d’appréhender l’existence de l’individu dans son ensemble plutôt que de l’examiner en fonction de catégories d’âge ou d’étapes de la vie qui seraient socialement et institutionnellement prédéterminées (Bessin, 2009). L’objectif est donc moins d’effectuer des comparaisons entre des groupes d’âge ou des groupes spécifiques de la population, mais bien de saisir les dynamiques qui influencent le parcours de vie de l’individu ainsi que l’articulation entre les différentes trajectoires et transitions qui le composent (Bessin, 2009; Carpentier et White, 2013). À cet égard, les recherches récentes mobilisant la perspective des parcours de vie tendent à prendre davantage en compte l’hétérogénéité grandissante des parcours, mettant ainsi l’accent sur une certaine individualisation de ceux-ci (Carpentier et White, 2013; Cavalli, 2003). Ceci dit, une des visées de cette approche demeure de saisir les processus qui influencent les trajectoires de vie en vue de parvenir à une meilleure compréhension des changements sociaux,

par l’intermédiaire des interactions entre les individus et leur environnement (géographique, social, culturel, institutionnel) et de percevoir d’éventuelles influences entre parcours individuel et histoire collective (Elder et al., 2003; Lalive D’Epinay et al., 2005; Martenot, 2019).

Le paradigme du parcours de vie prend appui sur cinq principes fondamentaux (Elder et al., 2003; Sapin et al., 2007) :

1- le développement de l’individu se poursuit tout au long de la vie; 2- la vie de l’individu s’inscrit dans un temps historique;

3- la vie de l’individu s’inscrit dans un lieu historique;

4- les trajectoires individuelles sont intimement reliées et influencées par les interactions quotidiennes avec les proches (famille, amis, collègues, voisins) et les réseaux sociaux, ce à quoi réfère le principe des vies liées;

5- l’individu, par son intentionnalité ou par sa capacité d’agir (agency) a le pouvoir d’être l’acteur de son propre parcours de vie.

Le premier principe, le développement tout au long de la vie, reprend le postulat de la théorie lifespan, telle qu’explicitée précédemment. Le développement de l’individu est appréhendé « comme un ensemble de processus se déroulant tout au long de l’existence, de la naissance à la mort » (Lalive D’Epinay et al., 2005, p. 197). C’est en ce sens qu’il importe de prendre en compte « les expériences passées ainsi que la multitude de dimensions du développement individuel » lorsque l’on s’attarde à l’étude d’une période spécifique de la vie d’un individu (Gherghel et Saint-Jacques, 2013, p. 34). Dans le cas de notre étude, c’est notamment pourquoi nous nous intéresserons à la vie des réfugiés d’origine bhoutanaise avant leur arrivée en sol québécois. Nous porterons une attention particulière aux années passées dans les camps de réfugiés au Népal et celles vécues au Bhoutan, pour les quelques participants concernés, afin de documenter les principaux apprentissages qu’ils ont pu y réaliser, les difficultés rencontrées et les stratégies mises en œuvre pour les déjouer. Dans une même logique, nous nous intéresserons aux expériences antérieures en contexte interculturel des personnes- ressources afin de voir de quelle façon celles-ci peuvent influencer leurs attitudes par rapport à l’autre et les actions qu’elles posent à son égard.

Les deuxième et troisième principes, soit le temps et le lieu historique, réfèrent à « la temporalité des événements de la vie » (Sapin et al., 2007, p. 33). Intimement liés, ces principes indiquent que la vie des individus s’inscrit dans des temps historiques et que ceux-ci ont une influence sur l’ensemble des expériences qui définissent les trajectoires de leur existence (Fleury, 2013). À cet égard, les recherches de Glen H. Elder (2003; 1974) portant sur les trajectoires de vie des enfants de la Grande Dépression ont démontré que les contextes sociohistoriques avaient une influence notable sur le déroulement des vies individuelles (Sapin et al.,

2007). C’est ce qu’on désigne comme l’effet de cohorte, une cohorte étant entendu comme un groupe d’individus qui ont notamment en commun d’être nés au cours d’une même époque ou comme des individus d’âges différents qui vivent une même situation historique (Elder, 1974; Sapin et al., 2007). « L’effet de cohorte est donc le résultat de ces temps historiques particuliers et de ces expériences collectives dans lesquels ces individus se sont inscrits dès leur naissance » (Sapin et al., 2007, p. 27). La notion de cohorte est particulièrement appropriée pour saisir les influences des contextes sociohistoriques sur les trajectoires des individus (Hutchison, 2005). De même, Elder démontre comment le développement de l’individu « est lié aux expériences passées, aux transformations postérieures du contexte sociétal et à la capacité des individus de tirer parti des nouvelles situations » (Lalive D’Epinay et al., 2005, p. 192). Enfin, les parcours de vie s’inscrivent dans un lieu historique en ce que l’environnement social, familial, économique ou géographique qui caractérise le contexte dans lequel évolue l’individu a une influence sur son développement physique et psychologique, ainsi que sur les différentes trajectoires qui composent son existence (Gherghel et Saint-Jacques, 2013). En ce sens, les réfugiés d’origine bhoutanaise, du fait que leur parcours de vie marqué par l’exil et par la vie dans les camps de réfugiés au Népal, répondent en certains points aux caractéristiques d’une cohorte, selon la définition donnée ci-haut.

Le quatrième principe, celui des vies liées, stipule que les trajectoires de vie sont influencées par celles des autres individus qui constituent leurs différents réseaux de sociabilité, notamment ceux qui se trouvent dans leur réseau primaire, comme c’est souvent le cas pour les membres de la famille (Sapin et al., 2007). Cette influence, voire cette interdépendance (Gherghel et Saint-Jacques, 2013) des parcours de vie et des transitions qui les composent, implique l’idée que les décisions prises par un individu et les actions qui en découlent ont une incidence sur la vie des différentes personnes impliquées dans ce réseau, tout comme les décisions prises par ces dernières peuvent avoir un impact sur le parcours de vie de l’individu (Fleury, 2013; Lalive D’Epinay et al., 2005). En ce sens, pour s’assurer de bien saisir la trajectoire d’un individu, il importe de prendre en considération celle de ses parents, parfois même de ses grands-parents, de son partenaire de vie, de ses enfants ainsi que des êtres qui lui sont chers (Hutchison, 2005). Enfin, les nombreuses relations que les individus entretiennent avec l’ensemble de leurs proches s’inscrivent d’ailleurs dans les temporalités et dans les lieux sociohistoriques dont il a été question précédemment. Ces relations sont donc soumises aux influences de ces temporalités et lieux sociohistoriques (Gherghel et Saint-Jacques, 2013; Sapin et al., 2007). Dans le cadre de cette recherche, il sera pertinent de voir de quelle façon les relations intergénérationnelles et celles développées avec les personnes-ressources influencent le parcours d’apprentissage du français des réfugiés d’origine bhoutanaise.

Le dernier principe réfère à l’intentionnalité ou à la capacité d’agir (agency) de l’individu. Il met de l’avant la « capacité des individus d’être des acteurs de leur vie, de ne pas subir passivement les influences du contexte social et des contraintes structurelles, mais au contraire, de faire des choix et d’accepter des compromis face aux alternatives qui s’offrent » (Sapin et al., 2007, p. 33). Ce principe met l’accent sur l’aptitude des individus à

« l’autodétermination » (Lacaze, 2013, p. 49). Certes, on ne peut faire abstraction des normes sociétales et des contraintes structurelles qui influencent les pensées, orientent et peuvent limiter les actes des individus (Carpentier et White, 2013; Hutchison, 2005). Cependant, par sa capacité d’agir, l’individu est apte à saisir les différentes opportunités qui se présentent et parvient à se positionner par rapport aux différentes normes et contraintes institutionnelles et sociétales (Lacaze, 2013). Il déploie ainsi des stratégies et des façons de faire innovantes qui, en plus d’avoir une incidence sur son propre parcours, peuvent avoir une incidence sur l’évolution des groupes et institutions auxquels il prend part (Gherghel et Saint-Jacques, 2013; Guillaume et al., 2005). C’est d’ailleurs ce qu’exprime ici Glen H. Elder, un des premiers théoriciens du paradigme du parcours de vie :

Within the constraints of their world, people are often planful and make choices among options that become the building blocks of their evolving life course. These choices are influenced by the situation and by interpretations of it, as well as by the individual’s life history and experience and dispositions. Individual differences and life history interact with changing environments to produce behavioral outcomes. Human agency and selection processes have become increasingly more important for understanding life course development and aging (Elder, 1995, p. 110).

L’explication que nous offre Elder nous ramène aux principes de base de l’interactionnisme symbolique qui soutiennent que les actions des individus sont guidées par l’interprétation qu’ils se font des évènements vécus et du monde qui les entoure : « Symbolic interactionism and related perspective, […] are more concerned with how individuals actively assign meaning and significance to experience over time, within the context of group life and social interaction » (Reynolds et Herman-Kinney, 2003, p. 835). En ce sens, pour bien saisir le comportement des individus, il importe de s’attarder à l’appropriation par les individus eux-mêmes des différentes normes qui visent à encadrer leurs comportements, plutôt que de s’attarder à la description des normes en tant que telles pour mieux comprendre leurs comportements (Le Breton, 2004, p. 59). Dans le cadre de cette thèse, il s’agira notamment d’observer les différentes stratégies mises en œuvre par les réfugiés d’origine bhoutanaise en fonction des différents contextes d’enseignement et d’apprentissage pour favoriser leur apprentissage du français et, par le fait même, leur processus d’adaptation et d’intégration à la société d’accueil.

En somme, la perspective du parcours de vie cherche à appréhender les processus sociaux dans toute leur complexité, en prenant notamment en compte l’influence des temporalités sociohistoriques dans lesquelles ils s’insèrent, l’influence des réseaux de relations sur les trajectoires des individus de même que la capacité d’autodétermination des individus, soit le sens qu’ils souhaitent donner à leur existence. Dans le cadre de cette thèse, les données seront analysées en accordant une attention particulière au principe des vies liées ainsi qu’à celui qui reconnaît la capacité d’agir de l’individu.

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