• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 Positionnement épistémologique et approche théorique

2.4 L’expérience de la migration comme un « espace-temps » de transition

Précédemment, nous avons brièvement évoqué que les parcours de vie sont le plus souvent marqués par des périodes qui incluent plusieurs transitions dans diverses sphères d’activités, qui sont caractérisées par la survenue d’évènements qui conduiront l’individu à occuper différents rôles et statuts au cours de son existence (Hutchison, 2005; Sapin et al., 2007). Concept de grande importance dans la perspective des parcours de vie, la transition se distingue de l’évènement en ce qu’elle réfère à un processus et à une transformation qui se déroulent sur une certaine période, alors que l’évènement renvoie un changement qui s’impose plutôt brusquement (Hutchison, 2005; Lalive D’Epinay et al., 2005). Ainsi, la transition peut être définie comme « un moment d’une trajectoire particulière caractérisée par des changements accélérés » (Gherghel et Saint- Jacques, 2013, p. 18). Par ailleurs, les évènements peuvent être de différentes natures et s’imposent comme de « véritables bifurcations » (turning point) (Lalive D’Epinay et al., 2005, p. 202), du fait que les changements qui en découlent auront une incidence sur le reste de l’existence de l’individu. Être contraint à l’exil et choisir d’immigrer en constituent des exemples éloquents. En ce sens, l’évènement peut occasionner des situations de stress au point de vue physique et psychologique pour l’individu qui doit alors mettre en œuvre des stratégies d’adaptation (Hutchison, 2005).

La migration compte parmi les évènements les plus bouleversants que peut vivre un individu au cours de son existence (Gold et Fruja Amthor, 2003). Celle-ci a un impact important sur les différentes sphères de développement de l’individu. Les répercussions qui en découlent dépendent, entre autres, d’une variété de facteurs individuels, du contexte qui a conduit à la migration de même que des conditions dans lesquelles se passe l’adaptation à la société d’accueil. Cependant, alors qu’il est possible de faire des liens entre l’expérience migratoire et le développement de l’individu, peu d’études ont été menées à cet effet (Gold et Fruja Amthor, 2003).

Les psychanalystes Rebeca et León Gringberg (1986) furent parmi les premiers à s’intéresser aux impacts psychologiques de la migration chez les individus. Déjà, ils reconnaissaient que la migration pouvait être une expérience au potentiel traumatique, en ce qu’elle est constituée « de facteurs déterminants d’anxiété et de peine » (Grinberg et Grinberg, 1986, p. 25), pouvant se présenter sur une plus ou moins longue période dans la vie de l’individu. Ainsi, la migration est présentée comme une situation de crise où des restructurations fondamentales s’opèreront dans la personnalité de l’individu. Comme toute situation de crise, la migration s’impose alors comme une période de transition où l’individu fait face à des opportunités de croissance et d’apprentissages ou, au contraire, à des situations où il se sentira particulièrement vulnérable et fragile (Grinberg et Grinberg, 1986). À cet égard, le caractère volontaire ou involontaire de la migration a un impact considérable.

En effet, si les transitions, anticipées ou volontaires, peuvent se présenter comme des vecteurs d’émancipation par l’éventail des possibles qu’elles offrent à l’individu, les transitions non anticipées ou involontaires peuvent également avoir l’effet contraire (Baubion-Broye et Almudever, 1998; Boutinet, 2014; Pfefferkorn, 2001). Confronté à un évènement qui marquera une « rupture » dans son parcours de vie, tel que le fait de migrer, l’individu se retrouve dans une situation où sa sécurité ontologique sera particulièrement ébranlée alors qu’il est confronté à de nombreux deuils (membres de la famille et êtres chers, pratiques culturelles et coutumes, climat et environnement physique, reconnaissance professionnelle et sociale, etc.) (Anderson et al., 2012; Grinberg et Grinberg, 1986; Matas et Pfefferkorn, 1997; Schlossberg, 1984).

Comme toute transition, la migration est donc ce qui définit l’existence d’un « avant » et d’un « après », au point de vue physique et psychique (Boutinet, 2014; Matas et Pfefferkorn, 1997). En effet, la migration implique une mobilité géographique qui se dessine bien souvent, sans que ce soit toujours le cas, au-delà des frontières du pays d’origine. L’individu se retrouve ainsi plongé dans un environnement où les codes culturels, les normes et les valeurs ainsi que la langue d’usage, entre autres, lui sont inconnus. Ainsi, cette mobilité physique a pour corollaire une mobilité psychique où l’individu vivra de profonds changements identitaires. C’est en ce sens que la migration est associée à une renaissance (Grinberg et Grinberg, 1986; Pfefferkorn, 2001), à un espace-temps de la transition (Guilbert, 2010; Guilbert et Prévost, 2009).

Adoptant une perspective constructiviste, Mary L. Anderson et ses collaboratrices (2012) proposent, à l’intention des cliniciens, le modèle de l’individu en transition. Ce modèle théorique, qui vise à outiller les professionnels dans leurs interventions auprès des personnes qui vivent une transition, se décline en trois étapes : l’approche des transitions (identification des transitions et du processus de transition), le bilan des ressources d’adaptation et l’intervention (Anderson et al., 2012; de Billy Garnier, 2015). Anderson et ses collaboratrices donnent une définition assez générale de la notion de transition : « In broad terms, a transition is any event or non-event that results in changed relationships, routines, assumptions, and roles. Transitions have been placed conceptually within a developmental framework, described as turning point or as a period between two periods of stability » (Anderson et al., 2012, p. 39). En ce sens, un divorce, la parentalité, l’immigration ou un changement de carrière peuvent être appréhendés comme une transition dans la vie de l’individu.

Le modèle de l’individu en transition propose d’analyser les transitions vécues par l’individu adulte à partir de la compréhension qu’il en a et du sens qu’il leur attribue. De même, ce modèle prend en compte différents facteurs qui peuvent avoir une influence sur les transitions, notamment les facteurs individuels, contextuels, de même que les ressources du milieu. En ce sens, à l’instar des tenants de la perspective des parcours de vie (Sapin et al., 2007), Anderson et ses collaboratrices précisent que les individus, compte tenu de l’imbrication des diverses trajectoires qui composent leur existence, doivent le plus souvent faire face à plus d’une transition de façon

simultanée. Enfin, ces auteures soutiennent que les périodes de transition peuvent se révéler des opportunités de développement et de mutation pour l’individu, alors qu’il se défait de certains rôles et comportements qui ne lui correspondent plus pour en acquérir de nouveaux (Anderson et al., 2012; de Billy Garnier, 2015).

Par ailleurs, pour les psychologues Anne-Nelly Perret-Clermont et Tania Zittoun qui s’inscrivent dans le courant de l’interactionnisme symbolique :

La notion de transition permet de parler de périodes de changements importants dans la vie : parce qu’elle change ou change de cadres d’activités, la personne vit une forme de rupture et va devoir s’adapter à de nouvelles situations. Ces changements impliquent en général à la fois que la personne occupe une nouvelle place69 dans l’espace social impliquant de nouveaux rôles, qu’elle acquière des connaissances et compétences sociales, cognitives et pratiques, qu’elle redéfinisse son identité et donne un sens aux nouvelles données et à la transition elle-même (Perret-Clermont et Zittoun, 2002, p. 12).

Pour Perret-Clermont et Zittoun, la transition peut donc devenir une occasion de développement à partir du moment où l’individu « parvient à inscrire ses modifications, ses compétences, son identité présente, dans une forme de récit englobant » (2002, p. 12), c’est-à-dire à partir du moment où l’individu réussit à donner un sens à ce qu’il vit. À cet égard, elles identifient certains facteurs qui soutiennent la reconstruction identitaire de l’individu et favorisent les apprentissages en contexte de formation.

Ainsi, le cadre social, caractérisé par des normes, par des pratiques et par des symboles, permet de mettre en place une structure qui soutiendra le processus d’apprentissage. Toutefois, pour que les effets bénéfiques du cadre social prennent forme, celui-ci doit pouvoir laisser place au développement de relations interpersonnelles basées sur la confiance et sur le respect mutuels : « la capacité des formateurs à accepter le dialogue, à rencontrer l’autre dans sa spécificité, sont importantes pour que l’apprenant puisse à la fois se sentir poussé, tenu et autorisé à douter » (Perret-Clermont et Zittoun, 2002, p. 14). D’ailleurs, Perret-Clermont et Zittoun soutiennent que les relations interpersonnelles jouent un rôle fondamental par les diverses formes de soutien qu’elles apportent à l’individu (soutien émotionnel, travail de co-élaboration de l’expérience et de significations, co-résolution de tâches, échanges de savoirs) (2002, p. 14). De même, l’opportunité pour les individus d’identifier au cœur de leur environnement des ressources symboliques dont la signification peut contribuer à assouvir leur quête de sens soutient fortement le processus de redéfinition identitaire. À cet égard, l’expérience des autres, « symbolisée dans des récits, des images, des fictions » (Perret-Clermont et Zittoun, 2002, p. 14), se présente comme une ressource d’une grande valeur. Enfin, Perret-Clermont et Zittoun soulignent qu’il est fondamental que les apprenants puissent bénéficier d’une marge d’essai et d’erreur afin de pouvoir se permettre d’essayer et de se tromper sans être pénalisés. « L’erreur est en soi formative : elle permet d’explorer des issues

possibles et d’acquérir de l’expérience, relance la réflexion et la recherche de solutions » (Perret-Clermont et Zittoun, 2002, p. 14). Cet espace, où les expérimentations sont possibles, permet aux apprenants de se laisser aller à la rêverie, de réfléchir aux expériences antérieures, de s’approprier celles qui sont en cours ainsi que de se projeter dans un avenir où s’ouvre un monde de possibles (Perret-Clermont et Zittoun, 2002).

Dans le cadre de cette thèse, l’expérience de la migration se présente donc comme un espace-temps de transition, où l’individu doit s’approprier de nouveaux rôles sociaux en plus de devoir faire de nouveaux apprentissages participant à son adaptation et à son intégration à la société d’accueil, notamment à l’apprentissage du français. Pour ce faire, il devra renouer avec un sentiment de cohérence identitaire, ce qui sera rendu possible grâce au sens qu’il parviendra à attribuer aux différentes expériences dans lesquelles il est engagé. De même, certains facteurs (cadre social, relations interpersonnelles, ressources symboliques ainsi que marge d’essai et d’erreur) se présentent comme des sources de soutien pour l’individu en transition afin qu’il puisse en tirer des apprentissages. En lien avec nos principaux questionnements de recherche, il est pertinent d’observer en quoi les différents milieux fréquentés par les réfugiés d’origine bhoutanaise en vue de développer des connaissances en français incarnent certains des éléments énoncés par Perret-Clermont et Zittoun (2002).

Outline

Documents relatifs