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Chapitre 5 Les premiers jours suivant l’arrivée, les premières semaines d’installation et les mois d’attente

5.5 Les mois d’attente avant l’entrée en francisation institutionnelle

5.5.2 Les opportunités d’emploi avant l’entrée en francisation

L’analyse des parcours des réfugiés rencontrés révèle que certains d’entre eux ont eu l’opportunité d’occuper un emploi dans les mois qui ont précédé leur participation au programme de francisation offert par le ministère de l’Immigration. Parmi les différents types d’emploi occupés se distinguent celui de la cueillette de fraises dans l’industrie maraîchère et celui d’interprète. Entre autres, on observe que ces premières expériences professionnelles au Québec prennent appui sur des expériences de travail, des compétences et des connaissances personnelles qu’ils ont acquises au Bhoutan ou dans les camps de réfugiés au Népal.

La cueillette de fraises dans l’industrie maraîchère

Les réfugiés d’origine bhoutanaise ont été nombreux à travailler à la cueillette de fraises à l’Île d’Orléans, située en périphérie de la ville de Québec. À cet égard, il faut savoir que les producteurs maraîchers, soutenus par l’Union des producteurs agricoles, ont développé un système de recrutement et de transport facilitant le déplacement quotidien de centaines de travailleurs domiciliés à Québec vers les différentes fermes établies dans la région de la Capitale-Nationale. Ainsi, les travailleurs intéressés n’avaient qu’à remplir un formulaire distribué à grande échelle par le Centre d’emploi agricole de la Capitale-Nationale-Côte-Nord (CEA Capitale- Nationale-Côte-Nord) afin d’être ajoutés à la banque de candidats pour la cueillette de fraises. Par la suite, ils étaient contactés par les employeurs au moment où ces derniers avaient besoin de main d’œuvre.

Parmi les réfugiés rencontrés, six ont raconté avoir travaillé à la cueillette de fraises. Si certains n’y ont œuvré que quelques jours, comme ce fut le cas pour Abani, Biwsa et Karna Maya, d’autres, comme Chandra, Prakash et Indra, s’y sont adonnés pendant plus d’un été. L’analyse des propos recueillis révèle que certains d’entre eux ont bien apprécié leur expérience de travail dans les champs, malgré qu’il s’agisse d’un emploi particulièrement exigeant physiquement.

Les agentes en milieu interculturel ont été témoins de cet engouement pour la cueillette de fraises chez les réfugiés d’origine bhoutanaise. Élodie raconte que des séances d’informations organisées par la CEA Capitale- Nationale-Côte-Nord, en présence d’un interprète népalophone, étaient spécifiquement destinées à l’intention de ce groupe de réfugiés. Elle ajoute que l’information circulait entre les familles d’origine bhoutanaise et que cela les incitait à tenter l’expérience : « D’année en année, ça se parle. […] Puis, il y a une famille, arrivée en décembre, qui parle très peu français et elle me disait : « Ah! Cueillir les fraises, les fraises! » Élodie ajoute que c’est une tâche que plusieurs pouvaient effectuer avec facilité, ce qu’elle met en lien avec leurs expériences antérieures en agriculture :

C’est simple pour eux, cueillir des fraises. Il y en a beaucoup, lorsque je leur demande ce qu’ils faisaient au Népal, il y en a beaucoup qui travaillaient de l’agriculture, les poulets, l’élevage d’animaux, la culture de fruits et de légumes. Donc, ce sont déjà des trucs qu’ils connaissent assez bien, c’est sûr que des fraises peut-être pas, mais une fois qu’ils ont vu quelqu’un le faire, ils sont capables de le faire aussi, c’est assez simple. Ils aiment bien ça. À toutes les années, ils sont prêts.

D’ailleurs, Prakash évoque par lui-même cette comparaison entre la cueillette de fraises et ses expériences passées, référant ainsi à un certain sentiment de continuité : « Népal, c’est comme ça le travail ». Pour Indra, les conditions de travail dans les champs demeuraient somme toute moins difficiles que celles qu’il avait connues au Népal : « Parce que je suis habitué de travailler fort au Népal. Rires […] Je travaillais comme aide- maçon. […] Ramasser les fraises, c’est très facile pour moi ». Il ajoute que le salaire qu’il pouvait obtenir pour la cueillette des fraises, soit environ 80,00 $ par jour, était de loin supérieur à ce qu’il gagnait au Népal, ce qui peut expliquer son appréciation des conditions de travail dans les champs de fraises. À cet égard, Élodie raconte que les employeurs se disaient généralement très satisfaits du travail effectué par les réfugiés d’origine bhoutanaise : « Souvent, ils aiment bien les Bhoutanais, parce qu’ils sont efficaces, ils ramassent bien ».

Enfin, il est intéressant de souligner qu’il était souvent fait mention de relations familiales lorsqu’il était question de la cueillette de fraises. Par exemple, Chandra raconte qu’il a travaillé à la cueillette de fraises en compagnie de son père et de sa mère. Prakash explique qu’il avait convenu, avec sa conjointe, qu’ils travaillaient en alternance. Ainsi, l’un d’eux demeurait à la maison pour prendre soin des enfants, alors que l’autre partait dans les champs pour la journée. Prakash ajoute que leur fils aîné les a accompagnés à quelques reprises. À cet égard, les agentes en milieu interculturel précisent que la présence des enfants d’âge scolaire dans les champs était acceptée, ce qui apparaît comme un facteur ayant favorisé la participation de ces réfugiés à cette activité.

L’interprétariat

Faisant appel à un tout autre registre de compétences, quatre réfugiés rencontrés, Tila, Moni, Govinda et Binaï, ont été engagés comme interprètes par des organismes communautaires. L’arrivée continue de plusieurs groupes de réfugiés d’origine bhoutanaise au cours de la période 2009-2013 a obligé les organismes à recruter rapidement des interprètes népalophones afin de pouvoir répondre aux besoins de cette nouvelle cohorte de réfugiés. Fait intéressant, Tila, Moni et Govinda ont été approchés pour travailler comme interprètes à peine quelques jours après leur arrivée en sol québécois. À cet effet, on observe qu’ils ont été sollicités grâce au fait qu’ils avaient une bonne connaissance de l’anglais. L’analyse des propos recueillis démontre que même si le travail d’interprète s’avère difficile à certains égards, il peut être source de reconnaissance personnelle et professionnelle. À cet égard, le cas de Tila est particulièrement éloquent en ce qu’il illustre sa capacité à saisir les opportunités qui se présentent sur son parcours, à les utiliser en tant que stratégies pour favoriser l’apprentissage du français, tout en contribuant à son processus d’adaptation et d’intégration à la société québécoise.

Dans les premiers jours suivant son arrivée à Québec, Tila a été approchée par la directrice d’un organisme communautaire, alors qu’elle assistait à une séance d’information destinée aux nouveaux arrivants : « Elle m’a demandé ça [travailler comme interprète] et j’ai dit oui, parce que je voulais travailler. Au Népal aussi je travaillais, et j’aimerais ça. […] J’ai dit tout de suite oui. J’ai commencé à travailler ». D’emblée, on observe que Tila évoque d’elle-même une certaine continuité entre son expérience de travail au Népal et son souhait d’occuper un emploi au Québec. Quoiqu’elle n’en fasse pas mention, il importe de considérer le court laps de temps qui s’est écoulé entre son arrivée et le moment où s’est présentée cette opportunité d’emploi. Encore fascinée par le nouvel environnement qu’elle découvrait avec enthousiasme, elle n’a pas vécu de longue période d’attente marquée par l’isolement, comme ce fut le cas pour certains de ses compatriotes. Rapidement, elle a été sollicitée pour mettre en œuvre des compétences qu’elle avait acquises dans les camps de réfugiés, notamment sa connaissance de l’anglais.

En dépit de son enthousiasme, Tila raconte que les premières semaines de travail n’ont pas été faciles, alors qu’il lui arrivait régulièrement de ne pas comprendre plusieurs des termes utilisés par les différents professionnels de la santé. En réponse à cette situation, elle a posé des questions, demandé à ce que les professionnels reformulent certains de leurs propos : « Quand même, je leur ai demandé plusieurs fois de répéter pour bien comprendre, et pour bien expliquer aux clients aussi » (Tila). On observe ici que le souci de bien accomplir son travail agissait comme moteur à l’amélioration de sa connaissance du français. D’ailleurs, Tila souligne qu’elle avait conscience que sa pratique d’interprète s’améliorait peu à peu : « Moi, j’étais moins gênée. Moi, j’étais plus confiante. Je traduisais bien aussi. Tout était clair ». À cet égard, Tila ajoute que ses

compétences comme interprète ont rapidement été reconnues par les professionnels de la société d’accueil : « Il y avait un infirmier, je ne me souviens pas son nom, il dit : « C’est tellement différent quand on a toi. Il y a une grande différence! » Alors qu’elle se considère profondément « chanceuse » de bénéficier d’un tel espace de valorisation de ses compétences, Tila exprime du même coup sa grande reconnaissance envers la directrice de l’organisme communautaire qui l’a employée : « Je dis souvent à ma boss qu’elle […] m’a donné une grande chance … » En fait, ce qu’elle perçoit comme « une grande chance » peut également être interprété comme une capacité à mobiliser certaines compétences (connaissance de l’anglais) en vue de les mettre à contribution au sein de la société d’accueil (agir comme interprète auprès de ses compatriotes), en plus de favoriser la réalisation de nouveaux apprentissages (connaissance du français). De plus, ces apprentissages se veulent une forme de réalisation personnelle et professionnelle qui participe à donner sens à sa vie au sein de la société d’accueil.

À cet égard, les personnes-ressources rencontrées témoignent des opportunités et des retombées liées au travail d’interprète : « C’est la porte d’entrée être interprète. Parce que là, tu vas travailler, tu vas être payé pour le faire, puis tu vas rencontrer du monde. Tu sais, il y en a beaucoup avec le [nom de l’organisme] qui sont interprètes dans le milieu de la santé, donc ça leur permet d’améliorer leur français » (Anaïs). En effet, le terme « porte d’entrée » s’avère tout à fait approprié pour décrire cet emploi qui permet aux nouveaux arrivants de créer un premier réseau dans le milieu professionnel. Tila affirme qu’elle connait très bien les médecins qui travaillent à la Clinique santé des réfugiés, « puis ils me connaissent aussi ». Govinda, qui a adoré le travail d’interprète, abonde dans le même sens : « Oui. Maintenant, tout le monde connait Govinda. Immigration Québec, autres madames. J’ai travaillé environ trois ans [comme interprète] ». Il a quitté cet emploi à regret à cause des conditions de travail plutôt précaires qui prévalaient à l’époque. Père de famille, il devait trouver un emploi qui lui assurerait une plus grande sécurité de revenus.

De plus, soulignons que le travail d’interprète permet de développer des compétences qui sont fortement valorisées sur le marché du travail québécois, comme faire preuve d’initiative et d’autonomie dans l’exécution des tâches assignées. De même, les interprètes sont appelés à faire plusieurs apprentissages relatifs au fonctionnement des nombreuses institutions et des différents réseaux de services qui structurent l’organisation de la vie sociétale au Québec, puisqu’ils interviennent dans différents lieux et établissements (organismes communautaires, écoles primaires et secondaires, poste de police, palais de justice, cliniques médicales, centres hospitaliers). En ce sens, il a également été mentionné que leur travail d’interprète leur a permis de développer une bonne connaissance de la cartographie de la ville : « La ville de Québec aussi, je connais beaucoup. Plus que les autres! Parce que je me promène à plusieurs endroits » (Govinda).

Premier lieu d’emploi où on observe la mise en œuvre concrète de stratégies visant à favoriser l’apprentissage du français, force est de reconnaître que l’interprétariat n’est pas un travail accessible à tous. Néanmoins, les réfugiés qui ont occupé ce poste ont témoigné de nombreux apprentissages, qu’ils s’agissent de la connaissance du français, d’une meilleure connaissance géographique de la ville de Québec et du fonctionnement de la société québécoise (système de santé, service de police, palais de justice). Enfin, il appert que le travail d’interprète contribue au besoin de réalisation personnelle, tout en permettant d’obtenir une reconnaissance de la part de ses compatriotes et des membres de la société d’accueil.

En somme, il semble que le fait d’occuper un emploi au cours de la période d’attente avant la participation au PILI ait des retombées positives chez les réfugiés rencontrés, puisque cela contribue à briser l’isolement, à donner un sens à leur quotidien et à favoriser de premiers contacts avec les membres et les institutions de la société d’accueil. Par ailleurs, on remarque que ces premières expériences sur le marché de l’emploi permettent aux réfugiés rencontrés de mobiliser des connaissances et des savoir-faire acquis dans leur pays d’origine en vue de les actualiser en compétences professionnelles en contexte québécois, tout en favorisant l’apprentissage du français.

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