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Chapitre 2 Positionnement épistémologique et approche théorique

2.5 Les apprentissages de la migration

Dans la littérature scientifique, les réfugiés ont longtemps été présentés comme des victimes qui auraient beaucoup, si ce n’est pas tout, perdu (pays, famille, proches, biens matériels, temps, etc.) du fait de leur exil forcé (Ginieniewicz et McKenzie, 2014; Malkki, 1996; Vatz Laaroussi, 2009). Peu d’études ont porté sur les ressources personnelles de ces migrants, sur les apprentissages et sur les savoirs d’expérience qu’ils ont acquis dans les camps de réfugiés, au cours de la migration et des expériences de mobilités secondaires (Guilbert, 1994, 2004, 2010, 2011; Vatz Laaroussi et al., 2007, 2010). Plus rarement encore, il a été question d’examiner en quoi l’expérience vécue dans les camps pouvait s’avérer, ou non, source de résilience pour les réfugiés et pouvait influencer leur processus d’adaptation au sein de leur société d’accueil (Harrell-Bond, 1999; Jacob, 2003).

L’anthropologue Barbara Harrell-Bond (1999) est l’une des premières à avoir examiné le processus de relation d’aide qui s’instaure entre les réfugiés et ceux qui offrent cette « aide » dans les camps de réfugiés. Des témoignages recueillis auprès de réfugiés dans les camps de réfugiés africains démontrent que l’attitude adoptée par certains intervenants, particulièrement dans la façon dont ceux-ci prenaient en charge les réfugiés en offrant l’aide, était source de frustrations et d’humiliation pour ces derniers. Privés de la possibilité de prendre des décisions et d’assumer des responsabilités, dépourvus d’opportunités de partager leurs compétences et

savoirs, les réfugiés exprimaient avoir ressenti, dans ces relations, une forme d’infantilisation qui a conduit certains à une perte graduelle d’autonomie et de confiance en soi. C’est en réaction à ce constat que Harrell- Bond énonçait : « Refugees must not be settled, but must be allowed to try to settle themselves » (Harrell-Bond, 1986, p. 300).

À partir d’observations réalisées au Phanat Refugee Processing Center au sein du camp de réfugiés Phanat Nikhom, en Thaïlande, l’ethnologue Lucille Guilbert (1994) soulève certains paradoxes inhérents à la vie dans un camp de réfugiés. Alors que le temps passé dans les camps peut bouleverser profondément, et parfois irrémédiablement, le sentiment de sécurité ontologique de l’individu, celui-ci peut également présenter des opportunités d’apprentissages qui peuvent favoriser le processus d’adaptation et d’intégration dans le pays de réinstallation. Dans son rôle d’enseignante du français et de la culture québécoise à l’École du Québec au Phanat Refugee Processing Center, Guilbert a côtoyé des centaines de réfugiés d’origine vietnamienne qui avaient été sélectionnés par la délégation du Québec en vue d’être réinstallés au sein de cette province. Elle a donc été à même d’observer la capacité des réfugiés à faire l’apprentissage des rudiments du français, ainsi que certains obstacles liés aux conditions d’enseignement et à des motifs d’ordre psychologique qui entravaient le processus d’apprentissage de la langue (Bertrand, 1990, 1992; Guilbert, 1994).

Dans une perspective similaire, l’ethnologue Lisa Gilad (1990) a abordé la question des apprentissages réalisés au cours de la migration. À partir de son expérience de terrain auprès de réfugiés d’origines diverses accueillis à St-John’s, dans la province canadienne de Terre-Neuve, elle démontre de quelle façon chaque étape du processus migratoire contribue à l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances chez les réfugiés. Elle a observé que les compétences que développent les réfugiés reflètent les nécessités auxquelles ils ont dû faire face dans les camps. Certaines compétences sont d’ordre organisationnel, alors que d’autres sont le fait d’apprentissages de langues, de nouvelles coutumes, de différents comportements et modes de vie. Selon Gilad, l’ensemble des compétences que peuvent développer les individus en situation de migration repose sur une capacité spécifique : « the hability to engage in information-seeking behavior » (Gilad, 1990, p. 299). Les réfugiés, du fait du processus souvent complexe qui mène à l’obtention de leur statut, n’auraient d’autres choix que d’apprendre « how to ask and how to observe » (Gilad, 1990, p. 299), et ce, toujours en tenant compte des particularités des situations dans lesquelles ils se trouvent.

Toujours sur la question des apprentissages chez les migrants, le sociologue Jean-Pierre Hassoun (1997) s’est intéressé au cas des réfugiés Hmong du Laos réinstallés en France à la fin des années 1970. Peuple montagnard victime de violents conflits, société nomade sans écriture, mais possédant une riche littérature orale, les Hmong ont répondu avec inventivité au défi de leur adaptation en sol français. Par l’étude des rituels de la naissance, du mariage et de la mort, Hassoun expose les transformations de ces pratiques traditionnelles

et explique comment elles sont le fait d’innovations culturelles et d’adaptations symboliques et pratiques. Il démontre, par le fait même, les capacités d’adaptation des groupes et des individus en contexte de migration forcée en fonction des façons d’être et de faire qui prévalent dans le nouvel environnement culturel.

Nos travaux portant sur les imbrications entre projets d’études et projets d’immigration des immigrants et des étudiants internationaux (Guilbert et Prévost, 2009) avaient notamment pour objectif d’identifier les apprentissages, les savoirs et les compétences développés au cours de la mobilité. À cet égard, les analyses avaient permis d’opérer une distinction entre les apprentissages formels, les apprentissages informels et les savoirs d’expérience (Le Bossé et al., 2006; Sheppard, 1998). En contexte d’immigration, les apprentissages formels réfèrent aux apprentissages réalisés dans un cadre structuré, voire institutionnel. Il peut donc s’agir aussi bien des cours de francisation que des différentes séances d’accueil et de formation à l’intention des nouveaux arrivants. Les apprentissages informels réfèrent davantage aux apprentissages réalisés « en milieu naturel » (Adami, 2009, p. 37), soit dans le contexte des interactions quotidiennes : « il n’est ni organisé ni structuré et possède la plupart du temps un caractère non intentionnel de la part de l’apprenant » (Blons-Pierre, 2016, p. 98). En ce sens, l’apprentissage du français par les interactions avec les membres du voisinage ou celui des normes tacites de fonctionnement de la classe de francisation et de la société d’accueil correspondent à des apprentissages réalisés en contexte informel.

D’ailleurs, pour Hervé Adami (2009), le processus d’apprentissage d’une langue étrangère chez les migrants d’âge adulte serait davantage le fait d’un apprentissage en « milieu naturel » plutôt que d’un apprentissage « guidé » (Adami, 2009, p. 37). À cet effet, il rapporte la distinction précisée par Daniel Véronique (1984, cité dans Adami, 2009) entre « apprentissage guidé » et « apprentissage naturel ». Le premier type réfère à une forme d’apprentissage caractérisée « par un temps et un espace spécifique, par la présence, virtuelle ou physique, d’un apprenant et d’un enseignant ou d’un conseiller, par une démarche pédagogique et par des outils », alors que le second type se fonde plutôt sur des « activités linguistiques et communicationnelles non dissociées du faire social » (Adami, 2009, p. 37). L’apprentissage guidé ne correspondrait d’ailleurs qu’à une courte période dans le « temps long » du processus d’apprentissage du français du migrant qui se déroulera en majeure partie dans un environnement naturel, pour ne pas dire « sur le tas » (Adami, 2009, p. 38). En fait, la plupart des migrants expérimenteraient une trajectoire où se conjuguent les deux types d’apprentissages (Adami, 2009; Adami et Leclercq, 2012, 2012; Alen et Manço, 2012; Archibald et Chiss, 2007).

Par ailleurs, il a été démontré que l’expérience de la migration favorise l’acquisition de compétences, notamment en termes de capital humain (Hagan et al., 2015; Hagan et Wassink, 2016; Williams et Baláž, 2005), qui peuvent servir de tremplin au déploiement de stratégies pouvant favoriser le processus d’intégration à la société d’accueil. À cet égard, une étude réalisée auprès de migrants mexicains peu scolarisés ayant séjourné de façon

temporaire aux États-Unis démontre la capacité de ces derniers à mobiliser les compétences acquises de façon informelle, avant et au cours de la migration, en vue de soutenir le démarrage de leur propre entreprise une fois de retour au Mexique (Hagan et Wassink, 2016). Dans une perspective plus large, il a également été démontré que les multiples expériences de mobilité permettent le développement d’un éventail de savoir-faire qui se traduit par l’acquisition de compétences techniques liées au marché du travail (agriculture, menuiserie, maçonnerie, conduite de véhicule, etc.) ainsi que par l’acquisition de compétences relevant davantage de capacités à communiquer ou à prendre des décisions (Hagan et al., 2015). De même, les chercheurs ont observé des interrelations entre migration internationale, développement des compétences et mobilité sociale (Dustmann, 1999; Williams et Baláž, 2005), quoiqu’elles demeurent peu documentées (Hagan et al., 2015).

Enfin, ces différents travaux nous mènent à explorer la notion d’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning) (Jarvis, 2007, 2009), qui rejoint de près les fondements de la théorie du développement tout au long de la vie (lifespan development) (Fingerman et al., 2011) et la perspective des parcours de vie (Sapin et al., 2007). Peter Jarvis (1937-2018), théoricien de l’éducation renommé, définit la notion de lifelong learning : « […] as the combination of processes throughout a lifetime whereby the whole person – body (genetic, physical and biological) and mind (knowledge, skills, attitudes, values, emotions, beliefs and senses) – experiences social situations, the perceived content of which is then transformed cognitively, emotively or practically (or through any combination) and integrated into the person’s biography resulting in a continually changing (or more experienced) person » (Jarvis, 2007, p. 1).

Ainsi, on observe que l’apprentissage est appréhendé en tant que processus global qui repose sur les perceptions et sur l’interprétation que l’individu a des situations dans lesquelles il est engagé. En ce qui concerne le processus d’apprentissage, Jarvis (2007) insiste sur le fait que celui-ci se réalise essentiellement par l’intermédiaire des interactions et des relations : « […] it is important to note that we are born in relationship and that we live the whole of our lives within a social context; […]. Consequently, no theory of learning can legitimately omit the life-world or the wider social world within which we live since learning is a process of transforming the experiences that we have and these always occur when the individual interacts with the wider society » (Jarvis, 2007, p. 2).

Cette relation indissociable entre l’environnement et l’apprentissage rejoint la réflexion de Perret-Clermont et Zittoun (2002) qui mettaient l’emphase sur le rôle du cadre social et des relations interpersonnelles comme soutien à l’apprentissage.

Dans le cadre de cette thèse, nous retenons que la période vécue dans les camps de réfugiés peut, malgré les difficultés qui y sont associées, s’avérer la source de nombreux apprentissages pour les personnes concernées

(Guilbert, 1994; Harrell-Bond, 1999). En ce sens, il a été démontré que chaque étape du parcours migratoire participe au développement de compétences et de connaissances chez les migrants (Dustmann, 1999; Gilad, 1990; Hagan et al., 2015; Williams et Baláž, 2005). De même, les contraintes auxquelles ils ont à faire face conduisent les réfugiés à déployer des stratégies innovantes en puisant au cœur de leurs compétences culturelles, tout en s’appuyant et en prenant en compte les caractéristiques sociales et culturelles de leur nouvel environnement (Gilad, 1990; Hassoun, 1997). Par ailleurs, les apprentissages de la migration se déclinent sous des formes diverses, qu’il s’agisse d’apprentissages formels, informels ou de savoirs d’expériences (Blons- Pierre, 2016; Guilbert et Prévost, 2009; Le Bossé et al., 2006; Sheppard, 1998). Nous porterons une attention particulière aux apprentissages informels réalisés par les réfugiés d’origine bhoutanaise, notamment ceux qui prennent forme dans le contexte des interactions quotidiennes.

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