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Le rapport au temps

Dans le document Errances urbaines (Page 115-121)

I LES INSTITUTIONS

C/ DIMENSION SYMBOLIQUE DE L'ALIMENTATION DES SANS DOMICILE FIXE

4) Le rapport au temps

Dans la plupart des sociétés, l'alimentation est très structurée et répartie dans la journée. Tel aliment s'associe avec tel autre et se consomme à tel moment de la journée. Le matin, les Français prennent un repas sucré alors que les deux suivants sont à dominante salée. Cela ne se retrouve pas souvent dans la nourriture qui est fournie aux SDF. Les "repas" du matin sont constitués de soupe et de sandwich, car les associations concernées estiment que la nourriture du SDF doit être consistante, surtout lorsqu'il fait froid. En revanche, si le SDF se rend ensuite à un repas ou soupe/sandwich le midi, il mangera pratiquement la même chose (puisque le contenu des sandwichs est peu variable). En revanche, le soir, il n'est pas aisé de trouver une association d'accueil correspondant à ses attentes, surtout pendant l'été. L'alimentation des SDF dépend donc de l'ouverture des centres dans lesquels ils peuvent être admis, mais aussi de leurs possibilités pécuniaires et enfin de ce qu'ils auront trouvé par les techniques évoquées précédemment. Ces facteurs rendent leur alimentation très variable d'une période sur l'autre. Abondante et bourrative pendant un moment, frugale et pauvre à un autre.

Les SDF établissent souvent des parcours leur permettant de se rendre dans les différentes institutions selon leurs besoins (hébergement, alimentation, vêtement, hygiène, etc...). En dehors des institutions d'hébergement, il n'existe pas d'autre accueil de nuit (sauf "la Moquette" , association dont le simple but est d'accueillir toutes les personnes qui le souhaitent pendant la nuit, mais sans les héberger). En dehors de leurs propres techniques, il est, d'après mon enquête, impossible aux SDF de

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trouver de quoi se nourrir passé une certaine heure (environ 19 heure l'été et 21 heure l'hiver).

Ces parcours varient selon les jours et les périodes de l'année. Notons à nouveau que de nombreuses institutions fonctionnent sur leur propre calendrier : jours et horaires précis dans la semaine et ouverture cyclique. C'est pendant la période d'hiver (souvent entre le mois de novembre et le mois de mars) que ces institutions fournissent le plus gros effort. L'été les "adresses" sont bien plus rares.

Il semblerait que les SDF (surtout les plus jeunes) qui disposent d'un peu d'argent aient tendance à s'acheter des aliments qui ne favorisent pas un bon équilibre nutritionnel : biscuits, chocolat, boissons sucrées... Il faut dire que les possibilités qui s'offrent à eux sont réduites par l'absence de moyens permettant d'effectuer des préparations culinaires.

L'absorption d'alcool chez certains, est un autre facteur de dérèglement de l'alimentation. L'alcool a tendance à couper les sensations de faim. Les personnes véritablement alcooliques consomment peu de nourriture. Il paraîtrait que cette substance provoque de nombreuses victimes dans le milieu des SDF ; je n'ai aucune documentation traitant de ce sujet, mais l'un des jeunes avec lequel j'ai eu un entretien, m'a cité deux exemples récents de SDF qui étaient morts d'alcoolisme.

"Les Médecins du Monde" est une association apportant des soins gratuits aux personnes en difficulté, et qui reçoivent une majorité de SDF. J'y ai été reçue non pas par des médecins qui, travaillant bénévolement quelques heures par semaine, font en sorte d'ausculter le maximum de personnes et n'ont pu prendre le temps de me recevoir, mais par des secrétaires/infirmières, qui m'ont donné quelques indications au sujet de l'alimentation des SDF. D'après elles, cette alimentation ne provoque pas de pathologies particulières. (L'alcool, en revanche, entraîne de nombreux cas d'ulcères). Il existe un certain nombre de carences, mais qui ne provoqueraient pas de maladies spécifiques évidentes. On peut tout de même souligner que l'alimentation de ces SDF, ne participe pas à leur bon état de santé. Lorsqu'une personne a une maladie particulière, il est courant qu'un médecin lui recommande une alimentation équilibrée (renforcée éventuellement en vitamines, en calcium, etc...). Dans le cas des SDF, l'alimentation souvent déséquilibrée ne concourt pas à la guérison des

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maladies (dues essentiellement au manque d'hygiène, comme les fréquentes maladies de peau).

De plus, leur état dentaire est souvent tel, qu'il leur devient impossible de consommer certaines denrées. Il était fréquent que des personnes refusent les pommes distribuées chez les Soeurs, en expliquant que leurs problèmes de dents ne leur permettaient plus d'en consommer.

Cela réduit d'autant plus, pour ces personnes, l'éventail des denrées qu'elles peuvent ingurgiter.

Denise Brigou, Officier de l'Armée du Salut ayant une longue expérience auprès des SDF, donne ainsi son opinion sur l'alimentation des SDF : "Les menus des SDF constituent une véritable insulte aux régimes savamment vitaminés que les nutritionnistes s'évertuent à composer pour les magasines. Mal nourris, affaiblis, les SDF sont une proie facile pour toute sorte de maladies. Certains sont victimes de scorbut, beaucoup l'évitent de justesse" (Brigou, 1989 : 175).

Le scorbut ne m'ayant pas été signalé à l'association des Médecins du Monde, je ne peux vérifier, pour l'instant, l'information de D. Brigou. (Mais d'après les recherches faites à ce sujet, il me semble fort probable qu'elle dise vrai, étant donné l'absence quasi généralisée d'aliments riches en vitamines C dans l'alimentation des SDF). Elle évoque l'existence d'une réelle malnutrition : "Si la famine a été vaincue en France, la malnutrition fait toujours des ravages dans les catégories les moins favorisées de la population, particulièrement chez nous: les banques alimentaires ne reçoivent pas de fruits et légumes frais" (Brigou, op.cit. : 174).

Si cette malnutrition fait des ravages, l'absence du symbolique et le déni de l'imaginaire, n'en sont pas moins lourds à porter pour cette population délaissée.

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On ne meurt plus de faim à Paris, mais l'aide qui est apportée aux personnes démunies est une aide minimale : on offre aux personnes logées, par le biais de colis, une alimentation qui n'a pas suivi les évolutions de notre société, étudiées longuement par Claude Fischler (Fischler, 1990 : 197). En effet, les aliments qu'il nomme "populaires", "traditionnels" sont, selon la formule de J. Claudian, des aliments "de pénurie", relevant du "goût de nécessité": légumes secs, pâtes, pommes de terre, cidre, etc... "Ces aliments en déclin sont pour la plupart surconsommés, par des catégories sociales elles-mêmes en déclin, et dédaignés par les catégories montantes".

Ces catégories sociales "en déclin" sont alors privées de tout ce qui constitue les actuelles préoccupations alimentaires : l'innovation, le choix des aliments, les recettes variées, la découverte de nouvelles saveurs, la prise en compte d'une diététique, etc... Elles n'ont de satisfaction que celle de l'estomac, mais pas celle de l'imaginaire (le plaisir est absent de cette alimentation).

Puis, plus on descend dans l'échelle sociale, plus l'aide alimentaire se réduit et se dégrade. Après les pauvres logés, il y a les Sans Domicile Fixe considérés comme réinsérables (surtout les jeunes qui prouvent leur volonté de changer de mode de vie et de retrouver une place dans la société par le biais du travail). A ceux-là, on va offrir la possibilité de participer à des repas relativement conviviaux, on va faire en sorte de trouver un hébergement, etc..., si bien sûr, ils effectuent les démarches imposées par l'institution. Une association s'occupant de jeunes SDF jusqu'à 25 ans, exclut toute personne qui n'a pas accompli ces démarches imposées. Un des jeunes avec lequel j'ai pu m'entretenir estime avoir été "viré" parce qu'il avait refusé de partir en foyer d'apprentissage situé en Mayenne ; il s'est retrouvé livré à lui-même du jour au lendemain, sans comprendre réellement les motifs de son exclusion.

Au bas de cette échelle, se trouvent tous les autres SDF, qui ne correspondent pas aux critères définis par les services sociaux et les organismes de réinsertion. Parce qu'ils ne veulent pas se plier à ce que ceux- ci leur imposent ou parce qu'ils ont dépassé l'âge de recevoir une aide, ils n'ont plus accès à grand chose. Mis à part les quelques distributions et repas servis dans des conditions critiquables, ils sont privés de tout ce que le reste de la société valorise. Société qui s'est même préoccupée de recréer une symbolique pour les animaux domestiques : je fais référence aux produits

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allégés, et aux produits conçus pour les jeunes chats (boîte de nourriture spéciale pour chaton). Dans l'une des publicités télévisées, on voit même une femme ajouter une branche de persil sur la pâtée de son animal : les SDF n'ont pas souvent droit à cette faveur !

Rappelons également à quel point les SDF en général sont tributaires des rythmes imposés par les institutions (horaires et périodes d'ouverture), à moins qu'ils aient recours à leurs propres techniques d'obtention de nourriture - dont certaines sont évoquées dans ce travail.

La société du 20ème siècle reproduit à peu près celle du 19ème, d'après ce qu'en décrit J.P. Aron : "La société dominante constitue l'injustice économique en instrument de puissance. La cuisine lui sert d'armoiries, elle y projette sa présomption. L'aliment en est l'anecdote ;

l'essentiel : l'art, le style, le superflu érigés en philosophie. Aux autres, aux réprouvés ressortit le besoin sordide, la nourriture qui vient remplir son rôle animal. Triomphante, la bourgeoisie découvre à table l'esprit que l'aristocratie avait rencontré à la guerre et, mi-stupide, mi-impudente, renvoie à la bestialité les ventres vides, les producteurs réels auxquels, par politique, elle refuse le droit au dîner.

Les nantis ont le droit au pluriel. Ils attribuent à la détresse des structures d'accueil d'inégale hospitalité : celles qu'ils régissent eux-mêmes dans les réfectoires et les œuvres de bienfaisance; celles qu'ils abandonnent aux initiatives, des maisons qui ont pignon sur rue aux organisations précaires : roulottes fabricant la soupe, voiture charriant les déchets, poubelles et assiettes grasses attaquées par les loqueteux..." (Aron, 1976 : 217).

Dans ce même ouvrage (Aron, 1976 : 267-268), l'auteur explique qu'au milieu du 19ème siècle, des savants se sont lancés dans des recherches visant à créer une nourriture du pauvre, "sans doute pas savoureuse, mais nutritive". Des expériences chimiques ont été effectuées dans ce but ; ils tentaient alors de concevoir des aliments à base de gélatine, qui seraient à la fois économiques et nutritifs. Apparemment ces expériences scandaleuses n'ont pas abouti et ne semblent pas avoir été reprises à notre époque. Elles démontrent cependant le mépris dont la société dominante a longtemps fait

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preuve envers une population qui, maintenant encore, n'a plus aucun droit, aucun privilège, même pas celui de pouvoir exprimer ses souffrances.

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LA QUESTION VESTIMENTAIRE CHEZ LE

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