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LE CHOIX DU VETEMENT

Dans le document Errances urbaines (Page 131-134)

I LES SANS DOMICILE FIXE ET LE VETEMENT

B) LE CHOIX DU VETEMENT

Le choix s'effectue en fonction de critères esthétiques, liés à la mode, et de critères fonctionnels, liés au mode de vie. D'après nos observations, si la mode interfère plus ou moins fortement dans la classe d'âge la plus jeune de la population SDF, les critères fonctionnels sont les mêmes pour tous. Le mode de vie est réglé sur les déplacements quotidiens, et sur l'hébergement. Le SDF doit le plus souvent transporter avec lui tout ce qu'il possède. Les consignes des gares reviennent cher63, et les associations64 qui offrent ce

service sont peu nombreuses, vite saturées, et peu pratiques à causes des

62 Le vestiaire du Quai de la Gare offre quelques bleus de travail.

63 Prix constatés à la gare d'Austerlitz le 22 février 1992 : 15 frs la 30x44x85 cm, 20 frs la 30x60x85 cm, et 30 frs la 50x60x85 cm. Prix valables pour 72 heures maximum.

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horaires. Aussi, le SDF doit-il, en plus de ses vêtements de rechange, garder sur lui tous ses papiers.

Les nombreux vols sont commis surtout dans les gares. Mais il arrive que certains SDF "perdent" leurs papiers. Ceci est, pour une grande part, dû au manque de poches, fermées et protégées contre les vols et les pertes, à l'intérieur des vestes. Le trafic de papiers d'identités ne les met pas non plus à l'abri d'agressions, surtout lorsqu'ils dorment dans la rue. Un repérage moins évident de la part des agresseurs et des "Bleus" détermine une stratégie sur le choix de l'ensemble de la tenue.

Au cours de notre recherche, nous avons remarqué que beaucoup de SDF utilisaient des stratégies qui leur conféraient une apparence conforme à la plus grande masse des individus.

Acheter soi-même est une pratique individuelle adoptée par de nombreux SDF. Les jeunes ont tendance à préférer s'habiller eux-mêmes en achetant leurs vêtements. Dans la mesure où ils gagnent de l'argent (par le travail, les dons, les allocations ou les prestations), certains portent des vêtements achetés et choisis par leurs soins. Ceci permet une invisibilité partielle65 et le suivi de la mode.

Dans ce cas, c'est surtout la tenue de ville qui est adoptée. Voici un exemple de description66 : un jeune homme porte une chemise en coton à

carreaux rouges et blancs boutonnée jusqu'en haut, une veste en cuir noir sur laquelle est accroché un pin's Rolls Royce, une chaîne en or par dessus la chemise, un pantalon de toile de coton noire, ample, à pince. Il est bien coiffé, rasé de près et souriant. De type africain, il ne parle pas de la "sape" (Gandoulou, D.J., 1984) car ses projets sont immédiats : il doit faire face au quotidien et à la réalité de sa situation de SDF. L'apparence repose sur une logique différente de celle décrite par Justin-Daniel Gandoulou. Le prix des pièces vestimentaires achetées est parfois, paradoxalement à leurs revenus, fort élevé, surtout lorsqu'il s'agit de vêtements de marque, tel Lacoste,

65 En effet, le nombre de tenues est limité par la pauvreté et l'encombrement. Ainsi, une tenue sale le restera, car les effets de rechange sont surtout des sous-vêtements.

66 Une typologie du vêtement de la population SDF serait délicate du fait de son hétérogénéité. Pourtant, il existe des tendances et des attitudes communes qui autorisent un regroupement.

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Chevignon, etc. Un autre jeune homme me dit porter un blouson de cuir valant trois mille francs, le prix pour lui d'un mois de salaire. Il n'est cependant pas question d'économiser pour s'offrir un tel vêtement, on achète si on en a les moyens au moment où l'on en a envie. Parfois, c'est une occasion qui se présente, dans ce cas, il s'agit surtout de troc ou de marché noir.

Que recouvre l' exagération de cet argent qui n'est pas dilapidé mais investi dans le costume ? Comme le fait observer Colette Pétonnet (Pétonnet, C.,1988 : 33), "Plus le budget est limité, plus il faut opérer des choix dans les privations, plus il faut mettre des freins au désir d'acheter". Or, les besoins ne sont pas que biologiques, ils sont aussi sociaux. De ce fait, la nécessité sociale implique de suivre un certain mode de vie pour qui ne veut être exclu. "Toutes sortes de dépenses que l'on pourrait taxer de superflues sont devenues pour les nationaux des nécessités, parce que vivre en harmonie relative avec le mode de vie ambiant est une nécessité sociale impérieuse"67.

Entre en jeu la dimension sociale, qui reportée sur toute une population, se transforme en une dimension anthropologique, témoignant de biais en réponse à d'autres besoins inassouvis. Ici, le port de vêtements chers ou à la mode (Chevignon, Lacoste…) compense l'état de misère — physique et morale — dans laquelle se trouve le SDF.

Pour les pièces vestimentaires moins chères et sans marque, les lieux sont les magasins Tati, EliSold, les "puces" du marché d'Aligre, de Montreuil… Ce qui représente une multitude de possibilités, surtout utilisées pour les chaussures, car celles-ci sont rares dans les vestiaires, et généralement en mauvais état. Comme le fait remarquer Charles RICHET (Richet,C.,1957 : 63), "il n'est pas de plus mauvaise marque" à propos des chaussures, qui sont la cause de nombreuses infections cutanées.

Les SDF peuvent aussi s'échanger, ou se prêter, certaines pièces de vêtement. Lorsqu'une personne possède plusieurs pièces ayant la même fonction, il peut arriver qu'elle en donne une. Ce don est à la fois un signe de bienveillance, une preuve d'amitié et une décharge de poids superflu. Le manque de casiers et le roulement incessant d'un foyer à l'autre, en passant par la rue de temps en temps, oblige le SDF à se charger le moins possible.

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J'ai plusieurs fois constaté qu'il était fait don de vêtements lorsqu'un hébergé se préparait à quitter le foyer. On se débarrasse d'une veste en trop, d'un blouson trop chaud pour la saison. Le sac en plastique bourré est un indice manifeste qui est source d'ennuis à plus ou moins court terme. Les "Bleus"68 le repèrent très facilement. Les prêts sont une occasion pour

entretenir des relations amicales. Ils s'effectuent à l'intérieur de petits groupes, et ont à la fois un caractère affectif et rassurant. Par exemple, il est arrivé que pour le week-end, un jeune ait prêté ses Santiag à un autre jeune, avec qui, il entretenait une relation de camaraderie.

Enfin, il reste le "vestiaire de la rue". Cela peut être une poubelle, car Paris regorge de biens de consommation en tout genre69. C'est aussi des

initiatives individuelles, comme le montre la photographie (cf. infra ), où un panier de vêtements est mis à la disposition des plus nécessiteux. A l'intérieur du pressing, se trouvent d'autres paniers, pour les personnes qui se sentent honteuses. Les dons sont faits par les clients. Le patron du pressing raconte qu'il avait eu une enfance malheureuse et qu'il faisait ce geste en reconnaissance de sa réussite. Certaines fois, il est arrivé que des personnes viennent spontanément apporter des sacs de vêtements dans un foyer. Ces initiatives ne sont certainement pas uniques, et témoignent, comme pour la nourriture, d'une compassion pour les plus démunis.

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