• Aucun résultat trouvé

LES LIEUX ET LES MODALITES DES DONS a) La Croix-Rouge et les autres

Dans le document Errances urbaines (Page 123-130)

I LES SANS DOMICILE FIXE ET LE VETEMENT

A) LES LIEUX ET LES MODALITES DES DONS a) La Croix-Rouge et les autres

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

Les vestiaires sont des endroits régis par des associations ou des institutions (Emmaüs, Secours Catholique, Croix Rouge…), où l'on trouve des vêtements. Ceux-ci sont gratuits dans certains vestiaires et payants dans d'autres. Sur Paris, il en existe quarante-quatre58. La moitié appartient

à la Croix Rouge. Certains vestiaires d'arrondissement ne délivrent des vêtements qu'à la condition d'y habiter, et de fournir un bon de vestiaire, délivré par une assistante sociale. D'autres ont des critères sélectifs — l'origine ethnique, culturelle, ou l'âge et le sexe — qui n'autorisent qu'une catégorie particulière. Certains n'acceptent les SDF qu'en fonction de leur patronyme (Cf. illustration). Par exemple, la Croix Rouge répartit dans tous ses vestiaires la totalité de la population SDF par ordre alphabétique. Ainsi, ne sont acceptés au vestiaire du 18ème arrondissement que les SDF dont le patronyme commence par un A, un B ou un C. Enfin, ces lieux ne sont souvent ouverts que deux à trois après-midi par semaine59, et souvent

fermés pendant les vacances scolaires. L'entretien qui suit60, fait au

téléphone, illustre une des facettes des vestiaires parisiens. Pouvons-nous penser que pour la Croix Rouge les SDF sont comme les autres démunis ?

N.J. "J’aurais voulu savoir à qui s’adressent les vestiaires de la Croix Rouge ?

C.R. En principe au plus démunis du quartier, et recommandés par l’assistante sociale, des choses comme ça, ou un peu de bouche à oreille bien sûr.

Et qu’est-ce qu’on y trouve dans ces vestiaires ?

Souvent beaucoup de saloperies parce que les gens qui donnent… Moi je suis, je tiens un vestiaire dans le […]ème à Paris, je peux vous dire qu’ils donnent à leur bonne, à leur femme de ménage, au jardinier à la campagne, et ce qui arrive à la Croix Rouge, c’est ce que les autres ont pas voulu.

Et au niveau des heures d’ouverture…

Mais là c’est très variable. Il y a des permanences certains jours, il y a des jours où on reçoit, il y a des jours où

58 D'après "Qui accueille qui dans Paris ?", 1990.

59 Pour exemple, citons celui de la Croix Rouge, situé au 12 rue du Baigneur, 18ème : lundi et mercredi de 15 à 17h.

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

l’on donne. Pour moi, je sais qu’on habille en particulier les vieux comédiens, par exemple, voyez des choses comme ça, mais à titre privé. Mais tous les vingt arrondissements de Paris ne sont pas obligés de faire pareil… Ils sont autonomes.

Que peut-on dire au niveau des fermetures scolaires ?

Ayant leur autonomie, il y en a certains qui ferment pendant les vacances scolaires, parce que ce sont des dames qui sont relativement jeunes mais qui ont des jeunes en scolarité, ou elles partent en vacances, ou elles s’en occupent. Mais en principe les vestiaires sont tenus déjà par des dames plus toutes jeunes. Parce que les jeunes ne veulent plus faire les vestiaires. Parce que les gens quand ils vous donnent des trucs dégueulasses, pas de boutons, pas de fermeture éclair, des choses comme ça… Il y a plus de dames d’œuvres comme dans le temps.

Que doit-on faire pour obtenir des vêtements gratuits dans un vestiaire de la Croix Rouge ?

Il faut avoir une lettre de recommandation, ou de l’assistante sociale, ou ici des services centraux où vous téléphonez. Parce que sinon c’est trop facile. Tous les gens défileraient à tour de rôle dans les arrondissements. Alors en fonction de leur nom, on leur fait un bon de vestiaire.

Et de la même manière, peut-on y venir souvent dans le vestiaire ?

Non. En principe, il y en a qui n’habillent qu’au printemps et en hiver. Mais il y a de moins en moins de donneurs. Vous vous doutez bien que les jeunes portent des jeans, des parkas, des baskets, des trucs comme ça, et après, c’est bon à fiche à la poubelle. Alors, il y a plus de beaux vestiaires dans Paris. Un pardessus dans Paris, vous ne le trouvez plus. Parce que les gens ont une autre façon de s’habiller, c’est plus du tout pareil. Des costumes vous n’en trouvez pas. Ou il faut hélas que ce soit quelqu’un qui meurt. (…) Un pépère, entre soixante-dix et quatre-vingt-quinze ans… Mais je vous assure que les vestiaires de Paris c’est pas la joie. Je parle Croix-Rouge, je ne parle pas d’autres organisations. Elles font comme elles veulent. Mais sinon, c’est pas idéal car les donneurs manquent de civisme et vous donnent n’importe quoi.(…) On fait un vestiaire à bureau fermé, parce qu'il ne faut pas que tous les clochards défilent pour les revendre après. Nous, on travaille beaucoup avec les assistantes

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

sociales ou nos propres œuvres, (…) Voyez, notre layette part au Tibet par exemple.(…) Mais chaque arrondissement a sa façon de faire. Mais dites-vous que dans l’ensemble c'est pas la joie, et qu’il y a des vestiaires qui ferment faute de donneurs de vêtements".

Nous n'avons pas centré l'entretien sur le SDF, mais sur le don et ses modalités. L'interviewée donne un aperçu de l'état d'une partie des vestiaires de la Croix Rouge. Car chaque vestiaire est indépendant et autonome, ce qui est un inconvénient compte tenu de l'absence d'une coordination en la matière. Ceci a pour conséquence une répartition irrégulière et inéquitable des vêtements. D'ailleurs, les SDF en parlent d'une manière identique. Il en est ainsi pour Philippe, 27 ans, à la rue depuis quatre ans, lorsqu'il nous parle du vestiaire :

"(…) quelques fois, on tombe sur des beaux vêtements. Ça dépend de ce qu'ils ont. Une fois, j'ai trouvé une belle veste d'été toute en laine fine, griffée, dans un vestiaire qui avait une réputation de mauvais vestiaire. C'est un coup de chance, un jour on va trouver tout ce qu'il faut, un autre jour on trouvera rien, ou des trucs minables (…)

Le vestiaire que je préfère a fermé. C'était au Secours Catholique, à la Cité Saint-Martin, et il n'existe plus je crois. C'était le meilleur vestiaire de Paris… Sinon, je connais un bon vestiaire du côté de Saint-Paul. Je vais peut-être y aller cette après-midi d'ailleurs. Alors là, souvent ils ont des bonnes affaires, ils ont des beaux vêtements…"

Nous voyons qu'un certain nombre de vestiaires sont, d'après leurs critères, accessibles à une certaine catégorie de personnes dites SDF. Suivant le nom, elle sera orientée sur un vestiaire du Secours Catholique. Suivant l'âge ou le sexe, d'autres portes s'ouvriront. Quoi qu'il en soit, un vestiaire ne donne en moyenne qu'une fois tous les deux mois la possibilité d'un change complet qui comprend des sous-vêtements, une chemise, un pull, une veste, un pantalon. De sorte que le SDF doit utiliser un circuit comparable à celui des centres d'hébergement afin de pouvoir se changer, faute de pouvoir entretenir correctement ses vêtements. Les "bonnes adresses" sont échangées avec parcimonie entre deux rencontres.

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

C'est par la description du vestiaire d'Emmaüs, au 91 quai de la Gare (13ème arrondissement), que nous allons découvrir, suivant une approche qualitative, les lieux et les modalités de ces dons.

b) Emmaüs

Pendant la période de juillet-août, la plupart des vestiaires sont fermés. Ce sont surtout les associations gérées par des bénévoles, trop pauvres en personnel pour offrir leurs services. Le vestiaire d'Emmaüs est considéré par les compagnons comme le seul vestiaire gratuit pendant la période des grandes vacances.

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

Celui-ci est ouvert au public du lundi au vendredi, de 14h à 17h. En cela, il est le seul à Paris à offrir ces horaires, car la plupart des vestiaires ne sont ouverts qu'une à deux après-midi par semaine. Chaque matin, du personnel bénévole féminin vient repasser et raccommoder les pièces vestimentaires qui seront proposées aux dons. Les compagnons trient les vêtements qui arrivent de toute la France. Il s'agit pour l'essentiel des dons effectués auprès des communautés ou du siège, rue du Bourdonnais (1er arrondissement). Le surplus, qui peut compter par ailleurs des pièces vestimentaires de valeur, est vendu à un chiffonnier par l'intermédiaire de la communauté de Neuilly-sur-Marne dont dépend le vestiaire. L'hiver, une partie des locaux, appartenant à la SNCF, est transformée en centre d'hébergement d'urgence. La capacité d'accueil est de soixante-cinq lits.

Pour entrer, on descend un escalier avant d'arriver au milieu d'une grande salle, séparée par un bureau. D'un côté, il y a la salle d'attente, de l'autre, la partie réservée aux vêtements (le vestiaire à proprement parler). Une trentaine de chaises sont réparties dans la salle d'attente. Chacun y prend sa place après être allé s'inscrire, auprès d'une personne assise derrière le bureau, en présentant une pièce d'identité. Le compagnon effectue une recherche dans un fichier, afin de voir si la personne ne s'est pas déjà présentée. Si c'est le cas, le compagnon vérifie si la personne n'est pas venue depuis au moins trois mois. Sinon, elle s'installe sur un siège en attendant son tour. A chaque nouvelle personne une fiche est faite, sur laquelle figure son nom, son prénom, sa situation, et les dates de venues au vestiaire.

L'attente peut durer plusieurs heures. Aussi, un téléviseur couleur a été installé devant l'entrée, au dessus d'une étagère. Les sièges sont dirigés vers ce téléviseur de telle façon que les "clients" (dixit un compagnon) se trouvent face au personnel, qui visuellement n'y a pas accès. D'après les compagnons, certains "clients" viennent uniquement pour regarder la télévision. Nous avons pu constater que deux ou trois personnes arrivaient à l'ouverture pour repartir à la fermeture sans avoir eu accès au vestiaire. Est-ce un moyen pour passer la journée, un moyen pour être en contact avec d'autres individus, ou un moyen pour être hors de la rue : pour se cacher ? Le vestiaire tiendrait lieu, dans ce cas, de centre d'accueil de jour, lieux quasi- inexistants à Paris.

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

Dans la salle d'attente, il est mis à la disposition des personnes un casier contenant des bouteilles d'eau du robinet et plusieurs gobelets. Ceux- ci ne sont pas systématiquement nettoyés après chaque usage et circulent de personne en personne dans la salle61. Des boîtes de gâteaux circulent

également. Parfois, un compagnon sort un paquet de Gauloises qu'il fait distribuer par un des habitués du lieu. Il y a peu d'échange entre les personnes dans la salle d'attente. Chacun attend, sans forcément regarder la télévision.

A l'appel de leur nom, les "clients" viennent se présenter devant le comptoir, un par un. Un autre compagnon leur donne un sac en plastique, de type "Franprix", dans lequel il a mis un tee-shirt, une paire de chaussettes et un slip en coton. Ensuite, il leur donne le sac, et la personne va choisir le reste de ses vêtements. Le parcours est suivi des yeux par le compagnon, qui parfois guide le "client" dans son choix. Il choisit une chemise, un pull, un pantalon, puis une veste. En fonction de la taille et de l'heure, le choix peut être limité d'une à une dizaine de pièces. Le stock proposé n'est pas renouvelé en cours de journée. En fin d'après-midi, les tailles les plus courantes (40, 42) sont manquantes. Alors le compagnon invite le "client" à revenir. Les articles comme les chaussures sont les éléments qui font le plus défaut. Il en est de même pour les ceintures. Ainsi, le choix est fonction du moment, de l'opportunité, et de l'assistance.

A ceux qui le demandent, les compagnons donnent une couverture, un rasoir mécanique, et du savon. Pour ceux qui doivent partir "ailleurs", il leur est donné une valise. Ces dons dépendent des stocks. Il en est de même pour les vêtements de travail (blouse, bleu, cotte, chaussures de sécurité, gilet de serveur…).

Sans avoir mené une étude précise sur l'état des pièces vestimentaires distribuées, nous pouvons dire qu'il s'agit de vêtements propres, sans tâches, et sans défectuosités apparentes. Ceci est dû au travail de triage et de réfection des vêtements par le personnel féminin bénévole. Pourtant, les pièces sont sélectionnées "au petit bonheur" . Ainsi, un pantalon "à la mode" peut côtoyer un pantalon à "pattes d'éléphant" des années soixante-dix. Une chemise au col étroit peut en côtoyer une au col large. Bien que certaines

“ Errances urbaines ” recherche en ethnologie urbaine

personnes affectionnent les vêtements rétro, ce sont surtout les vêtements "à la mode" (formes et couleurs) qui sortent en premier. Il est difficile d'obtenir un ensemble, faisant système vestimentaire, bien adapté et cohérent. Par exemple, chez une personne d'une quarantaine d'années, j'ai remarqué le port d'une tenue de ville avec des chaussures de type Doctor Martins , habituellement réservées à des jeunes, voire des Skin Heads (Delaporte,Y., 1982 : 54), ce qui dénote une incohérence vestimentaire. Mais un compagnon me fait observer que vêtus proprement, ils se font moins remarquer par les "Bleus". D'autre part, si le parcours est guidé, le choix ne l'est pas systématiquement : la personne peut être conseillée, mais, en général, elle choisit seule.

Rares sont les gens qui se changent sur place. La plupart du temps, ils s'en vont avec leur sac. Pourtant, au fond de la salle se trouve un coin- cabine réservé à ceux qui veulent se changer. Certains le font directement dans la salle, en regardant la télévision. Le passage dans le vestiaire dure environ un quart d'heure. En juillet, le nombre de "clients" atteignait la trentaine par jour. D'après les dires de compagnons, tous n'auraient pas besoin de vêtements. Certains les revendent : le vêtement de vestiaire entre alors dans une stratégie économique.

Pour réduire la revente des vêtements, les compagnons ont instauré un système de fiches à faire contre-signer par une assistante sociale. Car il est apparu que certains revendaient leurs vêtements une fois sortis du vestiaire, et que d'autres ne remplissaient pas les critères pécuniaires : ils étaient suffisamment pourvus pour se permettre d'en acheter. Les demandeurs sont dorénavant obligés d'aller dans une institution ou une association, se faire connaître auprès d'une assistante sociale. Ceci renforce le contrôle potentiel existant, et enlève la possibilité aux "clients honnêtes" d'avoir une liberté de choix quant à leur position vis-à-vis des services sociaux. Le don n'est par conséquent pas exempt de contraintes puisqu'il nécessite un suivi administratif, et donc un contrôle.

Dans le document Errances urbaines (Page 123-130)