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Des résultats concernant les mécanismes liant technologies de l’information

L’IMBRICATION SOCIALE ET TECHNIQUE DU CONTRÔLE QUI LAISSE DES QUESTIONS EN SUSPENS

1.2 Des phénomènes récurrents au centre des observations menées dans le champ du contrôle

1.2.2 Des résultats concernant les mécanismes liant technologies de l’information

et contrôle

Dans un deuxième temps, on souligne à partir des résultats empiriques présentés dans les travaux revus, six phénomènes qui semblent au cœur des relations entre contrôle et technologies de l’information. Les études de cas réalisées au plus près du terrain (Brivot, 2008 ; Dambrin, 2005) révèlent tout d’abord que le recours à des technologies tend à être de plus en plus « naturel » pour les managers. L’information est jugée « bonne en soi » et donc,

par extension tout système supposé « nourrir » le manager en information concernant l’activité qu’il/elle supervise. Ceci est vrai même si certains admettent la difficulté à vraiment exploiter la masse d’informations disponibles ou pointent les effets pervers de cette masse d’informations. Ce qui est notable, c’est que cet « appétit » pour l’information touche aussi bien les niveaux plus subalternes de l’organisation ou les professionnels. On le voit dans les commentaires que font certains avocats d’une grande firme de services professionnels (Brivot et Gendron, 2011). Il est pour eux très légitime d’exploiter les ressources offertes par un logiciel de Knowledge Management pour tirer parti des arguments juridiques produits par d’autres dans des cas analogues aux leurs. Cet « appétit » pour l’information à tous les niveaux est relié à la prégnance contemporaine des logiques de comptabilité (posséder des informations pour agir sur les situations) qui touchent tous les acteurs (Dechow et al., 2007a) notamment parce qu’ils sont placés dans des relations de travail de plus en plus complexes marquées par l’interdépendance (Macintosh, 1981).

Le deuxième phénomène est lié au précédent. En effet, la posture comptable qu’adopte chacun vis-à-vis des autres du fait de la relation d’interdépendance suppose l’explicitation (Nonaka et al., 1996) des informations détenues notamment sur le travail réalisé par les parties. Les parties étant de plus en rarement en présence, l’interaction directe ou l’observation ne sont plus de mise et l’explicitation passe par un degré plus ou moins élevé de formalisation. Ce besoin d’explicitations pouvant « voyager » d’une personne à l’autre dans les proportions requises par les modes d’organisation du travail actuel disqualifie la technologie papier, il disqualifie la voix dans une certaine mesure (le téléphone est un mode de communication synchrone), il pousse à aller plus loin que le courrier électronique qui ne répond pas à toutes les exigences notamment d’asynchronicité de l’échange d’informations. Les bases de données, les outils de simulation virtuels offrent justement des réponses par rapport à ces besoins. Ces contextes poussent chacun à fournir aux autres soit des informations leur permettant d’agir sur ce que l’on est en train de faire soit des informations leur permettant d’anticiper sur les tâches qu’ils ont à accomplir. C’est le cas du manager qui veille via un dispositif CRM à l’intensité des visites médicales pour tenter d’aboutir in fine à un niveau de prescription assez élevé d’un médicament dans le cas présenté par Dambrin (2005). C’est le cas des ingénieurs qui se mettent d’accord sur des supports ou interfaces (Liao-Fen, 2008) représentant l’avancement d’un projet. Les parties prenantes qui les

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peuvent l’être pour d’autres. C’est aussi le cas avec les ERP où les acteurs se trouvent engagés plus loin qu’avec les systèmes antérieurs dans le sens ou on leur demande de saisir à l’origine un maximum d’informations sur la transaction même si tout ce qu’ils renseignent dans l’ERP ne leur est pas utile à eux en direct (Bironneau et Martin, 2002). La part d’informations circulant dans l’organisation et revêtant un caractère formalisé est en expansion80

. Sur cette partie de l’information, la firme n’est plus dépendante de circuits tacites d’échanges. Elle bénéficie a priori de la plus grande transparence81

de ces canaux d’informations.

Le troisième phénomène que soulignent les travaux empiriques revus résulte de l’exploitation dans les dispositifs sociomatériels typiques des organisations actuelles, de certaines des propriétés qui sont attachées à l’information une fois numérisée. Il s’agit du phénomène de désencastrement-réencastrement (Hyvönen et al., 2006). Ce phénomène intervient quand l’information produite dans un contexte donné est susceptible de donner lieu à des actions dans d’autres contextes. Les propriétés qui induisent la possibilité de désencastrement et donc aussi des possibilités de contrôle à distance sont la stabilité, la mobilité et la combinabilité (Robson, 1992). Dambrin (2007, 2005) donne une illustration de la stabilité des données saisies par les commerciaux dans l’outil CRM. Elles ne peuvent subir des altérations, être corrompues ou perdues comme à l’époque du papier, elles sont stables. Elles sont mobiles, le manager peut avoir accès depuis le siège à ce que font ses commerciaux détachés en région. Le manager peut décider d’agréger assez facilement les statistiques de visites et les combiner aux chiffres de prescription pour en retirer des conclusions sur l’efficacité des visites. Les informations sont combinables. Les informations transportées dans un autre contexte de temps et d’espace sont désencastrées (Hyvönen et al., 2006), elles forment un environnement informationnel intégré (Orlikowski, 1991) et sont incorporées dans d’autres pratiques notamment de contrôle avec la possibilité pour d’autres personnes que les contrôleurs désignés, officiels d’agir sur cette information en devenant des contrôleurs hybrides (Caglio, 2003) dans un mouvement de dépendance circulaire (Orlikowski, 1991) où chacun est à la fois contrôleur et contrôlé.

80 L’association Information et Management se saisit du sujet de cette expansion comme thème de son colloque 2013. 81 La thèse fait référence ici aux caractéristiques de réparabilité, de flexibilité et de transparence interne et globale que

Un autre phénomène essentiel théorisé par Dechow et Mouritsen (2007a) est le phénomène d’emprunt mutuel entre les dispositifs technologiques et les logiques comptables. Mais c’est sans doute Hopwood (1978) qui a eu en premier l’intuition de la très grande proximité entre les technologies et la logique comptable. Il entrevoit l’importance des ressources offertes par les technologies pour connecter les personnes et les organisations et véhiculer des inscriptions typiques de la logique comptable (de la plus simple mesure de coûts au modèle de reporting le plus complexe). Les progrès des technologies ne doivent pas occulter le fait que la formulation du contenu de ces relations et de ces inscriptions n’est pas du ressort de la technologie, mais qu’elle relève des dynamiques de contrôle en vigueur dans l’organisation, elle-même largement appuyée sur une ou des logiques comptables82

. Une partie de cette logique est traduite dans les modèles formels encodés dans les technologies qui sont proposées à l’usage des acteurs dans les organisations (Dechow et Mouritsen, 2005) et plus ou moins négociés par eux lors des phases projets puis au cours de la vie du projet (Quattrone et Hopper, 2005). Cette négociation est toujours possible, mais il faut comprendre que les contraintes s’exercent dans les deux sens. La conjonction des savoirs humains, des possibilités de la technologie et des contraintes de coûts font que tous les besoins en information ne peuvent être pris en compte dans les dispositifs à base de technologie. Dans cet emprunt mutuel, l’humain et la technologie se contraignent. Ce n’est pas uniquement la technologie qui est contraignante. On est bien dans une imbrication sociomatérielle à la fois habilitante et contraignante (Adler et Borys, 1996). Les logiques comptables se traduisent en une multitude de catégories83

qui sont liées dans des modèles qui fondent les dispositifs à base de technologies. Une véritable science de la modélisation se développe84

. Dans un effort de synthèse remarquable, Dechow et al. (2007a) concluent à un emprunt mutuel où ni la

82 Le mot ici n’est pas pris au sens financier ni gestionnaire du terme mais au sens « de rendre compte à », mieux rendu par le

terme anglo-saxon d’accountability. De manière générale, le terme comptabilité ne rend pas bien les différentes dimensions du terme «acccounting » en anglais. Comme le contrôle, qui est au cœur du sujet de cette thèse, a beaucoup à voir avec l’idée de comptabilité, on précise donc ici, notre approche initiale de ces termes. On voit le contrôle comme intimement lié à l’idée de mesure présente dans le terme comptabilité. Mais il est aussi lié à l’idée de rendre compte. Or on peut rendre compte autrement qu’au travers d’une mesure, donc autrement qu’au travers de la comptabilité au sens français. C’est pourquoi le terme comptabilité est utilisé dans la thèse quand il s’agit de rendre compte par la mesure. Quand il s’agit de dispositifs visant à fournir les conditions pour que les individus rendent compte de leurs actions, on évoque plutôt dans cette thèse, une logique comptable ou une logique de reddition de compte pour souligner ce mouvement qui consiste à devoir rendre des comptes à quelqu’un. On note que les dynamiques de reddition de comptes intéressent certains économistes comme Dupuis (2014).

83 Des catégories d’entités, d’objets, d’évènements, de relations.

84 Notre expérience profane d’exposition aux activités de conception de logiciels dans un contexte professionnel antérieur a

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démarche comptable ni la démarche technologique ne peuvent se passer l’une de l’autre85 et se contraignent l’une l’autre.

Au-delà du phénomène d’emprunt mutuel, c’est le levier que fournissent les technologies pour exposer les acteurs à des représentations du réel et les placer dans certaines formes de relations, qui est souligné dans de nombreux travaux (Boitier, 2008; Quattrone et Hopper 2005; Dechow et Mouritsen, 2005; Bollecker, 2004). L’idée même de catégorisation, de relations, inhérente à la modélisation des dispositifs à base de technologies, fait écho à celle de représentation, à la manière de voir la réalité. Les cas étudiés montrent que le degré d’exposition des acteurs à la technologie semble induire une plus ou moins grande prise en compte des représentations promues dans la technologie (Zuboff, 1988). Il n’est pas vain de constater que les technologies de l’information médiatisent des pans entiers de la vie de certains individus. Sans aller dans les extrêmes, il est possible d’affirmer que “la technologie agit en forçant les acteurs à prendre ses catégories sérieusement.” (Dechow et Mouritsen, 2004, p. 730). Quelques travaux montrent bien que les usages de la technologie qui vont se développer dépendent fortement du rapport entre ces représentations et les représentations habituelles du réel qu’ont les différents groupes concernés. Sur ce point, il convient toujours d’être attentif aux représentations dominantes, car elles ont à voir avec la manière dont le pouvoir se répartit (Wagner et al., 2011; Brivot, 2008). C’est une des explications avancées des phénomènes d’accommodation ou de résistance (Wagner et al., 2011) accompagnant habituellement les TICs. Ceci permet à Dechow et Mouritsen (2005, p. 723) d’affirmer à propos d’un cas de mise en place d’un ERP que “c’est la perspective et la pratique de l’intégration via l’ERP et ses suppléments qui change la donne politique en matière de qui fait quoi, quand et où.” Les représentations classiques de la comptabilité se sont trouvées très tôt parfaitement adaptées aux technologies de l’information. En revanche, d’autres domaines de l’organisation sont plus rétifs à la formalisation inhérente à la conception de systèmes à base de technologies de l’information. En pratique, on pointe le caractère “déstructuré” des informations qui sont manipulées dans ces domaines. La littérature en contrôle montre que ces derniers n’échappent cependant pas aux tentatives d’extension des logiques comptables avec le développement des rapports intermédiaires qualitatifs ou quantitatifs, des maquettes de projet, de sondages, etc. Tout est bon pourvu qu’il y ait la possibilité de le formaliser. On ne parle pas alors de documents, de fichiers plutôt que de données. Ce sont aussi des

inscriptions au sens Latourien du terme. Des dispositifs à base de technologies sont conçus pour véhiculer ces différentes inscriptions qui doivent pour cela prendre des formes véhiculables par le système. Les travaux pointent un risque de réduction de la complexité organisationnelle (Barley, 1986) au niveau des inscriptions manipulables par le système (rappelons qu’une technologie de l’information ne peut pas tout et en ce sens contraint, fixe des limites). Or la manière d’agir dépend en partie de la manière de voir et “toute façon de voir le réel est aussi une façon de ne pas voir” (Quattrone et Hopper, 2006, p. 236). Les managers sont, selon les cas, plus ou moins conscients de la partialité de la vision de l’entreprise que restitue la technologie (comme ils sont plus ou moins conscients du caractère partiel d’un bilan ou d’un compte de résultats). La rhétorique de l’objectivité qui accompagne ces systèmes (Bloomfield et Vudurbakis, 1997) pousse à cet oubli des réductions opérées et des éventuels biais que peuvent introduire les parties prenantes dans l’information. Or cette rhétorique est bien présente dans le discours des promoteurs des technologies y compris quand il s’agit de technologies ouvertes comme les forums avec le concept émergent de « sagesse des foules ». Pour les progiciels classiques, c’est l’idée de calcul, de machine qui ne laissent pas place à l’arbitraire humain. Pour les systèmes ouverts, l’objectivité découle a priori des possibilités d’expression libre de chacun (Sfez, 2002). Le couplage des représentations, de cette rhétorique d’objectivité et des idéaux consensuels attachés à la technologie est à décrypter dans tout travail de recherche s’intéressant aux dispositifs à base de technologies de l’information.

Le dernier phénomène qui ressort de la littérature tient à la dynamique d’explicitation développée précédemment. Malgré leur sophistication, les systèmes d’information basés sur des technologies de l’information et les formalisations qu’ils véhiculent ne traduisent que partiellement la réalité organisationnelle. Il y aurait donc d’un côté, l’infrastructure et de l’autre des extrastructures, les premières désignant les dispositifs rendant compte de la partie formalisable et/ou intégrable de l’activité (Dechow et al., 2007a), les secondes désignant des dispositifs traitant les dimensions non couvertes par l’infrastructure et qui sont ou non à base de technologies de l’information. L’idée d’extrastructure est conservée eu égard à la possibilité que les pratiques de contrôle social constituent une de ces extrastructures.

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dans notre approche du terrain. En revanche, peu de résultats à même de contribuer directement à notre questionnement de recherche quant aux conséquences sont identifiés dans la littérature en contrôle.

Les traits communs aux dispositifs à base de technologies de l’information

1-Une naturalisation de la médiation technologique comme support de démarches comptables elles aussi de plus en plus naturalisées (pas seulement au niveau managérial) 2-Un parallèle entre le besoin d’explicitation des pratiques de travail et la diffusion des technologies.

3-Le désencastrement, l’effacement des distances

4-Un emprunt mutuel entre technologies et logiques comptables

5-Le poids du couplage des représentations, de l’idéal consensuel et de la rhétorique d’objectivité.

6-Des extrastructures toujours nécessaires

Tableau 9 : Les traits communs aux dispositifs à base de technologies de l’information étudiés dans la littérature en contrôle

1.3 Au-delà des mécanismes, des résultats difficiles à unifier sur la

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