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Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins

« Transmigrer au féminin »

2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins

Si la plupart des femmes sont parties seules, d’autres sont accompagnées de leurs enfants et ont pour projet de rejoindre des membres de leur famille en Europe qui les accueilleront à l’arrivée. Les arnaques ne les épargnent pas et vont transformer un voyage par avion de quelques heures en une entreprise à durée indéterminée et qui a des conséquences non seulement pour les protagonistes eux-mêmes mais également pour les familles qui financent le voyage. Les événements qui se succèdent de manière imprévue incitent les membres féminins de ces réseaux familiaux transnationaux à mobiliser des ressources de toute nature pour faire avancer le groupe maternel égaré dans l’espace sahelo-maghrébin .

Clarisse a 35 ans et est originaire de RDC qu’elle a quitté 18 mois auparavant quand je la rencontre à Casablanca.

Elle a 3 enfants qui ont entre 6 et 13 ans et voyagent avec elle. Son mari dont le salaire ne peut plus financer les études de ses enfants et assurer un quotidien décent à sa famille est resté au pays. La tante de Clarisse réside à New York et sa sœur cadette vit à Paris depuis 4 ans. Celle-ci souhaite vivement voir sa sœur venir la rejoindre parce que malgré le fait qu’elle ait elle-même mari et enfant là-bas, elle se sent seule. Elle est mariée avec un homme qui

« trafique » dans la drogue et qui s’est engagé à financer la majeure partie du voyage de la sœur de sa femme et des 3 enfants, voyage auquel participe financièrement un autre oncle de Clarisse (qui exerce la médecine au Japon où il est parti 5 ans plus tôt invité par l’église dirigée par Moon) ainsi que par sa demi-sœur qui réside au Royaume-Uni. La contribution de cette dernière au voyage est modeste car son mari – il est chauffeur de taxi à Londres – y participe selon ses moyens.

Le groupe maternel se rend à Douala où il retrouve le

« checker » (personne qui organise le vol sur l’Europe et le

« checking » des futurs passagers au comptoir d’embarquement) qui lui promet de voler directement sur Paris. L’argent du vol et des « frais de voyage » est versé via Western Union : 3500 78 euros par adulte, 2500 par enfant. Après 7 mois d’attente au Cameroun, le « checker » disparaît et le petit groupe se retrouve seul. Ne voulant pas rebrousser chemin après cet échec retentissant, Clarisse se dirige sur Lagos où elle attend de recevoir l’argent qui lui permettra de continuer vers le nord. Sa sœur lui envoie l’argent qui servira à louer les services d’un homme, un Congolais d’âge mûr qui les accompagnera de Lagos au Maroc. Cette association permet au groupe maternel de faire maintenant figure de

« famille » sur un chemin périlleux avec à la tête du groupe un élément mâle jouant le rôle de chef de famille. Arrivée à Rabat, la jeune femme où elle est se trouve en sécurité – elle retrouve aussi le fils de son oncle maternel – elle n’a plus besoin de la présence de son compagnon de voyage dont le rôle « de père et d’époux protecteur » n’a plus de raison d’être. Elle le congédie sans ambages et va chercher maintenant une solution qui lui permette de passer en Europe elle et ses enfants. Clarisse attend de trouver une solution qui va consister à faire passer un à un les enfants qui sont attendus par leur tante à Paris avant d’envisager enfin son propre passage mais elle a encore besoin d’argent et sollicite sa famille.

Les concertations familiales entre Paris, Casablanca, Tokyo, New-York et Londres sont quotidiennes et se font par Internet pour limiter les dépenses. La recherche de la

78 Rappelons que le prix d’un billet aller-retour par avion sur l’Europe à partir d’un pays d’Afrique sub-saharienne est environ de 600 euros.

meilleure solution pour passer tient compte des conseils avunculaires, des exhortations maternelles et des solutions proposées par les sœurs. Le mari resté à Kinshasa n’est pas concerné par ces transactions familiales : tout le monde sait qu’il ne peut plus assurer l’entretien du ménage et que c’est pour cela que celle-ci a mobilisé sa propre famille. Spectateur impuissant de l’errance de sa femme et de ses enfants qui « souffrent », il attend au pays déplorant son salaire de misère (150 euros/mois) qui paralyse son action. Il espère que lorsque femme et enfants seront installés en France et ‘ en règle’

il pourra venir les rejoindre car ils sont partis depuis 17 mois déjà ….

Les narrations recueillies en route, dans l’ombre des étapes clandestines mêlent à l’ici d’aujourd’hui non seulement un là-bas d’où l’on vient mais un ailleurs où l’on va. Elles montrent qu’elles sont projet familial là où nous ne voyons que trop souvent projet individuel. Elles mobilisent des pratiques de solidarités familiales qui sont transnationales et transgénérationnelles et qui dépassent le cadre étroit de la famille nucléaire. Des ressources importantes sont mobilisées par des femmes au profit de femmes (seules ou en groupes maternels) même si elles sont matériellement produites par les conjoints de celles-ci. Dans toutes les situations que nous avons observées qui étaient le fait de femmes seules aidées par leur famille, la volonté de regroupement circulait entre les « sœurs de lait » ou entre oncles maternels et leurs nièces, sœurs et frères de sang, mères et fils et cousins maternels entre eux.

Les réseaux familiaux activés ici sont constitués de membres unis entre eux par des liens de sang (un ancêtre commun) dont les femmes sont ici les éléments moteurs et dynamiques. Dans ces situations, les liens

l’infortuné conjoint de la sœur cadette qui accusé de trafic de drogue sera expulsé sur Kinshasa - sont exclus de l’arrangement qui a pour priorité le passage du groupe maternel. Ce dispositif familial migratoire né de la volonté de femmes et qui prime sur les alliances matrimoniales ne bénéficie pas seulement aux femmes de la famille mais également aux frères ou aux hommes de la parentèle :

« Ma sœur aînée habite Bruxelles et elle veut que je vienne habiter avec elle car elle dit qu’elle est seule et qu’avoir son frère proche est un atout non négligeable. Elle me dit qu’une fois en Europe, nous serons à deux, qu’elle va respirer et que les charges seront divisées … Oui elle est mariée, elle a deux enfants et son mari travaille mais elle veut que je sois auprès d’elle pour la soutenir. Elle m’aide financièrement autant qu’elle le peut.

....non je n’aurai pas à rembourser tout ce qu’elle a dépensé, dépensera et va encore dépenser pour moi mais je m’occuperai de la famille une fois que j’ai un job. Ça c’est indiscutable et inchangeable. Il y a trois ans que je suis là au Maroc parce que je voulais passer légalement et j’ai demandé un visa pour aller passer un examen d’infirmier à Paris mais on m’a refusé le visa mais ce

« refus non motivé » ne m’empêchera pas de passer, tu verras je vais passer, j’ai confiance en l’avenir et je serai bientôt à Bruxelles. »

(Ray, 25 ans, RDC, en transit au Maroc)

On observe ici des regroupements familiaux informels qui sont bien éloignés de ceux observés au cours des années 70 en France où un travailleur de sexe masculin en situation régulière faisait venir son épouse et ses enfants sous les auspices d’un état républicain aux intentions