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Outils de recherche

Le travail d’enquête a été mené au Maroc où je résidais et principalement dans la capitale qui est l’un des lieux de regroupement des migrants. Il a été aussi mené à Tanger, dans la région frontalière maroco-algérienne, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla. Je me suis aussi rendue en Algérie et en Mauritanie, ainsi que dans les pays dits de départ, à Lagos et à Cotonou puis dans les îles Canaries et la péninsule ibérique. La recherche ne s’adressait pas à un groupe particulier déterminé selon son appartenance nationale comme l’a fait Goldschmidt ( 2000) mais elle concernait toute personne transmigrante dont l’objectif principal était d’atteindre l’espace Schengen ainsi que toute personne intéressée - à un moment ou à un autre- au passage du transmigrant que cet intérêt soit d’ordre financier, humanitaire ou politique. La grande majorité de ces personnes étaient en situation irrégulière et transitaient par des pays dont les régimes étaient tous - à des degrés divers - de type « autoritaire ».

Les outils d’investigation ont été variés et adaptés en fonction des opportunités et des contraintes émanant du terrain. Elles ont été faites d’observations fugaces et furtives dans les contextes frontaliers dangereux, de longues heures passées à recueillir des récits de vie dans l’ombre clandestine des maisons, de 15 entretiens menés auprès d’étudiantes de l’université de Rabat et d’Alger, d’entretiens semi-structurés (30) auprès d’agents pastoraux et de bénévoles et enfin du recueil de données longitudinales. Je développerai ici cette dernière approche qui tente de comprendre non seulement l’articulation entre trajectoires singulières et destins collectifs mais aussi le processus de fabrication du soi qui se fait au rythme lent de la pérégrination. Je me suis particulièrement intéressée à ce processus de négociation qui amène le transmigrant à faire conversation avec lui-même, entre le moi et le je – le moi répondant aux injonctions de ce que Mead appelle l’autrui généralisé

(et qui est la communauté dans laquelle l’individu se meut) et le Je qui permet d’inventer des actions inédites à partir de ces réponses à des stimulis provoqués par les rencontres multiples qui se font dans des lieux et temps toujours changeants et renouvelés (Tripier :1998) .

Dans les premiers mois de la recherche, nous avons identifié 7 personnes (deux femmes, 5 hommes) qui sont devenus des interlocuteurs que nous

« accompagnons » encore dans leur transmigration (à l’exception de l’un d’entre eux qui a rompu la relation). Trois d’entre elles font preuve d’une grande capacité réflexive qui leur permet d’analyser leur cheminement personnel au passé et au présent au travers d’un regard acéré et distancié qu’elles portent sur les événements majeurs qui ont marqué et surgissent dans leur quotidien. Ces « passeurs d’analyse » précieux qui cumulent aussi un réel talent narratif oral ou écrit – portent un regard critique et objectivé sur les divers groupes auxquels ils appartiennent. Nous recueillons leur histoire de vie passée et actuelle.

Trois autres personnes ont été retenues pour leur qualité « d’aventurier ordinaire » se confrontant au jour le jour à un quotidien assez semblable à celui vécu par des milliers d’autres personnes tentant de traverser le Détroit. Nous prêtons une attention particulière aux principaux événements auxquels elles sont confrontées (naissance, séparation, mort, passage), leur capacité d’adaptation aux règles de la vie en commun, leur propension à faire partie de réseaux et leur capacité de résilience dans leur entreprise migratoire mise à mal par une durée excessive.

La dernière personne est un réfugié politique qui a été persécuté – selon les critères de la Convention de Genève- et dont nous suivons depuis l’an 2000, le rythme chaotique de la procédure de demande de réinstallation dans un pays tiers. Au travers de ce cas particulier qui permet de comprendre les arrangements qui se font pour « empêcher » l’aboutissement de la demande (intérêts nationaux et alliances géopolitiques, faibles marges de manœuvre des organismes internationaux en charge de la protection des réfugiés et pouvoir

Ne pouvant tout exploiter ici de la richesse de ces récits de vies en transmigration, nous n’avons retenu pour l’analyse que les données que nous pouvons confronter à celles collectées de manière ponctuelle au cours d’autres entretiens menés dans les autres pays du Maghreb et auprès de personnes dont le séjour est de courte durée. L’utilisation du procédé de triangulation qui permet de croiser plusieurs points de vue tout en épargnant des déductions rapides et subjectives permet ainsi de saturer les données récoltées dans des conditions variées dans le temps et l’espace.

Etre-avec ces personnes dans leur pérégrination m’a poussé à innover une autre manière de conduire des entretiens. Le face-à-face pratiqué sur le terrain se poursuit de manière « déterritorialisé » par le truchement des NTCI (skype/email) avec ceux qui sont toujours en attente de passage (3), ceux qui se trouvent actuellement en Espagne (2)ou celui qui se trouve à New York.

Quelques mots sur la nature des relations que j’ai tissées avec mes interlocuteurs de longue durée. Ces relations étaient au départ initiées en fonction des intérêts de chacun (obtenir la connaissance pour moi, désir de parler de soi ou espoir de trouver une solution rapide au passage pour l’autre). Elles sont devenues assez rapidement des relations dans lesquelles les sociations se combinent à des communalisations qui permettent sans se lasser de part et d’autre de poursuivre les entretiens sur le long terme.

Ma résidence de longue durée dans la capitale chérifienne qui était un point de regroupement important des transmigrants m’a permis de m’impliquer dans une association caritative dont l’objectif était de venir en aide aux « migrants » en mettant à disposition mes compétences médicales. Du fait d’une présence hebdomadaire régulière à la permanence, j’ai pu réaliser une enquête entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants. Ces données quantifiables ont permis

d’établir le profil socio-économique des transmigrants (éducation, situation matrimoniale, occupation) ainsi que l’état de leur statut juridique au moment de l’enquête. Elles ont permis aussi de donner une image plus large de la transmigration en terme de la durée du périple et de l’attente au Maroc, du taux d’échec des passages et de la diversité des itinéraires empruntés. J’ai pu aussi faire une revue de presse des articles parus dans les médias francophones au Maroc entre 2000 et 2002 et ai pu tenir une chronique des évènements concernant les relations maroco-espagnoles tout en suivant en direct l’impact de l’application des politiques migratoires élaborées par les législateurs de l’espace Schengen sur la vie des transmigrants.

Nous le verrons tout au long de ce travail, le transmigrant est contraint à faire-comme-si il était un autre en changeant constamment « d’identité », de nom, de prénom, d’occupation, de statut marital ou de nationalité. Il devient un expert dans l’art de la présentation de soi en incarnant divers rôles sociaux qu’il définit en fonction d’une situation qui comporte un risque élevé de sanction. Au cours de l’enquête, je me suis moi-même présentée de diverses manières auprès de mes interlocuteurs en fonction de mes rapports avec eux et des contraintes imposées par la situation. Il m’est arrivé souvent de me laisser porter par le terrain comme le dit L.

Missaoui (1999) sans nécessairement me présenter d’emblée comme socio-anthropologue, évitant ainsi d’afficher une marque de pouvoir, mais en donnant l’explication de mon statut si l’on me le demandait. Pour mes déplacements en dehors du Maroc, j’ai utilisé le réseau caritatif dont je faisais moi-même partie comme porte d’entrée à l’enquête locale de terrain. J’ai bénéficié de l’hospitalité généreuse des membres de ce vaste réseau humanitaro-caritatif, ai pu observé leurs interactions avec les transmigrants avant que de pouvoir aller à la rencontre des autres qui n’avaient aucun lien avec ce milieu. En Algérie, j’ai dû me déplacer en prétendant être une « touriste ». Ce statut d’hôte privilégié m’a octroyé

en des heures et des temps différents, des touristes étrangers accueillis avec la chaleur propre aux sociétés arabo-berbères et des transmigrants indésirables contraints de se cacher. Dans ces lieux aux noms enchanteurs qui évoquent l’aventure mystique (Tamanrasset) ou la méharée sportive (Nouadhibou), je me suis présentée comme une touriste française quand j’ai été interrogée avec insistance sur la raison pour laquelle je me trouvais dans tel endroit et prenais des photos.