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Les « ennemis de l’extérieur »

Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995 et 2005

Carte 1 : Les Routes des Canaries

3.4. Les « ennemis de l’extérieur »

Mais à l’encontre de qui cette volonté de répression s’exerce t’elle ? Qui sont ces ennemis de l’extérieur qui mobilisent de tels moyens financiers et humains de surveillance et dont la présence menaçante exige le déploiement de l’armée justifiant le tir de balles meurtrières ?

Dans le cadre de notre travail de terrain nous avons conduit (en parallèle à des entretiens approfondis) une enquête par questionnaire qui visait à mieux connaître ces « candidats à l’émigration » contre lesquels l’Union Européenne tentait de se protéger. Nous avons donc réalisé une enquête48 entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants afin de déterminer leur profil socio-économique, leur origine géographique, la nature de leur situation (réfugié, sans-papiers, régulière) ainsi que les principales étapes du périple et sa durée.

Cette enquête a débuté dans la capitale marocaine, lieu de passage et lieu de regroupement des transmigrants au sein d’une association

49caritative qui leur venait en aide. Les questionnaires ont aussi été administrés dans d’autres régions du Maroc, à Tanger, dans la région frontalière algéro-marocaine, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla.

48 Les données ont été analysées avec la méthode EPI info 2000

49 L’association CARITAS a ouvert au Maroc en avril 1997 un service d’aide destiné aux

ressortissants originaires de pays d’Afrique noire en conflit. Elle a accueilli en majorité de jeunes Congolais (RDC et Rép. Du Congo) puis s’est ouverte aux autres nationalités.

3.4 .1 Pays d’origine et itinéraires

Nous avons rencontré des ressortissants de seize nationalités issus de tous les pays de l’Afrique Centrale et de l’Ouest : pays en conflit avéré (RDC, Congo , Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Ruanda, Soudan , Angola) , pays en conflit larvé (Nigeria,) ou au régime dictatorial (l’ Irak de Saddam Hussein) mais également des pays ayant une situation politique intérieure plutôt stable mais en état de paupérisation croissante (Sénégal, Niger, Mali, Bénin, Guinée ) et enfin des pays réputés « sûrs » car sans conflit déclaré comme le Cameroun .

Les enquêtés étaient originaires majoritairement d’Afrique Centrale : de RDC (73%), de la République du Congo (14 %) et du Cameroun (3%) . Ceci tient au fait que l’association Caritas dont le réseau est bien connu dans ces trois pays francophones d’obédience catholique attire en priorité les ressortissants de ces pays qui se trouvent en difficulté financière ou morale. (Les transmigrants anglophones - Nigérians, Ghanéens ou Sierra-Leonais s’ils ont besoin d’aide vont de préférence dans les structures d’accueil protestantes). Nous n’avons conduit que 30 questionnaires auprès des ressortissants d’autres pays même si nous en avons rencontré un nombre beaucoup plus important de manière informelle. Nous tenons à préciser que l’interrogatoire de personnes en situation de grande précarité ou ayant peur d’être expulsées ou reconduites à la frontière ne peut se faire que dans un climat de confiance comme le permettait cette association. L’absence d’autres lieux de regroupement pour les transmigrants d’autres nationalités n’a pas permis de conduire une enquête qui aurait été « statistiquement représentative ».

Nous savons que dans cette enquête, la sur-représentation des personnes issues des deux Congo ne reflète pas bien évidemment la réalité numérique de la présence des sub-sahariens au Maghreb. En effet les

l’enquête menée en 20 00 par Ali Bensaad (2002) que parmi les 65 000 migrants qui transitent annuellement par Agadez porte d’entrée du Maghreb, 45% sont d’origine nigériane, 30% d’origine ghanéenne, 13%

d’origine nigérienne, 6% d’origine malienne et 5% (3500) seraient des ressortissants originaires d’Afrique Centrale (dont les Congolais) ou des pays anglophones en guerre. Nous savons aussi que la majorité de ces migrants (80%) va en Libye50 soit pour y travailler soit pour y transiter et que les 20% restants (environ 15 000 personnes) passent par l’Algérie puis éventuellement au Maroc. Bien qu’il soit difficile d’avoir des chiffres précis par nationalité - les entrées terrestres se font toutes dans la clandestinité- nos enquêtes de terrain montrent que même au Maroc -les ressortissants d’Afrique Centrale sont moins nombreux que les Nigérians , les Ghanéens ou les Maliens. Cette hiérarchie numérique est aussi confirmée par le recensement fait dans les lieux d’attente par la Cimade (2004) autour des enclaves de Ceuta et Melilla.

Il est important aussi de noter que les ressortissants de RDC et du Congo – qui sont les plus nombreux de notre échantillon occupent respectivement le premier et le troisième rang des demandeurs d’asile en France et ils totalisent à eux seuls un tiers (31% en 2003) des demandes d'asile venant d’Afrique sub-saharienne. Malgré ses limites, cette enquête, nous permet cependant d’esquisser le profil socio-économique de ce/cette transmigrant-e arrivé-e au Maroc de manière clandestine après un long périple.

Sur les 249 personnes venues par voie terrestre, 76 (24%) étaient arrivées au Maroc en un temps minimum (environ 6 semaines depuis l’Afrique centrale) et avec la somme minimale nécessaire pour les transports (autour de 200 euros). Ceux-ci s’effectuent par camion, grumier, taxi-brousse, véhicule tout terrain, minibus et train (au Maroc). Le coût du transport par les moyens locaux est peu onéreux (30 € pour un trajet Lagos-Agadès en bus). Les traversées du Sahara et des frontières sont

50 En 2001, environ 2,5 millions de ressortissants sub-sahariens travaillaient en Libye. Les Nigériens, Maliens sont souvent des travailleurs saisonniers qui franchissent régulièrement la frontière

plus onéreuses (environ 60 Euros pour relier Agadès à Tamanrasset) et autour de 30 euros pour passer d’Algérie au Maroc.

Sur les personnes enquêtées 174 (76%) avaient voyagé par étape -marquant des arrêts dans des villes (entre deux et 44 mois) pour y travailler et financer la suite de leur périple. Si certains avaient pu planifier et économiser avant de partir (jusqu’à 1500 euros) la plupart était partis avec un pécule minime (30 Euros). Ils avaient travaillé dans une ou plusieurs villes (les capitales le plus souvent).

Le Cameroun est la première halte possible pour ceux qui viennent de RDC et 33 personnes y avaient travaillé, 23 avaient travaillé à Lagos au Nigeria et 72 en Algérie - le plus souvent à Tamanrasset puis à Alger. 6 personnes avaient travaillé en Libye mais avaient fui lors des émeutes de Tripoli en novembre 2000 qui avaient fait de nombreux morts. 4 personnes avaient travaillé en Côte d’Ivoire mais la situation politique se détériorant, ce pays a cessé d’être un pôle attractif. 36 personnes avaient travaillé dans deux ou trois lieux principalement Lagos et Alger.

Ils étaient employés de nuit dans des entreprises de gardiennage au Cameroun, coolies sur le marché à Lagos, aide-maçons à Tamanrasset, jardiniers dans les plantations de Gardaia, creuseurs de puits ou employés domestiques à Alger, se louant « au jour la journée », ne bénéficiant d’aucune protection sociale autre que les soins gratuits offerts par les hôpitaux publics. D’aucuns préfèrent dire qu’ils avaient « fait le coup de main » plutôt que de parler de « travail » dont ils se faisaient une toute autre idée.

Le périple intra-africain accompli par la voie la plus directe est d’environ 6000 Km et se fait au rythme des transports locaux en six semaines environ. Il est considérablement rallongé dans le temps et dans l’espace en fonction des reconduites aux frontières qui peuvent doubler ou tripler les distances.