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Mobilités extrêmes, extrémités mobiles

3. Les caractéristiques de la transmigration

3.1 Mobilités extrêmes, extrémités mobiles

Les enclaves/présides occupés de Ceuta/Sebta (18 Km²) et de Melilla (12Km²), jouent depuis le début des années 90 un rôle prépondérant dans les trans-migrations du fait de leur statut particulier. Ces deux

« comptoirs » sont occupés par l’Espagne depuis le 16ème siècle. Ils sont de ce fait sous l’autorité d’un pays qui a signé les accords de Schengen en juin 1995 et ils jouissent d’un statut d’autonomie. Ces enclaves sont devenues depuis le début des années 90 des terres d’asile pour les réfugiés en provenance non seulement d’Afrique sub-saharienne mais

aussi d’Asie (Kurdistan Irakien, Bangladesh ou Pakistan). Ces derniers y débarquent par bateau dans les ports francs alors que les Africains arrivent par la voie terrestre en provenance du Maroc et de l’Algérie. En 96, des émeutes éclatent à Ceuta entre demandeurs d'asile kurdes et noirs-africains résidant dans le centre ville36 puis à Melilla, un groupe de demandeurs d'asile est expulsé manu militari, ce qui crée de vives réactions de la part des associations de défense des droits de l’homme.

Les autorités de Ceuta et de Melilla mettent alors en place « un programme d’accueil et d’accès à l’emploi pour les migrants sub-sahariens en situation irrégulière qui désirent résider et travailler en Espagne ».

Entre 1997 et 1999, ce programme permet la régularisation et le transfert sur la péninsule ibérique de plusieurs milliers de sub-sahariens qui se sont vus attribuer une autorisation de résidence et un permis de travail. Pumares (2002) parle de 9528 bénéficiaires de ces programmes et de l’opération choc de1999 qui a permis le transfert de 6700 personnes.

Près de 10 000 personnes ont bénéficié de ce programme d’accueil qui a été brutalement suspendu en 2000 par le gouvernement Aznar. Mais la route avait été tracée et les transmigrants ont continué d’arriver, par petits groupes, comptant bénéficier de cette procédure qui répondait à leurs attentes.

En contradiction avec ce programme d’accueil qui recrutait une main-d’œuvre bon marché, l’amélioration des conditions d’hébergement des demandeurs d'asile (création de Centres d’accueil temporaires des immigrants ou CETI), la sécurisation du Détroit et les frontières entourant les présides ont été renforcées. Un système de vigilance financé par l’Union Européenne (radars, caméras thermiques, vedettes rapides, hélicoptères, renforcement de la garde civile) a été mis progressivement en place dans le but d’interpeller les pateras (petites barques de pêche) transportant des immigrants en grande partie de jeunes marocains qui pouvaient être refoulés en vertu d’accords de réadmission signés entre

l’Europe et le Maroc. Avec des fonds de l’Union Européenne, « l’ imperméabilisation » des périmètres frontaliers de Ceuta et de Melilla débutée en 1997 s’est achevée en 2001. Ce double rideau de fer séparé par un chemin de ronde, d’une hauteur de 3,10 m, muni d’un système de détection électronique de présence humaine a rendu de plus en plus difficile l’accès aux enclaves et la possibilité d’y déposer la demande d’asile. C’est dans ce climat de durcissement sécuritaire où de nombreuses atteintes aux droits de l’homme ont été perpétrées que se situe notre enquête de terrain.

Au moment de l’enquête (dont nous donnerons les modalités dans la deuxième partie de ce chapitre), 91 personnes (30 %) sur les 321 interrogées avaient déjà tenté de passer en Espagne par les enclaves. Sur ces 91 personnes, 39 avaient été refoulées une fois, 19 deux fois, 9 trois fois et 14 plus de quatre fois. L’un d’eux avait tenté le passage 10 fois. … Jusqu’en 1999, grâce à la volonté du gouvernement d’accepter des travailleurs, il était relativement aisé de franchir le « grillage » guidé par un passeur qui en connaissait les « faiblesses » et d’aller déposer sa demande d’asile dans un commissariat de police. A partir de 2000, les conditions du passage se sont durcies et l’édification de la nouvelle barrière surmontée de rouleaux de barbelés a multiplié les dangers liés au passage (chutes, blessures, fractures ) sans pour autant décourager les plus entreprenants. Les tentatives de passage se sont faites de façon individuelle ou en petits groupes en escaladant de nuit le double grillage à la force des poignets ou à l’aide d’échelles sommaires faites de branchages que l’on appuie sur la première puis la seconde barrière avant de sauter sur la terre. Il existe aussi d’autres voies clandestines de passage : ramper à l’intérieur de buses souterraines (bouches d’égout) situées sous le grillage pour ressortir peu après, passer à la nage depuis une plage marocaine pour rejoindre la ville à la lueur de la lune, se faire tirer par un excellent nageur en se cramponnant sur une chambre à air de camion ou plus prosaïquement passer en voiture après avoir soudoyé un agent de l’autorité ou muni d’un document appartenant à un autre. Les

échecs au passage se font quand les patrouilles de nuit de la Guardia Civil ou de la police marocaine interceptent les « clandos » sur lesquels ils exercent parfois des violences physiques (coups de matraque, coups de pied) pour décourager les tentatives de récidive. Le passage par le

« grillage » dans les enclaves est alors choisi par des individus qui ne comptent que sur leurs propres forces ou par ceux qui ont peur de tenter la traversée en pateras mais surtout par ceux qui n’ont aucun moyen financier et tentent d’accéder en Europe pour demander l’asile et avoir une chance de se régulariser quelle que soit la dangerosité de l’entreprise.

Les réussites sont le fait de ceux qui ont pris en compte les risques encourus. Ils se sont préparés parfois depuis de longs mois et sont en excellente forme physique, « cascadant » au dessus des barbelés. Ils ont prévu une bonne protection vestimentaire (gants, bonnet, anorak, chaussures montantes) qui leur permet d’éviter les blessures. Ils sont en possession d’un téléphone portable, bien connectés à ceux qui sont passés et qui les guident pour arriver jusqu’au commissariat où ils déposent leur demande d’asile.

Parmi ceux qui avaient été refoulés au Maroc, certains avaient cependant réussi à entrer dans les enclaves mais arrivés sur le sol espagnol, ils avaient été expulsés sans même avoir pu déposer leur demande d'asile.

Les récits des transmigrants parlent de violences physiques exercées à leur encontre : de coups de matraques reçus, d’expulsions brutales ou d’humiliations de la part des agents de l’autorité. Mais ces échecs répétés n’ont eu aucun effet dissuasif sur les personnes rencontrées. Au contraire, ils renforcent leur détermination et ces refoulements sont perçus comme de simples retards dans l’exécution d’un projet qui se fera dans une temporalité indéterminée. Pour avoir suivi un grand nombre de transmigrants sur une période de 4 ans (1999-2002) et un plus petit nombre jusqu’en 2006, nous pouvons assurer que de très nombreuses personnes qui avaient essuyé des échecs au niveau des enclaves sont

même si au départ ils n’avaient eu aucune intention d’emprunter la voie maritime.

3.1.1 D’un détroit à l’autre : mobilité et fluidité des déplacements

Entre 2000 et 2002, un plus grand contrôle des mesures sécuritaires visant à verrouiller le Détroit de Gibraltar a généré de nouveaux itinéraires et points de passage. Le Détroit de Gibraltar a été progressivement délaissé au profit du Détroit canarien et de la côte atlantique au sud du Maroc d’où l’on peut rejoindre les Canaries. Les passages se sont également redéployés via la Tunisie et la Libye sur l’Ile de Lampedusa, la Sicile et Malte.

Le tableau ci-dessous donne le nombre d’interpellations (Maghrébins et Sub-sahariens compris) qui sont faites soit en mer (à la demande des migrants en difficulté ou par arraisonnement de la Guardia Civil) soit à leur arrivée sur les côtes andalouses (entre Tarifa et Algésiras) ou canariennes. Précisons ici que le terme « interpellation » n’a pas la même signification pour les maghrébins et pour les noirs-africains. Les premiers cherchent à se cacher en arrivant sur le sol espagnol et à travailler dans la clandestinité. Ils savent qu’ils seront « réadmis » au Maroc s’ils se font interpeller. Les seconds qui sont des demandeurs d’asile cherchent à se faire interpeller par les agents de l’autorité et à déposer leur demande d'asile.

On observe ici l’augmentation nette des interpellations dans le Détroit canarien de 2002 à 2004, suivie d’une chute de 44% en 2005, ainsi que le maintien en plateau des interpellations dans le Détroit de Gibraltar après la chute de 2001 à 2002. On sait aussi que la sécurisation du Détroit de Gibraltar a ouvert la voie italienne à partir de 2002 et qu’en 2004, les interpellations sont plus nombreuses dans le Détroit de Lampedusa que

dans les autres détroits 9000 selon le Ministère de l’Intérieur Italien contre 8400 et 7400.

Graphique 5

Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995