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Le périple de l’Immortel

Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995 et 2005

Carte 1 : Les Routes des Canaries

3.1.3 Le périple de l’Immortel

Les 321 personnes qui ont répondu à notre questionnaire avaient voyagé pendant 19 mois en moyenne. Elles avaient mis entre 8 semaines et 44 mois pour rejoindre le Maroc. Nous laissons ici Sébastien dit « l’Immortel » - qui se prénommait ainsi car il avait échappé à la mort à plusieurs reprises et se sentait invulnérable – raconter son périple. Son périple est typique de celui d’individus contraints à adopter les conduites les plus risquées pour s’assurer un passage à moindre frais. Périple au cours duquel le degré de précarité financière de l’individu détermine la temporalité du périple tout autant que sa dangerosité.

« Moi en quittant le Cameroun, j’avais 200 euros en poche.

J’avais le choix entre deux routes pour rejoindre le Maroc. Je pouvais passer par la Côte d’Ivoire, le Mali ou le Sénégal et suivre la côte jusqu’en Mauritanie puis remonter par le Maroc jusqu’à Tanger ; ou bien je pouvais passer par le Nigeria et traverser le désert par l’Algérie. J’ai décidé de partir par l’ouest parce qu’on m’avait dit qu’on pouvait passer facilement dans le désert à partir de Nouadhibou et puis on m’avait dit « Quand tu seras à Nouadhibou tu verras les lumières de Las Palmas ». Au Sénégal j’ai acheté un passeport sénégalais pour passer facilement les frontières et me débrouiller ensuite au Maroc. Avec un copain qui était là depuis longtemps, on a pris le train le plus long du monde – oui, 179 wagons- qui relie le port de Nouadhibou à Zouerate et qui longe la frontière avec le Maroc. Arrivé dans la ville minière on a trouvé un véhicule tout terrain qui allait à Bir Moghrein près du Maroc et de là on a voulu tenter de rejoindre la ville marocaine de Smara à pied. Là-bas on a acheté du pain et quelques bouteilles d’eau et puis on a marché droit vers le nord pour rejoindre la ville. Mais on

s’est égaré et on a erré 4 jours dans la Seguiet El Hamra. On était presque mort de soif et d’épuisement quand la police marocaine qui patrouillait nous a ramassés et remmenés à la frontière mauritanienne. Il paraît qu’on aurait pu sauter sur des mines. Je suis alors rentré sur Nouadhibou.

Si j’avais eu de l’argent, j’aurais pu passer en bateau sur l’Europe mais j’avais pas les 2000 euros nécessaires. Oui, tu peux tout organiser à partir du port. C’est facile si tu as l’argent, on te donne les papiers, le visa et là tu deviens un mousse avec l’uniforme et tout et tu t’embarques sur un navire en partance pour le Portugal ou l’Espagne. C’est une bonne solution si tu peux payer ; si tu peux pas payer, c’est trop dangereux, si tu t’introduis dans le navire en clandestin alors là, si l’équipage a peur des contrôles ou s’ils n’aiment pas les noirs, ils peuvent tout simplement te jeter de nuit par dessus bord et tu disparais ni vu ni connu.

Je savais que l’autre route passait par l’Algérie mais j’avais un peu peur à cause des attentats et des morts là-bas. J’avais pas vraiment le choix parce que j’avais pas les moyens.

Pourtant la route se fait facilement jusqu’à Gao et en 4 jours on peut être à Agadez et passer par l’Algérie. Bien sûr l’Algérie c’était un peu moins sûr mais les islamistes ne s’en sont jamais pris à des aventuriers comme nous, nous on les gêne pas et ils nous comprennent, car ils ont aussi des frères qui veulent faire comme nous. J’ai travaillé à Tam quelques temps et puis de nuit je suis parti en taxi de brousse jusqu’à Alger. Là j’ai travaillé comme manoeuvre et un jour je suis parti sur Mahgnia, à la frontière avec le Maroc. Passage de nuit, sans problème jusqu’à Oujda d’où j’ai pris le train de nuit pour Rabat en me cachant.

J’étais devenu clandestin. De là je suis monté sur Tanger car j’avais dans l’idée d’aller à Ceuta et d’attaquer le grillage pour rentrer dans le centre de la Croix-rouge. J’étais content, je voyais les lumières de la côte andalouse qui brillaient dans la nuit. On m’a proposé une solution moins risquée qui te permet d’atteindre Ceuta sans tenter le grillage. Je suis un bon nageur et je me préparais à nager à partir de la côte marocaine jusqu’à la ville de Ceuta mais j’ai pas eu de chance là-bas car j’ai été pris dans une rafle dans la forêt de Ben Yunech la veille de mon départ.

La police nous a emmenés à Tanger et on nous a tous embarqués. On était au moins 200 Africains. On est parti sur Oujda près de la frontière avec l’Algérie. Arrivés là-bas, on nous a jetés au désert. Mais la police algérienne nous a repérés, nous a mis dans des fourgons et de là on a refait tout le trajet jusqu’au Mali. C’était dur il faisait très chaud, j’avais la diarrhée, la fièvre, c’était dur. On nous a encore rejetés au désert à la frontière au Mali près d’un endroit qui s’appelle Borg Mokhtar. J’avais la fièvre, j’étais fatigué. Alors là, j’ai abandonné l’idée de remonter par l ‘Algérie même si presque tous les autres ont repris le chemin d’Agadez. Moi je voulais plus attaquer au nord, car le grillage est trop surveillé, j’avais pas vraiment envie de retraverser le désert et pas les moyens de repayer la traversée entre Agadez et Tamanrasset.

Alors j’ai décidé de retourner en Mauritanie pour voir. J’ai pris le bus à Gao et en 3 jours j’étais à Nouakchott. Là-bas, j’ai retrouvé par hasard un copain de Yaoundé qui avait déjà établi des contacts pour aller aux Iles Canaries. Lui il avait de l’argent, son frère travaille à Paris, il est médecin et sa sœur est mariée avec un ingénieur à Londres. Il avait l’argent mais il ne se sentait pas très à l’aise, il était seul. Il m’a alors

proposé de me payer le passage. Il avait trouvé un bon guide qui nous a fait passer par le nord du désert. Dans le désert, on sait pas où on est. On a repris la piste du nord mais on a bifurqué vers l’ouest, je savais pas si j’étais en Mauritanie, en Algérie ou au Maroc, et après trois jours de voyage, on s’est retrouvé sur une plage quelque part au sud du Maroc. C’est de là qu’on a pris la pirogue pour les Canaries. Tu connais bien l’histoire. Arrivés là-bas, on va se livrer à la Garde civile qui nous emmène dans un camp où on reste 30- 40 jours et puis quand tu sors, on te donne les papiers. Tu dois te payer le billet d’avion pour Madrid et tu prends l’avion. ça y est tu es libre, tu es enfin arrivé … ».

Carte 2 :

A partir du moment où il a eu les moyens de payer son passage, l’Immortel est passé très rapidement aux Iles Canaries puis sur la péninsule ibérique.

Pour celui qui a connaissance des bonnes filières, le voyage est rapide. Il se joint à un groupe qui part de Nouakchott et qui emprunte les anciennes pistes caravanières. Il passe alors par Atar, Bir Moghrein et rejoint la côte atlantique. Les transports sont assurés par des chauffeurs locaux ayant une bonne maîtrise du terrain et de ses dangers et dont certains sont liés au Polisario. Ce convoyage est contrôlé par des membres de grandes tribus maures qui ont fait fortune au Sahara (Bonte : 2001) lors de crises successives (famine de 73, guerre des sables en 78, spéculation due à une urbanisation rapide etc.) et qui fournissent les véhicules tout terrain.

Ceux-ci assurent toute la chaîne du passage de la Mauritanie aux Canaries en passant par le sud du Maroc et parfois l’Algérie. Ces pistes interdites à la circulation depuis plus de trente ans en raison du conflit sont maintenant réutilisées pour le convoyage des transmigrants qui ne viennent pas seulement de toute l’Afrique noire mais aussi d’Asie (Bangladesh, Irak, Pakistan) et d’Amérique du sud.

En dehors du mouvement sud-nord qui vient de Mauritanie et du mouvement nord-sud qui rabat sur la côte atlantique les déboutés des enclaves espagnoles, nous avons observé à partir de 2003 un troisième mouvement transversal allant d’est en ouest qui passe par Beni-Abbès, pour rejoindre la ville de Tindouf puis la côte atlantique. Nous avons rencontré plusieurs maliens qui avaient transité par Tindouf. Certains avaient marché 200 Km pour rejoindre la route asphaltée et étaient remonté sur Ceuta. Ceux qui pouvaient payer leur passage pour les Canaries avaient rejoint la côte atlantique à travers la Seguiet El Hamra.

Les transmigrants empruntent des pistes interdites, traversent des territoires disputés, franchissent des frontières minées et des zones militarisées. Ces itinéraires sont dangereux parfois mortels mais c’est paradoxalement à cause de leur dangerosité et du fait de l’opacité (Bensaad : 2005) de ces confins sahariens que ces itinéraires

transsahariens s’imposent dorénavant comme des itinéraires majeurs sur le chemin de l’Europe.

3.2 La militarisation des espaces maritimes : entre