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La militarisation des espaces maritimes : entre drones et pirogues

Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995 et 2005

Carte 1 : Les Routes des Canaries

3.2 La militarisation des espaces maritimes : entre drones et pirogues

Les risques pris pour tenter d’atteindre l’espace Schengen en ses extrémités les plus lointaines sont élevés. Ces risques sont liés à l’utilisation de petites embarcations de pêcheurs souvent surchargées, qui peuvent tomber en panne, dériver ou chavirer sous l’effet de la houle. A ces risques communs à toutes les traversées, s’ajoute celui de la distance, une distance qui ne cesse d’augmenter39 et d’accroître les risques. Depuis le début de 2005, de nouvelles voies de passage se sont ouvertes qui visent à éviter la surveillance de l’armée marocaine qui patrouille le long des côtes et intercepte les pateras sur les plages du littoral. Les départs ne se font plus à partir des plages du sud de Layoune mais à partir de Nouadhibou afin de naviguer dans les eaux internationales et d’échapper au contrôle de l’armée. La distance est considérable et multiplie les risques de naufrage et de noyade. Charlie raconte ce qui est arrivé à son ami en août 2005 :

« Samuel avait décidé de tenter l’aventure pour les Canaries à partir de Nouadhibou , encouragé par le succès récent de deux pirogues qui étaient parties avec un pêcheur qui connaissait bien cette région et qui avait acheté un GPS. Ils ont décidé de partir une nuit mais eux ils étaient 40, la mer était agitée et les embarcations très chargées car elles avaient les 10 bidons nécessaires pour le carburant et des sacs de riz pour 7 à 8 jours de voyage.

Arrivées au nord du Cap Blanc (près de Nouadhibou), elles

ont été renversées par de fortes vagues. Bilan : 32 morts dont mon ami Samuel qu’on a enterré le 29 août».

Les transmigrants savent que la militarisation du Détroit de Gibraltar avec ses tours de contrôle40 et ses radars, ses vedettes rapides et ses hélicoptères est bien avancée. Ils savent aussi que la militarisation du Détroit canarien est en cours tout comme celle de l’espace maritime italo-libyen. Pour cela, les autorités italiennes ont acquis quatre drones41 pour surveiller les côtes africaines. Les drones sont des engins pilotés à distance qui peuvent être utilisés à des fins civiles (opérations de sauvetage en mer, prédiction météorologique) ou à des fins militaires (largage de bombes ou repérage) comme ceux utilisés par les militaires américains dans la guerre en Irak. Pour légitimer l’emploi de ces engins, les commanditaires invoquent des raisons humanitaires (sauvetage des passagers clandestins en cas de naufrage) ou/et des raisons sécuritaires (détection d’attaques terroristes, lutte contre les filières mafieuses).

Cependant l’installation de ces drones qui repèrent les pirogues pour les intercepter ne fait que repousser plus au sud la frontière. On peut se demander jusqu’où va se déployer la militarisation de la frontière sud de l’Europe et de ses espaces insulaires. L’Union Européenne a-t-elle pour projet d’encercler le continent africain d’une barrière de protection ? Verra - t’on bientôt des « pirogues » faire cap sur les Canaries à partir du Sénégal puis de la Guinée ?

On peut se demander jusqu’où ira cette « volonté de surveiller » de l’Union Européenne qui se déploie dans ses réalisations technologiques les plus sophistiquées, les plus déshumanisées, les plus robotisées. Jusqu’où ira donc cette volonté de surveillance absolue qui se déploie par le biais

4050. La mise en place du SIVE Système Intégré de Vigilance Extérieure (2002-2008) comprend l’installation de 25 tours de contrôle le long de la côte andalouse qui permettent le repérage de toutes les pateras s’engageant dans le Détroit. Le coût de l’opération serait de 260 millions d’euros. Voir le rapport de Mehdi Lahlou sur « Les migrations irrégulières entre le Maghreb et l’Union Européenne : évolutions récentes » CARIM 20005/03

41 Voir l’article « Le front du désert, des camps européens de réfugiés en Afrique du Nord » qui relate l’achat par l’Italie en octobre 2004 de drones à la Compagnie californienne General Atomic

Aeronautical Systems pour la somme de 48 millions de dollars. www fft-berlin frontdudésert

d’une multitude de petits « panopticons», ces lieux d’où l’on voit sans jamais être vu et qui permettent de mieux intercepter ?

3.2.1 Saisonnalité des passages et dangerosité

Le graphique ci-dessous compilé à partir des données du Ministère espagnol du Travail et des Affaires sociales montre que sur la période 1999-2005, le nombre cumulé par mois d’interpellations de migrants par voie maritime (pateras, zodiacs, cayucos,) est très variable en fonction de la saison. De janvier à avril, ces nombres mensuels sont les plus bas (600 interpellations en moyenne par mois). Ils croissent ensuite de manière régulière à partir de mai pour atteindre leur pic en août (2100 interpellations). Ils restent très élevés jusqu’en octobre (650 en moyenne) avant de décroître de manière régulière jusqu’en hiver.

Graphique 6 :

Saisonnalité des interpellations maritimes de migrants par les autorités espagnoles 1999-2005

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 14000 16000 18000

J F M A M J J A S O N D

Mois

Nombre de migrants

Total Gibraltar Total Canaries Grand total

L’analyse que nous en faisons montrent que les interpellations sont fortement liées aux conditions climatiques et que les mois où la fréquentation est la plus basse sont d’une part les mois les plus froids mais aussi les plus dangereux de l’année en terme d’instabilité climatique, de grains et de tempêtes. Les interpellations sont 4 fois plus élevées en août qu’en février.

Cependant, l’analyse différentielle des interpellations dans le Détroit de Gibraltar et aux abords des Canaries révèle une variation saisonnière contrastée : si le pic des interpellations à travers Gibraltar est en août, celui vers les Canaries est en octobre et le nombre reste élevé jusqu’en décembre : s’agit-il d’une différence climatique (les tempêtes étant moins fréquentes et le froid moindre sur ce trajet), ou plutôt d’une prise de risque supérieure par les migrants engagés sur ce trajet canarien?

En revenant sur le tableau de la page 78, il apparaît que l’explication la plus plausible vient du fait que les passages se reportent vers les Canaries dans la période après 2002 lorsque les surveillances se faisaient plus dissuasives à travers le détroit de Gibraltar et donc les migrants se trouvaient contraints de passer vers les Canaries quelque soient les conditions climatiques.

Depuis les événements de Ceuta et Melilla (fin 2005) dont nous allons parler ci-dessous, on assiste à une forte augmentation des passages sur les Canaries à partir du nord de la Mauritanie qui offre des conditions avantageuses (500 euros le passage), un vaste réservoir de barques de pêche ayant une grande capacité (cayucos) et un littoral moins surveillé.

Selon les autorités espagnoles, plus de 3000 personnes sont arrivées aux Canaries (1000/mois) pendant le premier trimestre 2006. Les mêmes autorités parlent de plus de 1000 décès (dont 400 ont été enregistrés par les autorités mauritaniennes) dans la même période. Ce taux de létalité exceptionnellement élevé, 25%, est lié à la conjonction de facteurs climatiques, de la longueur du trajet (plus de 1000 km), du manque d’expérience de certains pilotes, des déficiences techniques (panne de GPS) et de la grande capacité de contenance des barques (jusqu’à 80

personnes, ce qui augmente d’autant plus rapidement le nombre de morts). Des analyses rapides et hors-contexte de la situation font dire à certains journalistes de passage que cette émigration est sauvage42, terme qui évoque tacitement la barbarie, l’envahissement de l’Europe par des hordes d’Africains désespérés tentant de pénétrer à tout prix dans la

« forteresse » Europe. Non, cette émigration n’est pas « sauvage », elle a son propre rythme, sa propre saisonnalité qui sont intrinsèquement liés aux facteurs extérieurs et aux politiques de fermeture de l’Union Européenne.

3.3. Chronique d’une répression annoncée : les