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Protections tutélaires en transmigration

« Individuation et transmigration »

1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieux

1.1 Protections tutélaires en transmigration

Partir dans l’objectif « d’attaquer » l’Europe est une entreprise tout aussi dangereuse et aléatoire que partir à la chasse au lion dans la savane ou aller guerroyer contre l’ennemi voisin. Ces entreprises requièrent protection humaine et supranaturelle et si les objectifs sont similaires (il faut accumuler de l’argent, ramener du gibier ou amasser un butin pour assurer la survie de la famille restée au pays) les risques encourus sont de même nature et peuvent menacer ou mettre fin à l’intégrité physique. Ces départs mobilisent des ressources logistiques (connaissance du terrain et des moyens de transport), un savoir-faire technique (armes de chasse ou de guerre, choix de la bonne route) et la mise en oeuvre de compétences individuelles (ruse, habileté, connaissance de l’ennemi, mobilisation du capital social.) Mais les compétences propres à l’aventurier, au chasseur ou au guerrier ne suffisent pas à assurer le succès d’un voyage réputé dangereux ni à donner un sens au parcours.

Les diverses appartenances auxquelles adhère le transmigrant potentiel vont se manifester par le biais de rituels qui se succèdent dans un espace/temps bien circonscrit. Avant de quitter le monde familier et connu et d’appréhender des espaces nouveaux, des rituels de bénédiction sont pratiqués dans le cercle familial ou religieux : on demande la route au chef de famille (père ou mère) ou au religieux (pasteur, marabout, visionnaire ou prêtre) qui n’en accorde que la moitié, ne maîtrisant pas la part incontrôlée du voyage. Des cérémonies propitiatoires envers les puissances tutélaires faisant partie du panthéon traditionnel vaudou ou issues d’une religion fondée sont célébrés. Des rituels de purification

récitation de prières. Des objets fétiches tels les amulettes, les croix chrétiennes ou les versets coraniques sont portés (à même la peau) dans le but de repousser les puissances nocturnes maléfiques. Cependant, si tous ou toutes ont recours à des rituels de protection, les modalités varient en fonction des circonstances. Les rituels sont pratiqués soit en famille, discrètement la veille du départ lorsque celui-ci a été planifié en accord avec elle, soit de manière secrète et individuelle (prières) par les futurs migrants qui sont en rupture familiale (et dont le départ ressemble à une fuite ignorée de la famille opposée au projet migratoire). Il en est de même pour les individus ou les familles, futurs réfugiés dont les départs forcés sont occasionnés par les situations de guerre, les émeutes interethniques, les massacres de civils ou l’intervention de la milice et qui se font dans l’urgence, l’impréparation et la séparation involontaire.

Quelles que soient les conditions, paisibles ou dramatiques dans lesquelles s’effectue le départ, les recours aux puissances tutélaires au travers de rituels vont se réactiver au cours de l’expédition et agir en congruence et en alternance. Dans le récit qui suit, nous verrons comment la perception de la coprésence de puissances tutélaires maternantes permet à l’individu de s’affranchir de ses angoisses dans un espace-temps perçu comme dangereux. On observera aussi le rituel de passage du torrent tumultueux qui fait du transmigrant inexpérimenté un initié et le fait devenir un membre de la communauté d’itinérance qu’il ne quittera définitivement qu’au moment où il aura réussi à passer en Europe.

Alger 2002, je rencontre Serge qui est béninois et vient de traverser le Sahara à partir d’Agadez :

Serge a 25 ans, il a son brevet et a « travaillé » pendant quatre ans avant de tenter l’aventure. Il a été chauffeur de taxi-moto et a sillonné la ville dans la chaleur et la pollution à la recherche des clients mais ce qu’il gagne ne lui permet pas d’épargner. Il a fait pendant trois ans l’aller-retour 4 fois par semaine sur Lagos où il achète des pièces détachées pour les mobylettes qu’il revend ensuite au marché de Cotonou. Malgré les

petits billets à glisser aux douaniers, il a quand même réussi à économiser l’équivalent de 300 euros mais la concurrence est rude. Il a aussi fait d’autres petits jobs. Il s’est retrouvé comme des centaines d’autres étudiants sur le quai du port de Cotonou à attendre l’arrivée du porte containeur qui déversera des milliers de voitures d’occasion en provenance d’Europe destinées à être revendues dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il a conduit une R12 au Mali mais la voiture est tombée en panne dans le désert et il a dû abandonner la vieille carcasse sur le bord de la route. Il a alors décidé de tenter sa chance et de rejoindre son cousin en Europe :

J’ai pris le train jusqu’ à Parakou au nord du Bénin, puis le bus, pour traverser rapidement les états musulmans de Sokoto au Nigeria. Quand je suis arrivé à Agadez, j’ai pris une Toyota land cruiser en direction de Tamanrasset. On faisait du hors piste pour éviter les contrôles policiers et on était dans le désert depuis 3 jours déjà. Et puis soudainement en pleine nuit on est tombé en panne. Il faisait la nuit, j’avais très peur, il y avait des ossements partout j’ai eu très peur de mourir. Peut- être on allait nous abandonner là, en plein désert et on allait mourir de soif, on attendait, on attendait. Au bout de 3 jours, il n’y avait presque plus d’eau, plus rien à manger et moi la nuit je ne pouvais pas dormir, je pensais, je pensais et puis soudain j’ai entendu des pleurs qui venaient de là-bas, des dunes.

C’était les sirènes, oui on les appelle les sirènes en français mais chez nous, à Ouidah on l’appelle Mamiwata54, c’est la …la déesse de l’océan qui habite aussi dans le profond des rivières, des fleuves… mais je connais pas bien ces histoires….Quand j’étais jeune j’ai accompagné ma mère

54 Mamiwata est vénérée pour avoir protégé et sauvé en route les captifs africains menés en esclavage.

à une grande Fête qui se passait sur les bords de la river Volta, c’était au Ghana. Là-bas on l’appelle Mamiwater, on faisait des rites de purification, il y avait beaucoup de monde mais, je m’intéresse pas trop à ça, je suis chrétien et catholique. Mais ce soir là, je l’ai entendue, elle chantait derrière la dune, elle me parlait à moi, personne d’autre ne l’a entendue car Mamiwata choisit qui elle veut protéger ou punir. Et là ce soir là j’avais tellement peur de mourir. J’ai pris le chapelet que je garde toujours au fond de ma poche et j’ai prié, j’ai prié la Vierge Marie. Je lui ai dis « Toi, tu étais à côté de ton fils quand il est mort, alors épargne-moi et laisse- moi mourir à côté de ma mère » et… miracle, on a été sauvé, les Touaregs ont réparé le moteur et on est arrivé à Tam au petit matin.

Ray -qui arrive du Cameroun - a entendu que l’on parlait de Mamiwata et intervient soudainement :

Mais si moi je sais qu’elle protège contre les dangers car elle, elle m’a sauvé la vie. Quand j’ai voulu passer au Nigeria, en venant de Douala, je n’avais pas de papiers et je n’ai pas pu passer par la route normale. J’ai été obligé de traverser en clandestin la « Cross River » qui fait la frontière entre les deux pays. J’étais avec un copain et on était guidé par deux Nigérians qui faisaient du transport clandestin de marchandises. On est parti à quatre heures du matin, on a marché en silence et on entendait un grondement de plus en plus fort. J’ai eu peur, il fallait passer sur un grand pont de liane, qui se balançait au dessus de la rivière. C’était la nuit et le torrent faisait du bruit ! Au milieu du pont, je tremblais tellement…. mais finalement on est arrivé l’un après l’autre. Nos guides nous attendaient sur l’autre rive en mangeant un morceau de pain. Ils nous ont averti qu’on avait passé la frontière, qu’on était déjà au

Nigeria et qu’il fallait passer encore une autre rivière mais à pied cette fois et qu’il fallait qu’on se prépare à l’affronter.

Ils nous ont dit que comme nous étions des étrangers qui venions de loin, ils avaient dû demander à la rivière la permission de nous faire passer avec eux. Ils nous ont dit qu’ils avaient déjà jeté une pièce de cent francs dans la rivière avant qu’on monte sur le pont mais que maintenant qu’on était entré dans le pays, ce serait à nous de le faire la prochaine fois. Mon copain avait peur et voulait rentrer mais on a continué. L’autre rivière était aussi puissante, il fallait la passer à pied. On s’est déshabillé, on a mis les habits dans les sacs en plastique et on a été chercher de gros bâtons et puis on a jeté chacun une pièce dans l’eau avant de passer.

Un des guides nous a dit « Faites ce que je vous ai dit, n’ayez pas de crainte, vous êtes des étrangers mais vous ne l’êtes plus vraiment depuis que vous avez jeté les pièces dans l’eau mais faites attention tout de même, la rivière se met souvent en colère et elle a déjà emporté beaucoup d’étrangers en notre présence. Suivez bien les consignes, ne paniquez pas et restez bien accrochés à nous jusqu’à l’autre côté ». J’ai imploré le ciel et je me suis accroché à l’épaule de mon guide, mon sac se balançait au bout de mon bâton qui m’aidait à progresser pas à pas. L’eau nous arrivait jusqu’au cou, et on est finalement arrivé. La traversée avait duré exactement 26 minutes. Les guides sont partis car ils avaient leur business à faire et nous on s’est reposé. Après, les gens du village qui avaient été avertis de notre arrivée nous ont mis sur la bonne voie. On avait passé la frontière.

Cette fois-ci, on était seuls mais on savait quoi faire, on a suivi les consignes, on a jeté la pièce et on a passé le pont de liane comme d’habitude, on avait moins peur et de l’autre côté on a marché, on était arrivé dans la grande savane et peu après on arrivait dans la ville de Cross river au Nigeria....

Dans les deux situations évoquées, les prières adressées aux puissances féminines salvatrices sont parvenues à transcender l’angoisse suscitée par la dangerosité perçue de ces lieux étrangers et inconnus. Les demandes de protection adressées à la Vierge Marie et à la déesse aquatique se sont exprimées par le rituel du chapelet égrené et de la pièce de monnaie lancée dans les flots grondants. Ces rituels ont un pouvoir immense et ne facilitent pas seulement le passage des obstacles naturels que représente la traversée dangereuse du désert puis celle du torrent qui sont aussi des frontières géopolitiques. Le petit rituel de la pièce jetée dans les flots grondants permet de se concilier les forces de la nature, de renforcer la confiance des passeurs et d’apaiser les angoisses des voyageurs. Ce rite de passage qui se fait en trois étapes fait glisser subtilement du doute à la confiance, de la peur à la sécurité et de l’étranger au familier. Dans les sociétés traditionnelles, les rituels d’initiation marquent l’entrée du jeune adolescent dans la communauté des adultes et le responsabilise afin qu’il assure la continuité de celle-ci. Ici, le rituel d’initiation imposé par le passeur marque l’entrée du nouveau-venu dans le groupe de ceux qui vont bientôt se définir comme des « clandos ». Il le responsabilise pour qu’il arrive à surmonter ses peurs et à assurer sa propre survie. En l’intronisant dans le monde de la clandestinité qui le fait affronter l’inconnu et le un danger, le passeur lui donne la première clé. La transmission du savoir-passer se fait par un apprentissage didactique, par paliers, et débute à l’insu même des nouveaux venus. Nous verrons tout au long de cette recherche que le parcours du transmigrant et de la transmigrante est fait d’associations ponctuelles et efficaces dont le caractère est transitoire et éphémère. Ce parcours est balisé par la présence de guides ou de passeurs expérimentés qui sont des intermédiaires avec les sociétés locales (dont ils sont parfois issus) mais dont la fonction même est passagère et transitoire.