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Préliminaires à la recherche de terrain

Avant de m’engager dans cette recherche, je me suis questionnée sur les postulats et les attitudes qui sous-tendaient mon entreprise concernant l’étude « des migrants et des migrantes » originaires de l’Afrique sub-saharienne et évoluant au sein d’espaces géographiques anciennement colonisés par une puissance dont j’étais issue. J’étais consciente des a priori et des jugements de valeur qui risquaient de biaiser l’objectivité de mon travail et la démonstration de la « réalité » des situations et des personnes rencontrées. Consciente aussi du fait que mes regards posés sur ces « populations » expriment un « réel » modelé par les croyances et l’ idéologie en cours et vigilante quant à la résurgence de « survivances » de certains a priori forgés par une vision stéréotypée de l’Africain et véhiculée par la doxa africaniste des années 70 . En effet, celle-ci a gardé une vision culturaliste et catégorielle qui n’a pas remis en question les fondements d’une tradition philosophique qui conçoit « la personne africaine » comme le contraire de l’individu moderne moral, autonome14, indépendant15, volontaire, n’assignant au monde de valeur que celle qu’il lui donne. Armé de ce postulat, la « société africaine » y est perçue comme une société segmentaire (juxtaposition de petites unités sociales, ressemblance des individus, partage des mêmes croyances) et comme une entité englobante, totalisante, maternante et bienveillante qui intègre l’individu et veille sur lui lors des rites de passage, prend en charge ses maladies et ses troubles psychologiques, multiplie les voies de salut sous forme d’institutions équilibrantes, fait de la personne un ETRE en participation avec les êtres de son lignage et soumis aux forces telluriques (Thomas : 1973).

La conception de l’individu, dans les années 70 reste influencée par Lévy-bruhl, celle d’un être composé de multiples « appartenances », incapable de se dissocier de la nature et de l’au-delà, ce qui l’empêche d’être conscient de son individualité. Le primitif est un être illimité dans l’espace et dans le temps car il déborde des frontières de son corps par une

14 l’auto-nomie vue par Descartes fait de l’individu un sujet en relation avec les autres qui se donne lui-même ses lois , qui en fait un individu auteur de ses activités

15 selon la conception de Leibniz qui voit en l’individu une monade , sujet auto-suffisant mais hétéronome car obéissant à la Loi divine

expansion de ses multiples « appartenances » (phanères, objets personnels, lieux de culte) et reste illimité dans le temps car il appartient au monde de l’au-delà, ayant des liens étroits avec le monde des esprits, des génies et des morts. La « personne négro -africaine » y est vue comme

« une chose dont dispose la société » et comme victime d’un déterminisme quasi total : créée par un dieu tout puissant, possédée occasionnellement par les génies, menacée constamment par des attaques de sorcellerie qui dévorent son Moi, réincarnant de surcroît un-e ancêtre dont elle doit jouer le rôle et endosser le statut. Cette mise en relation constante avec le cosmos et les puissances tutélaires en font

« une personne qui n’est jamais ni entièrement vivante ni jamais entièrement morte», (Thomas :1973) en bilocation constante toujours ici ou ailleurs, toujours dans le passé ou dans le futur mais jamais dans le présent. Cette personne oscille sans cesse entre perte et gain ontologique : perte de l’être dans le sommeil, l’émotion ou l’égarement de ses « âmes », gain de l’être par le réveil, le sacrifice, les rites initiatiques.

Cette personne frôle constamment l’anomie du fait de ses nombreuses appartenances sur lesquelles elle n’a aucune prise. Fascination de l’occidental monadique, invariable, assigné et circonscrit à son corps pour cet individu pluriel, illimité, « doublé » d’ombres, d’âmes, d’énergies vitales. Fascination pour ces morts qui ne meurent pas.

Cette figure d’un non-individu questionne Bastide (1973) qui sans vouloir tomber dans l’ethnocentrisme affirme que la pluralité des éléments constitutifs de la personne et la fusion que vit l’Africain avec la nature sont les deux anti-principes d’individuation. Le moi africain, affirme t’il, n’existe qu’en « dehors » et « différent » inséré dans la continuité temporelle et la diversité spatiale (multitudes de relations avec les lieux, les êtres, les objets, la nature).

Si l’on adopte cette manière de penser l’individu, on peut légitimement se

dans un ordre inaltérable, au rythme programmé des rites de passage . Qu’adviendra t’il de cette persona redevable à l’infini à ses ancêtres, ses parents, son ethnie, sa communauté lorsqu’elle quittera sa société villageoise protectrice et bienveillante ? On peut se demander avec inquiétude ce qu’il adviendra de cet individu vivant le changement social au cœur des sociétés africaines contemporaines engagées dans un processus de modernisation, de monétarisation, d’urbanisation favorisant le cosmopolitisme ? On peut s’inquiéter de l’avenir de cet individu lorsqu’il quittera son environnement chtonien avec lequel il entretient une solidarité ontologique pour affronter l’anonymat de la jungle urbaine.

La logique bastidienne de la personne en Afrique noire ne parvient pas à rendre crédible le schéma explicatif de la personne mais elle contribue dans son assignation catégorielle à caricaturer un Africain communautaire, dépendant, irresponsable et incapable d’autonomie. Mais suffit-il d’être conscient des paradigmes successifs qui ont imprégné les sciences sociales et modelé un autre lointain et étranger pour devenir plus clairvoyant et être apte à faire de la recherche ?