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Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles

« Transmigrer au féminin »

2.1 Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles

La fermeture des frontières contraint les personnes qui veulent émigrer en Europe à le faire de manière irrégulière et à faire appel à des intermédiaires qui vont faciliter leur entrée dans l’espace Schengen.

L’existence de ces « passeurs » est directement liée à cette situation dont la fonction n’a plus lieu d’être lorsque les frontières s’ouvrent. La migration irrégulière originaire des pays de l’Afrique sub-saharienne fabrique ses propres agents que l’on appelle « guides » quand ils font passer des frontières terrestres, « passeurs » pour les frontières maritimes et

« checkers» quand ils organisent les voyages par avion. Cette migration irrégulière qui a débuté il y a plus d’une décennie fabrique des intermédiaires dont certains font carrière dans l’arnaque. Ces escroqueries sont perpétrées la plupart du temps à partir d’un pays voisin au pays de départ ou d’un pays de transit et portent sur des sommes importantes (de 1000 à 3000 euros par adulte) quand il s’agit de

Cette situation inédite va les contraindre à repenser leur façon de voyager en modifiant leurs comportements et en inventant de nouvelles formes d’associations :

« J’ai vécu à Lagos pendant 2 ans où je travaillais dans une société d’informatique et j’ai pu économiser mais j’ai été arnaquée chaque fois que j’ai voulu partir en France. Je remettais l’argent à un checker qui au dernier moment disparaissait avec mon argent. J’étais découragée, fatiguée quand j’ai rencontré Lucas. Sa copine lui avait pris toutes ses économies pour voyager sur la France et il n’avait plus un sou. Il était déçu car il allait devoir encore patienter de longs mois avant de pouvoir avancer.

Il m’a tout de suite inspiré confiance alors très vite je lui ai dis : « Ecoute, c’est toi l’homme, tu organises tout le voyage, les documents, les transports et tout. Moi j’ai 2500 dollars américains à moi alors, écoute moi : je te donne le pouvoir de me commander et on voyage ensemble. » Au début il a refusé parce qu’il avait honte d’être sans argent et puis finalement il a accepté …on a voyagé ensemble et on a traversé le désert. On essaie maintenant de passer ensemble en Europe et on espère qu’on ne va pas nous refouler. »

(Denise, RDC, 28 ans, Tanger)

Donner à l’autre le pouvoir de le commander alors que l’on est en position de pouvoir. Cette antinomie interroge sur la nature des liens qui se créent ici et qui incitent à faire couple. De quel type d’association s’agit-il ? S’agit-il d’une « tactique, » (Certeau : 1990) cet art exercé par le faible sans pouvoir – pour trouver une solution à la nécessité impérieuse de poursuivre la route ? S’agit-il selon l’expression admise par le sens

commun, d’une habile ‘ruse féminine’ cherchant à s’approprier une présence masculine utile ? Les mauvaises expériences subies par les deux voyageurs ne les poussent-ils pas simplement à s’associer en prévention d’abus futurs ? Il semble que les relations qui lient les deux partenaires soient de caractère dyadique – au sens Simmelien du terme – car elles rendent chacun des deux protagonistes directement coresponsables pour la survie du couple. Cette coresponsabilité est initiée ici par Denise qui accorde à son compagnon le pouvoir de la commander.

Ce pouvoir donné à l’autre masculin induit en échange une obligation de réciprocité, obligation qui n’est basée ni sur la compétition, ni sur la peur de l’affrontement. La réciprocité exige des relations de confiance et des intérêts communs qui lie les partenaires conscients de leur impuissance à atteindre seuls leur objectif et unis par le même désir de réaliser leur projet migratoire.

Les partenaires sont liés par un engagement réciproque et un contrat tacite dont le respect ne dépend pas uniquement de leurs deux volontés.

La durée de ce contrat tacite peut être interrompu (si ce n’est définitivement rompu) du fait de la contingence de leur situation. Ils sont tous deux en situation irrégulière - à partir du moment où ils entrent au Maghreb et peuvent être séparés par les agents de l’autorité à n’importe quel moment. Les Etats traversés n’ont aucune obligation à accepter sur leur territoire la présence d’étrangers y séjournant de manière irrégulière et sont en droit d’exercer leur souveraineté (reconduites à la frontière – expulsions) à l’encontre de ces étrangers dont les associations éphémères et clandestines ne peuvent se réclamer d’aucune prérogative. La nature de ces associations à la temporalité inconnue et incertaine est conditionnée au droit discrétionnaire des Etats transitaires qui peuvent légalement exercer le droit de les dissoudre. Signataires de Conventions internationales, les Etats transitaires sont tenus moralement à ne pas séparer les familles mais ils ne peuvent en aucun cas être sanctionnés

Malgré la fragilité de leur situation (qui n’exclut pas la solidité des liens affectifs), les partenaires décident de vivre ensemble, de « faire communauté » et ceci à l’issue de négociations intenses menées par chacun des deux partenaires avec lui-même. Les doutes et les résistances vaincus (dépendance financière de l’un et incertitude de la teneur de la relation à venir de l’autre), permettent à chacun des partenaires de dépasser leurs résistances internes dont ils n’avaient pas eu conscience jusqu’alors. L’obligation de s’associer en dehors du regard familial au sein d’espaces hostiles et étrangers, l’obligation de faire route ensemble, sous peine d’immobilisme et de stagnation permettent d’être plus libres de projet et d’initiative et par là même de s’affirmer, d’inventer et d’initier de nouvelles relations. Tous deux renversent les normes sociales établies et s’inventent de nouveaux rôles (ici époux mais ailleurs père lorsqu’il y a des enfants) et de nouvelles fonctions (la défense et la protection dans la dépendance). La transmigration produit ici le « faire couple » qui participe de ce savoir - circuler, de ce savoir-transmigrer .

L’obligation de s’associer, sous peine d’immobilisme et de stagnation induit un changement dans la perception que chacun a de son statut personnel. Cette compétence à « faire dyade » permet non seulement de faire route ensemble mais elle est aussi facteur d’individuation car elle permet à chacun des partenaires de dépasser les résistances internes dont ils n’étaient qu’à conscience jusqu’alors. Cependant, cette compétence acquise qui répond à l’obligation de mobilité reste limitée car elle est incapable de changer la situation de l’un comme de l’autre pris dans le contexte d’exploitation auquel ils sont soumis et dont ils sont prêts à payer le prix.

2.2 Réseaux féminins transnationaux et