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Fabrique d’un passeur

Le parcours du transmigrant est jalonné de rencontres multiples, de confrontations quotidiennes à l’altérité, d’étapes plus ou moins longues qui lui permettent de se préparer au passage en Europe. Il traverse un espace urbain qui est investi entre autres par des organisations humanitaires ou religieuses qui sont territorialement circonscrites et qui ont des objectifs précis à réaliser. A l’étape, le transmigrant rencontre - fortuitement ou volontairement - les membres de ces organisations a priori bien disposés à leur égard et dont il peut utiliser ou refuser les services. En fonction de son histoire personnelle et de ses inclinations, il peut se trouver à l’aise dans ce milieu, montrer de l’intérêt pour ce qui s’y passe, être ouvert au dialogue et prêt à engager une relation sociale. Il peut par son attitude globalement engageante retenir l’attention des agents qui vont le distinguer et éventuellement solliciter ses services. Il ne sera plus alors un simple consommateur de services, comme tous les autres bénéficiaires mais il va participer, s’investir avec enthousiasme dans l’activité proposée et saisir l’occasion petit à petit de tenir une place importante dans un espace étranger, de devenir quelqu’un qui compte, un intermédiaire entre sa communauté et le groupe d’accueil. Il devient alors un « leader informel », un « passeur ». Tarrius (1989) a montré le rôle de ces

« passeurs » qui, à la charnière entre deux espaces –l’étape et le parcours- gèrent les diverses transactions qui s’opèrent entre les diverses communautés et qui sont les indispensables carrefours des communications qui à l’intérieur de l’étape, comme entre étapes mettent en relation, orientent, dirigent et conseillent.

Tout transmigrant nous l’avons vu, joue au sein de la communauté d’itinérance à un moment ou à un autre un rôle de « passeur » car il transmet un peu de son savoir-circuler au nouvel arrivant. Cependant tout transmigrant ne devient pas un « passeur » reconnu, un chairman ou un

président. Au Maroc nous travaillons sur les mêmes terrains que M. Alioua (2003) qui a très bien décrit les activités de Modeste-le-chairman, intermédiaire précieux qui accueille et loge les nouveaux arrivants et négocie auprès des étudiants congolais de vrais-faux papiers pour passer en Europe. Celui-ci se perçoit comme « quelqu’un qui a de l’expérience…

une référence… ayant un certain charisme…une vue d’ensemble». Il est socialement compétent, motivé, tisse des liens, négocie, transgresse les normes etc.

Nous voudrions tenter ici de comprendre comment s’opère cette

« fabrique » du passeur, quels en sont les composants, les éléments et les événements qui vont lui conférer cette compétence. Comment devient-il un passeur patenté, au propre et au figuré ? Quel est le rôle du groupe d’accueil ? Dans quelle mesure ce rôle est-il individuateur ? Nous voudrions comprendre la nature de cette relation triadique qui unit le groupe sédentaire, les transmigrants nomades et le passeur temporairement sédentarisé qui se tient à l’intersection de plusieurs mondes, à l’entrecroisement de multiples cercles sociaux et traverse sans cesse les barrières sociales. Nous voudrions décrire ici ces petits moments qui réaménagent ce que Tarrius appelle les cercles de sociabilités instituées et avons choisi pour cela de décrire une des étapes du parcours, un micro-lieu qui est le local d’une association caritative . Sur la scène, trois protagonistes : une bénévole et deux transmigrants, l’un en demande d’assistance, l’autre dénommé Fidèle, travailleur social improvisé. Nous écoutons Fidèle, jeune étudiant ayant fui les massacres perpétrés sauvagement par des agents d’un gouvernement qui ne tolérait pas les opposants politiques et les persécutait eux et leurs enfants. La trajectoire de Fidèle est typique de toute une génération de jeunes noirs-africains vivant dans des zones de conflit et dont l’avenir a été brutalement interrompu. Toutes les histoires de vie ne sont pas aussi tragiques que celle de Fidèle mais toutes racontent l’histoire de jeunes

en Europe et y tenter leur chance. Nous observerons ensuite comment Fidèle le transmigrant anonyme est devenu en peu de temps un

« passeur » efficient et patenté :

« Fidèle est né en 1977 dans la région du Pool, au sud de la République du Congo. Il est l’aîné de cinq enfants et est un élève brillant. Il garde le souvenir ému de son enfance : une famille unie, sa participation aux olympiades de maths, la découverte de son village d’où il est parti sur les traces des pangolins et des hippopotames en compagnie des pygmées chasseurs-cueilleurs. Il a 16 ans lorsque éclate la guerre de 199365 et il est confronté pour la première fois à la violence : meurtres, viols, kidnapping. Son père est torturé, sa mère fait une dépression. Son père libéré, il reprend les études et la veille du Bac (juin 1997) la guerre éclate à nouveau. La famille se réfugie au village pendant 5 mois. Au retour, la maison est brisée et saccagée, les épreuves de l’examen sont annulées et reportées à l’hiver suivant. Ayant réussi brillamment son Bac, son père, pacifiste convaincu refuse qu’il rentre dans l’armée et l’inscrit en DEUG de maths-physique mais à la fin de l’année, la guerre éclate à nouveau entre les partisans de Lissouba et de Sassou Nguesso. C’est alors un retour au village mais les conditions idylliques de l’enfance ont disparu. C’est la guerre, les milices poursuivent les intellectuels. La famille se réfugie dans la forêt où les conditions de vie sont très éprouvantes : son petit frère meurt, mordu par un serpent, sa mère et sa plus jeune sœur meurent de malnutrition sévère66 en décembre 1998. Ses deux autres sœurs meurent au cours d’un bombardement qui

65 Dès la colonisation, la province du sud, le Pool a été favorisée par les Français (constructions d’écoles, hôpitaux, routes.) En 1992, Lissouba est vainqueur des élections qui l’opposent au président sortant Denis Sassou Nguessou qui reprendra le pouvoir en 1997.

66 Une enquête de mortalité rétrospective réalisée par MSF dans la région du Pool montre que 736 personnes sont mortes de novembre 1999 à Janvier 2000. La prévalence de la malnutrition aiguë sévère a augmenté de 40%. La guerre civile de 1997 aurait fait environ 10 000 morts.

avait pour objectif d’éliminer les miliciens Ninjas, Cocoyes et Zulus qui soutenaient le Président déchu. Le père est blessé, ils ne sont plus que tous les deux et ils décident de rentrer sur la capitale. Sur la route de retour, les miliciens Cobras arrêtent son père et le fusillent sous ses yeux. Il ne doit la vie sauve qu’à l’intervention du personnel de la Croix-Rouge. Il est alors recueilli par l’équipe de Médecins sans frontières qui le soigne pour paludisme, amibiase et dénutrition. Il a perdu toute sa famille et de désespoir pense alors à se suicider.

A 21 ans, Fidèle se retrouve seul à Brazzaville. Il est alors emprisonné et torturé deux fois sous prétexte que son père était un opposant politique. Il est finalement libéré et n’a pas d’autre solution que de quitter le pays s’il ne veut pas être tué. Il prend la route et arrive au Maghreb après un périple terrestre de 6 mois. Il est à court d’argent, passe quelques jours à Fès où il est recueilli par de jeunes Sénégalais venus en pèlerinage sur le tombeau de Si Ahmed, fondateur de la confrérie Tijanya. Il repart rasséréné vers la capitale où il ne connaît personne mais il trouve rapidement le quartier des Congolais. Il cohabite avec des boursiers « nordistes » malgré le fait qu’ils sont de l’ethnie au pouvoir qui a tué son père mais il est obligé de vivre avec eux car il n’a pas le choix. Il tousse depuis son passage en Algérie, a mal à la poitrine et a perdu 10 kilos. Sur les conseils d’un « frère », il se rend ‘à la Caritas’ où une tuberculose pulmonaire est rapidement diagnostiquée. Il est soigné gratuitement à l’hôpital et tous les mardi matin, il se rend à la permanence où il reçoit un kilo de riz, du lait concentré et un peu d’argent pour vivre. On s’habitue à sa présence et il est apprécié pour sa discrétion, son sourire charmeur et sa politesse. Les bénévoles (femmes

afflux massif de jeunes qui espéraient passer facilement en Europe « par le grillage », mais qui ne peuvent plus franchir la frontière à cause de la construction du nouveau périmètre frontalier autour des enclaves espagnoles (nous sommes en 2001). Devant l’afflux massif de demandes d’aide, Fidèle est sollicité par l’association pour venir aider. Il est au Maroc depuis 6 mois, suit son traitement et a repris du poids.

Il vit dans le quartier de E. où habite la majorité des clandestins, joue au foot avec ses voisins marocains et connaît beaucoup de transmigrants anglophones. Au sein de l’association, il fait rapidement preuve de bonnes capacités organisationnelles (tri des patients, rangement des dossiers) et relationnelles (accueil, patience et gentillesse) qui sont appréciées du personnel. Il parle français, la langue officielle du Congo, le kikongo et le lingala qui sont les langues nationales, le lari (langue parlée par son ethnie) ainsi que l’anglais et se débrouille en arabe dialectal. A la permanence, il fait l’interprète pour les bénévoles qui ne parlent que français. Celles-ci ont à intervenir auprès de personnes noires-africaines de passage et qui n’ont ni papiers pour prouver leur identité, ni diplômes pour prouver la réalité de leur éducation, ni références familiales attestées pour prouver leur bonne moralité, ni employeur pour prouver leur honnêteté. Elles doivent décider de leur conduite à tenir malgré les soupçons qu’elles entretiennent quant au bien fondé de certaines demandes (une aide financière pour le logement), la faisabilité d’une requête (un petit projet permettant de survivre à financer) ou la mise en application d’un projet de retour au pays sollicité.

Fidèle est celui qui répond aux interrogations silencieuses des bénévoles quant à « l’honnêteté » des propos tenus. Il

est celui qui dissipe le doute et le soupçon, qui rassure et établit la confiance. Il est le conseiller silencieux mais écouté. D’un clin d’œil discret ou d’un léger hochement de la tête, il signifie son avis qui est toujours favorable. Son petit geste efficace - imperceptible à celui qui se trouve à l’extérieur de cette interaction à trois - va être le facteur déclenchant au renversement de la situation et qui va faire pencher la balance en sa faveur. Subitement, les points de vue vont évoluer, les perspectives changer d’angles et l’atmosphère se détendre : la méfiance devient confiance, le doute devient assurance et le refus initial laisse place à la discussion. La requête est acceptée, le projet voté et l’aide accordée.

Fidèle est le seul étranger à être invité à se rendre dans les quartiers résidentiels chez les bénévoles pour discuter du programme et des cas jugés comme spécialement litigieux.

Ici comme là-bas, il défend toujours l’intérêt des absents sans jamais trahir sa communauté en émettant un avis négatif ou un doute sur la sincérité des solliciteurs. Cette fidélité immuable à sa communauté irrite les bénévoles qui aimeraient qu’au nom du fait qu’il a été distingué du reste du groupe, il « livre » sans réticence son avis sur…, sa connaissance de …

Au cours de ces conversations, il laisse parfois échapper un

« tu » furtif à l’égard de son interlocutrice (qui elle, le tutoie d’emblée sans se questionner). Ce « tu » vite abandonné laisse entrevoir la possibilité d’un « nous » commun - que finalement tous deux récusent - car le franchissement de cette frontière édifiée par les convenances ne leur

Le tutoiement complice est vite réprimé et le retour au

« vous » distant et respectueux rétablit les frontières insidieusement franchies en maintenant la « bonne distance » avec cette société de bienfaisance. Il reste discret et s’éclipse dès que permis. Fidèle l’intermédiaire ne flanche pas, il se tient droit debout, à l’interface de la rencontre entre les deux communautés, représentant de sa communauté.

De retour sur la scène de la « permanence » hebdomadaire, Fidèle cumule les fonctions : seule présence masculine dans cette équipe de femmes, il est agent de sécurité. Il ramène à la raison les récalcitrants qui dépassent les bornes de la bienséance et menacent de tout casser pour exiger ce qu’ils considèrent être leur dû (l’argent d’un loyer, une aide alimentaire etc.) Il désamorce les conflits potentiels lorsque les rapports entre les donateurs et les donataires se tendent et se dégradent et que les paroles d’accueil cèdent soudainement la place à l’exaspération, à l’emportement et à la colère. Par sa médiation discrète, il contient les débordements d’une pensée qui n’est - ni d’un côté ni de l’autre - exempte de réflexes xénophobes et en évite les manifestations blessantes. Il humanise des rapports sociaux fragiles et enclins à se dégrader dès que les normes de la bienséance (adéquation de la requête, discrétion polie) sont dépassées. En négociant les conditions de la relation, il permet la pérennisation de ce lien fragile entre les protagonistes qui permet la défense des intérêts de la communauté du passage.

Fidèle est récompensé pour les nombreux services qu’il rend : pour le temps qu’il passe à visiter les malades dans les hôpitaux, pour l’accueil à son domicile d’autres tuberculeux

comme lui que sa compagne nourrit, pour ses accompagnements des bénévoles dans les quartiers de T.

jugés dangereux par certains. Lui est à l’aise avec les « bailleurs » à qui il explique la nature de leur visite et plaide pour ses administrés si nécessaire. Il est aussi chargé de négocier au mieux les intérêts de l’association qui désire financer le retour au pays …Enfin, il informe avec bonne volonté sur les comportements des uns et des autres.

Pour tous ces services rendus, Fidèle est dédommagé. Il reçoit l’argent du transport et de la nourriture pour les malades, choisit pour sa compagne de beaux habits reçus par l’association. Il est remboursé de ses transports, des médicaments qu’il achète et à la fin du mois, il reçoit non pas un salaire - car il est considéré comme volontaire- mais un petit « pécule». Il élargit le cercle de ses connaissances qui ne se limite plus seulement au cercle des bénévoles qui l’invitent à dîner, lui prêtent des livres et des vidéo-cassettes et lui facilitent l’entrée dans le cercle diplomatique. On s’intéresse à son parcours, on lui fait confiance, on lui prête de l’argent pour acheter le billet d’avion de son amie q’il fait partir en France. Il prête une oreille attentive à toutes ces informations, obtient des

« tuyaux » sur les meilleures conditions d’obtention de visa, s’informe, compare, tente toutes les solutions envisageables.

Il connaît aussi les agents de l’immigration à l’aéroport et au commissariat où il a obtenu facilement sa carte de séjour. Il a ses papiers, il est libre, il marche avec assurance et n’a plus besoin de faire comme si il était un étudiant en sortant dans la rue avec un cartable vide. Tout lui sourit, il ouvre un compte en banque et s’inscrit dans une école de Gestion et

à l’aise », les bénévoles qui ont écouté avec empathie le récit de sa vie l’ont aidé à reprendre goût à la vie, il est libre de projets, pense à nouveau à l’avenir.

Il a alors pignon sur rue et ne ménage pas sa peine, toujours sur la brèche, le téléphone collé à l’oreille, la gourmette en or au poignet. Il devient chef de la chorale, sélectionne les chanteurs et entretient d’excellentes relations avec des prêtres amis. Il est devenu l’élément indispensable à l’association et aux bénévoles. Il jouit alors d’un pouvoir décisionnel et d’une impunité incontestés. On entend bien dire qu’il a fait « voyager » une dizaine de « frères » camerounais, congolais et ghanéens mais cela est son

« business ». Un matin, Fidèle n’est pas au rendez-vous, on apprend qu’il a « voyagé » dans la nuit avec trois autres chanteurs de la chorale. Ils ont pris l’avion et en arrivant à Paris, ils ont demandé l’asile.

Réfugié hier, passeur aujourd’hui, demandeur d’asile demain …

Fidèle a défendu les intérêts d’une communauté dont les membres sont unis par un double intérêt commun qui - à court terme vise à la satisfaction de leur requête matérielle et à long terme le passage en Europe. Il a su se constituer un « capital social » le valoriser et en faire partager les bénéfices à ses « frères ». Son statut de « travailleur social » lui a conféré une véritable notoriété auprès de ses pairs qui se voient obligés de passer par lui. Il bénéficie aussi d’une confiance inconditionnelle de la part de ses pseudo-employeurs qui rend toute question incongrue et tout contrôle superflu. Ce contrat verbal qui lie les protagonistes est basé sur la confiance qui est la clé de cet équilibre précaire qui peut s’effondrer si une trahison ou un abus de confiance sont décelés.

Fidèle a aidé des compatriotes à passer et pourtant il n’a rien à voir avec ces ‘passeurs’ qui appartiendraient à un de ces « réseaux mafieux liés à la grande criminalité » dénoncé - et parfois démantelé avec force médiatisation - par les autorités des gouvernements concernés. Il est un simple réfugié qui a décidé de passer en Europe pour y « faire sa vie » en attendant de pouvoir retourner au pays et qui a aidé des amis à passer. Sa réussite s’est construite sur un quotidien fait de petites connivences, de petits liens, de compromissions inavouées et de fortes amitiés. 26 mois après avoir été chassé de son pays, il est passé. Il est devenu un « fils de l’Europe » et il y arrive fort des compétences acquises au cours des étapes et de son long parcours.

Les « passeurs » (Mère, chairman, pasteur ou travailleur social) sont ici les membres d’une communauté acéphale, qui n’a pas de chef patenté mais qui est composée de « passeurs » épisodiques qui réussissent à inscrire la présence de leur communauté qui n’a pas d’autre marquage territorial que celui défini autour de ces micro-lieux (cantines, lieux de culte, locaux caritatifs). Leur présence médiatrice altruiste et intéressée tout à la fois garantit la viabilité de cette communauté d’itinérance aux contours flous mais qui vient à visibilité dans les rassemblements que celle-ci génère.

Par la régularité de leur présence qui se manifeste dans des lieux attendus ou inédits, pérennes ou ponctuels, ils ancrent leurs racines passagères en territoire étranger et assurent la pérennité d’un dispositif du passage dont les éléments (agents, moyens, lieux) bien que mobiles, ponctuels et déracinés restent constants.