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Face à face avec les transmigrants

Les transmigrants arrivant épuisés au Maroc après un long périple transsaharien et des difficultés insensées m’avaient mis en garde :

« Même si on vous raconte tout ce qu’on a vécu là pendant ce long périple, vous ne pourrez jamais comprendre vraiment ce qu’on a vécu parce que vous n’avez pas enduré ». Ce constat répété m’a incité à m’éloigner d’un terrain marocain pratiqué dans des conditions relativement confortables pour mettre à l’épreuve ce défi et tenter de comprendre ce qu’ « endurer » voulait dire en me rendant en Algérie, en Mauritanie puis à Lagos et Cotonou. Mais en décidant de quitter le Maroc et en essayant de mettre mes pas dans ceux des transmigrants, ne faisais-je pas fausse route ? L’emploi de cette méthode de l’empathie bienveillante - revendiquée par tout chercheur qui entend pratiquer une sociologie compréhensive et qui veut observer au plus près les interactions et la réciprocité des échanges sociaux- ne cachait-elle pas des intentions inavouées ? N’allais-je pas sur le terrain « chercher à rendre la vie des transmigrants aussi redoutable et détestable que possible » comme le dit Bauman (1998) que pour mieux apprécier le confort de ma situation de chercheure ? N’étudiais-je donc pas cet autre transmigrant, souvent en situation d’immobilité forcée que pour mieux apprécier le plaisir de la jouissance de la mobilité? Finalement, ma démarche n’était-elle aussi pas guidée par un plaisir masochiste qui me pousserait à faire de la « trajectoire » de cet Autre marginalisé et invisible un non-sens que pour mieux me rassurer sur le sens et la légitimité de la

mienne ? Je suis partie à Alger puis à Tamanrasset où s’arrêtaient les transmigrants qui remontaient depuis Agadez sur le nord pour ensuite passer au Maroc et arriver à Rabat.

En remontant de Tamanrasset sur Gardaia, étape mozabite du périple transsaharien, une tempête de sable a provoqué l’annulation de tous les vols et nous avons dû (mon collègue et moi) décider de regagner Alger par la route. Cela impliquait de prendre le bus au petit jour, de traverser la ville de Médéa, de passer près du Monastère de Tibihérine qui avait vu assassiner ses moines, de passer dans les gorges étroites de la Chiffa, sinistrement célèbres pour les attaques meurtrières perpétrées par certains groupes islamistes. La décision d’emprunter la voie terrestre a été prise sans hésiter sur les dires des locaux qui nous assuraient que les attaques terroristes étaient beaucoup moins fréquentes (nous étions en 2001) que les années précédentes et que l’armée présente assurait la sécurité des lieux. Le bus a traversé sans encombre et dans un silence de mort les gorges de la Chiffa, truffées de miradors contrôlés par l’armée.

Nous avons fait étape à Blida où un attentat avait eu lieu la veille et avons traversé la plaine de la Mitidja pour atteindre sans encombre la banlieue de la capitale. A Alger - où un attentat avait eu lieu la semaine précédente-je suis allée dans le quartier de Delly Ibrahim rencontrer les transmigrants dans les « maisons inachevées »- constructions en béton abandonnées par leurs propriétaires et qui accueillaient la grande majorité des Congolais qui y résidaient quelques temps afin de se préparer à passer au Maroc.

A l’issue de ces terrains quelque peu mouvementés menés sur la « piste » des transmigrants au prix d’une certaine prise de risques, je me suis interrogée. En dehors du fait d’avoir répondu au défi lancé par eux et de me risquer un peu plus dans leur histoire, d’avoir observé la réalité des situations vécues par eux, s’exposer à un danger physique présentait-il certains avantages méthodologiques ? J’avais un peu « risqué » certes

profondément satisfaite d’avoir échappé au danger certes mais qu’est-ce que cela apportait au rapport que j’entretenais avec les personnes dont j’avais partagé un peu les conditions de vie et que j’avais vu en situation ? Comment justifier cette prise de risque et cette mobilité jugée immodérée par certains ?

Le chercheur qui parcourt l’espace maghrébin - quand il le fait au rythme des transmigrants - est soumis aux aléas de l’itinérance qu’il n’est pas en mesure de contrôler totalement. Il doit se plier au rythme lent ou aux dangers potentiels que ce type de mobilité impose, rythme qui le maintient en contact étroit avec une réalité qui pourrait trop facilement devenir virtuelle. Cette mobilité pérégrinante permet d’humaniser le parcours et de donner des visages à des lieux et un sens à des trajectoires individuelles dont l’objectif commun qui les unit peut trop facilement faire oublier la spécificité.

Etre en mobilité c’est aussi faire coïncider récit narratif et vécu, discours et réalité, c’est tenter de comprendre la portée réelle d’un discours recueilli à l’issue du périple transsaharien dans des conditions relatives de sécurité.

Faire une partie du trajet et quelques unes des étapes principales du périple permet d’envisager l’invraisemblable, de croire l’incroyable, d’accepter la violence et la réalité de certains récits migratoires et d’appréhender un certain « réel » qu’un récit narratif trop pudique minimise, cache ou banalise mais rarement magnifie. Cette démarche permet de comprendre la diversité des discours concernant ce périple qui est souvent relaté comme une simple traversée ou un parcours initiatique, un sauvetage miraculeux ou une épopée héroïque, une déroute inavouable ou une situation de violence indicible. Cette volonté de suivre au plus près les contraintes et les moments de convivialité m’a permis d’appréhender la manière dont se constituent des réseaux sociaux transnationaux, trans-religieux ou interethniques mais aussi de comprendre le processus par lequel l’individu et le groupe font communauté dans le mouvement. Cette approche permet de percevoir l’existence d’une communauté d’itinérance évoluant dans un contexte étranger, changeant et imprévisible, devant

s’adapter silencieusement aux contraintes de la situation irrégulière et de manière cachée dans un environnement dangereux.

La mobilité sur le terrain permet également d’établir au-delà de la connaissance sur…une connaissance de….la réalité de cette communauté transnationale qui inclut non seulement les transmigrants mais toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à leur passage. En cheminant avec certains d’entre eux ou d’entre elles, l’enquêteur participe à la vie des membres de cette communauté dont il devient lui-même pour un temps donné, un membre actif dont la cooptation se mesure à l’aune de la preuve de l’engagement. Cooptation entérinée par les « frères » ou les

« sœurs » qui préviennent de la venue et la cautionnent. On lui confie un cadeau pour la « fiancée » restée à Alger, on lui indique les « frères » à rencontrer à la prochaine étape, on lui confie du courrier etc. Dans le cadre de cette recherche, l’acceptation par le groupe « étudié » ne s’est pas faite subitement comme l’affirme Geertz qui dit n’avoir été accepté par les villageois balinais qu’après avoir subi une descente de police chez lui, le mettant définitivement de leur côté. Ici, l’« acceptation» se construit lentement dans la durée, au fil des rencontres et des retrouvailles, des connivences établies et des services rendus, des silences implicites et des plaisirs partagés.

La mobilité du chercheur qui s’exerce jusque dans les extrémités mobiles de l’espace trans-migratoire se fait par petites touches, par petits liens, comme si la confiance nécessaire à la venue de la confidence était conditionnée aux « risques » pris par le chercheur, par des expériences partagées et par une mémoire commune des lieux traversés ET vécus.

Cette mémoire partagée est le patrimoine commun de tous ceux et celles (chercheure compris) qui s’approprient ensemble ces lieux qu’ils/elles sont les seul-e-s à connaître de cette manière.

Malgré certains risques encourus au cours du terrain, je me suis étonnée

pas vraiment pour moi parce que j’étais « en règle » et de ce fait convaincue que, même si je m’exposais à certains dangers générés par la situation politique ou par les obstacles naturels, je ne risquais rien. Je me suis déplacée avec la certitude tranquille de ceux qui sont libres de circuler, franchissant les frontières allègrement avec mon passeport en règle. Je savais que j’étais protégée par mon statut de visiteur mais aussi par ma nationalité et éventuellement mon âge ! Je savais que je ne serai en aucun cas réellement malmenée par les forces de l’ordre si je respectais certaines « limites » et que je pouvais jouer avec le danger tout en pensant que rien de vraiment grave ne m’arriverait, situation morale qui n’étant pas définie par la peur de la sanction devait m’octroyer une totale liberté. Et pourtant, la recherche a été limitée.

Je tenterai maintenant - tout en essayant de ne pas tomber dans une dérive narcissique - de dire quelques unes des limitations et difficultés du terrain.

Les limitations : celles imposées par les agents de l’autorité chargés de veiller à la sécurité de ces lieux « sensibles » que sont les frontières au Maghreb. J’ai fait montre d’une trop grande curiosité en observant la situation tendue à la frontière qui sépare la ville de Melilla du territoire marocain et j’ai été bousculée et enjoint brutalement par la guardia civile de quitter les lieux. Je n’ai pas pu tenir trop longtemps le rôle de « touriste égarée » et ai du battre piteusement en retraite. Une autre limite à l’investigation est celle que peut s’imposer le chercheur d’une manière qui n’est pas toujours consciente. Devant un terrain non balisé, sa liberté de mouvement peut aussi être limitée par ses propres peurs devant la dangerosité - imaginée ou avérée - d’une situation qui n’est jamais clairement établie et qui est fluctuante. Il est certain que l’évaluation de la dangerosité de certaines situations (zones frontalières ou attaques terroristes) est en grande partie subjective même si le danger est ou a été bien réel à un moment donné. Comment faire la différence entre risques et dangers réels et en mesurer les conséquences pour la suite de la recherche ? Comment savoir circonscrire son terrain au plus juste ?

Les difficultés : cette recherche a montré que l’empathie manifestée par le chercheur et son acquisition inconditionnelle à leur cause réassure les transmigrants sur le fait qu’il ne les trahira en aucun cas. Cette confiance qui ne se sent pas menacée suscite une étonnante liberté de parole et un véritable plaisir à pouvoir se dire. Néanmoins, dans certaines circonstances douloureuses (écoute de violences perpétrées, situations de souffrance physiques), cette parole livrée n’exprime rien d’autre que le désir que cette parole devienne témoignage. J’ai recueilli de nombreux récits de violences et de trahisons, d’abus et de situations d’exploitation qui ponctuent les parcours clandestins. Dans ces moments précis, le

« terrain » reprenait sa signification initiale empruntée au vocabulaire militaire et qui est celui de « battlefield » (Albera : 2001) ou de champ de bataille dans lequel des confrontations violentes ont lieu et dont le chercheur est le témoin. Souvent, les transmigrants m’ont demandé de témoigner des atteintes aux droits de la personne ou des injustices qu’ils avaient subis, de faire connaître leur situation et de plaider leur cause. A.

Moussaoui (2001) qui a travaillé en Algérie au cœur des violences politiques parle de cette responsabilité douloureuse du chercheur, praticien clairvoyant mais impuissant qui a « diagnostiqué la douleur mais ne peut en apporter le remède ». Le chercheur se doit d’être objectif, détaché et il doit « résonner de concert » comme le soutient Schütz (1991) et « ne doit pas s’impliquer dans les émotions, les jeux et la vie des autres ». Il n’est pas non plus de son ressort de devenir « le dépositaire d’une mémoire vivante de l’affrontement à la mort » comme le dit Malraux ni de faire de ces inconnus clandestins des héros, restés jusqu’alors sans auditoire. Mais parfois devant l’intensité de certaines situations de souffrance, il se retrouve parfois lui-même sans voix et renonce à la quête de ses précieuses données.