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Vers une réification de l’homme

C. LES MÉTHODES DU REMODELAGE DE L’HOMME

II. De l’eugénisme traditionnel à la sélection des êtres supérieurs

4. L’heure des inquiétudes

4.4. Vers une réification de l’homme

Si Max Weber mettait déjà en garde contre les effets négatifs inhérents au progrès technologique, il n’est certes pas le dernier à faire le procès des technosciences. En effet, Marcuse au nom de la Théorie Critique de l’École de Francfort est très connu pour avoir claironné le désenchantement de la science après Martin Heidegger et surtout pour avoir théorisé la réification de l’homme par les technosciences. Il fait le constat amer :

Le développement du progrès semble lié à l’intensification de la servitude. Dans tout l’univers de la civilisation industrielle, la domination de l’homme par l’homme croît en étendue et en efficacité. Cette tendance n’apparaît pas comme un recul accidentel et passager sur le chemin du progrès. Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de la domination. L’asservissement et la destruction de l’homme par l’homme les plus efficaces s’installent au plus haut niveau de la civilisation, au moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de l’humanité semblent permettre la création d’un monde réellement libre249.

Marcuse soulignait ainsi le paradoxe contemporain d’une société aliénée par ses propres prétendus instruments de libération et d’une rationalité prise au piège d’une logique d’exploitation. Cependant, Martin Heidegger peu avant Marcuse a soumis le processus technique à une critique ontologique. La rationalité technologique contemporaine vide le réel et espère manipuler l’homme comme une matière parmi tant d’autres. La logique du développement technique est une logique de l’exploitation qui asservit l’homme et effrite toutes les ressources : « L’usure de toutes les matières, y compris la matière première

“homme”, au bénéfice de la production technique de la possibilité absolue de tout fabriquer, est secrètement déterminée par le vide total où les étoffes du réel sont suspendues »250. À en croire Heidegger, la technique, ne se définit pas tant par la production que par la domination. La technique ne produit pas mais elle s’accapare de ce qui existe dans la nature pour l’exploiter à sa guise. La nature et l’humain sont envisagés comme des moyens d’exploitation par les technologies convergentes. Ce qui signifie que chaque être est en réalité considéré comme un objet. L’homme est ainsi sans doute une matière première, pièce détachée dans le stock disponible. Le problème, ce n’est pas la

249 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1963. 250 Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.

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technique elle-même qui soit en cause mais l’identité qu’elle accorde à l’homme dans cette rationalité instrumentale envahissante. Pour convaincre de la gravité de cette dénaturation de l’homme par l’essence de la technique, Heidegger n’hésite pas à employer des comparaisons frappantes. Il va jusqu’à dire que les effets visibles de la technique sont moins inquiétantes et désastreuses que l’ontologie qu’elle inspire. Plus encore que ses manifestations réelles de destruction, c’est l’être qu’elle confère ou plus exactement dont elle prive l’homme qui est catastrophique selon Heidegger : « On ne considère pas que ce

que les moyens de la technique nous préparent, c’est une agression contre la vie et contre l’être même de l’homme »251. Si Heidegger ne présente pas à proprement parler de solution au problème posé par la pensée technique et sa conception réductrice, il nous permet d’en identifier la trace dans des discours contemporains du déterminisme biologique mécanique d’inspiration matérialiste. La pensée technique est essentiellement calculatrice qui s’exerce de réduire l’homme à une chose sous tous les angles. Cette réification atteint son paroxysme avec le bluff biotechnologique du remodelage de l’homme dans le but de l’améliorer.

Les différentes et récentes innovations dans les domaines des sciences de la vie ne charment plus seulement de prolonger l’existence de l’être humain mais aussi de prétendre décider de son existence, indépendamment des possibilités naturelles de cette existence. La vie devient de plus en plus à l’origine le produit d’un artifice et non celui de la nature. La biologie ne se diffère plus en rien de la physique de part son objet et sa méthode. Le vivant se construit tout comme un être matériel : « Après avoir décrit, reconnu, puis tenté de

connaître, elle maîtrise enfin et réarrange. Commence parallèlement l’ère de la biotechnologie ou encore s’impose la fin de la séparation entre les sciences de la matière et les sciences de la vie »252. François Dagognet constate ce faisant l’émergence d’une conception récente et réductrice qui espère que la science intervienne dans tous les domaines de la vie. L’heure de la science logothéorique où règnent l’observation et la contemplation est révolue253. Il importe aux scientifiques de procéder sans cesse à la modification ou à la re-création. Une puissance quasi-démiurgique qui ne laisse pas indifférent où la créature se fait créateur, un renversement décidément opposé à de

251Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.76. 252François Dagognet, La maîtrise du vivant, Paris, Hachette, 1988.

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conceptions religieuses. Mais, indépendamment de cette perspective, est-il seulement moral ? Telles sont quelques incertitudes dans lesquelles nous plongent les utopies biotechnologiques.