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Le dualisme cartésien

A. DE L’ONTOLOGIE ARISTOTÉLICIENNE AU DUALISME CARTÉSIEN

I. AUX FONDEMENTS DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE

3. Le dualisme cartésien

Si le mécanisme cartésien a insisté sur la res extensa, il en fait autant avec la res

cogitans (l’âme), substance entièrement distincte de la matière qui fait de l’homme le régent de la création. L’âme est une substance immatérielle, une chose pensante « dont

toute l’essence et la nature n’est que de penser et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle »329. Cette substance immatérielle est l’essence de l’homme qui lui permet d’être hors de soi (ex-sistere), de prendre la distance de la matière, du monde y compris son propre corps pour prendre conscience de lui-même comme être pensant. C’est cette faculté de penser, et de se savoir pensant, qui fait à la fois sa différence et sa dignité. Je peux douter de l’existence du monde autour de moi. Je peux douter de l’existence de mon propre corps, mais par le fait même que je doute, je ne peux douter de ma propre existence. Je ne peux douter que j’existe, puisque pour douter il faut un « je » qui doute, même si ce « je », cet «ego» n’est certain de rien d’autre que de sa propre existence : « En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est

entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est »330. Le principe du doute cartésien met en évidence que la pensée et le corps sont deux entités distinctes, indépendantes l’une de l’autre pour exister. De l’une et de l’autre nous pouvons nous former des idées claires, car ce sont des natures simples. Mais si l’existence intuitive du

« je », cette substance pensante reste indubitable, il est cependant légitime de douter de toute autre chose en dehors de ce « je » qui doute : « Je suppose donc que toutes les choses

que je vois sont fausses, je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire

329 René Descartes, Discours de la Méthode,

IVème partie, Paris, La Pléiade, 1953, p. 148. 330 Idem, p.148.

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remplie de mensonges me représente, je pense n’avoir aucun sens, je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit »331.

Le monde, le corps, les autres, tout cela n’est peut-être que fantasme de mon esprit, mais cela ne change rien à ce que « je » suis. Tout effort pour échapper à cette évidence ne peut que la renforcer. Je suis donc une chose qui pense, mais « Qu’est-ce qu’une chose qui

pense ? C’est une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »332. Ces facultés de penser, d’imaginer, de sentir, de concevoir, peuvent être trompeuses, elles sont des manières de penser mais elles ne sont peut-être pas des manières de connaître. Il n’en reste pas moins qu’elles conduisent à la même évidence : je pense, j’existe. Ce dualisme a porté sur les fonts baptismaux la phénoménologie, l’existentialisme et le personnalisme qui ont absolument isolé le sujet du monde. Telle est l’erreur de Descartes et par la suite de toute la philosophie classique d’avoir mis d’une part le sujet d’un côté et d’autre part, l’ensemble de la nature. Heidegger a reproché à Leibniz que les hommes ne sont pas des monades closes sur elles-mêmes sans porte ni fenêtre puisque les étants sont de plain-pied dans le monde. Le Dasein doit être interprété « dans son rapport avec l’existant dans son ensemble »333. Malgré ce procès du dualisme cartésien, Sartre perpétuera l’héritage cartésien en faisant l’éloge du sujet : « Je

suis l’être par lequel il y a l’être », c’est le surgissement de la conscience « qui fait qu’un

monde existe »334. À Merleau-Ponty de renchérir de son côté : « Je suis la source absolue

[…] celle de la conscience par laquelle d’abord un monde se dispose autour de moi et commence à exister pour moi »335. Emmanuel Mounier poussera le bouchon très loin. Avec son mouvement personnaliste, la condition du sujet prendra une dimension éthique qui dépasse cette fois-ci la phénoménologie et l’existentialisme. Il écrit que « Je suis un moi-

ici-maintenant » qui doit s’affirmer « contre le monde impersonnel de l’On »336. Descartes et ses héritiers ont dès lors amorcé une rupture ontologique.

331

René Descartes, Méditations Métaphysiques, Paris, La Pléiade, 1953, p. 274. 332Idem, p.278.

333 Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique?, Paris, Gallimard, 1929, p.86. 334Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p.305.

335 Maurice Merleau-Ponty, La Querelle de l’existentialisme, Paris, Nagel, 1945, p.142. 336Emmanuel Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme?, Paris, Seuil, 1946, p.25-26.

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3.1. La rupture ontologique

L’homme est homme et non animal, par son esprit grâce auquel il est doué de raison et de volonté, et qu’il a conscience d’« ex-sistere » du fait qu’il pense. Contrairement à Montaigne, qui estime que la différence entre l’homme et l’animal n’est pas notoire, Descartes est plus radical en alléguant qu’il ne s’agit pas seulement d’une différence de degré (au niveau de la raison), mais qu’il s’agit d’une différence de nature car pour lui, «

les bêtes n’ont pas moins de raison que les hommes, elles n’en ont point du tout »337.

L’éthologie laisse croire aujourd’hui que certains animaux avec leurs comportements incomparablement progressifs sont en mesure des mêmes capacités que l’homme pour se représenter les choses, parfois mieux que l’homme lui-même : « Je sais bien que les bêtes

font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas, car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement par ressorts ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure que notre jugement ne nous l’enseigne »338. Mais de telles habiletés ne signifient pas que l’animal est mieux loti que l’homme et qu’elles conduiront à effacer leurs différences. L’animal est seulement déterminé pour s’adapter le mieux possible à son environnement. Ses capacités ne viennent pas de lui-même mais de la nature qui l’a programmé ainsi. Le problème de différence entre l’homme et l’animal est loin d’être résolu par cette constatation. La tentation de réduire l’homme à une machine subsiste. Comment pourrons-nous éviter une telle réduction et ne pas voir dans l’âme qu’une simple forme du corps ? Descartes lui-même ne déplore-t-il pas « [qu’il n’est] point cet

assemblage de membres que l’on appelle le corps humain » ?339 Pour surmonter cette difficulté, le corps ne serait donc plus un critère déterminant pour définir l’homme. Beaucoup estiment d’ailleurs que l’homme ne peut pas continuer par être défini par le corps mais par l’âme dans la mesure où celui-ci n’est lui-même que le stigmate de l’animalité. La ligne de démarcation entre l’homme et l’animal se situe au niveau de la différence entre l’âme et le corps. Cette négation du corps est une étape de l’itinéraire métaphysique de Descartes qui inaugure ses diverses formes de doute.

337 René Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, Paris, La Pléiade, 1953, p. 165

338 René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23novembre 1646, Paris, Garnier-Flammarion, p.1256 339 René Descartes, Méditations Métaphysiques, II, Paris, La Pléiade, 1953, p. 277

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3.2. L’analyse conceptuelle des doutes cartésiens

Le doute cartésien ne doit pas être isolé mais placé dans le contexte de la scolastique, la philosophie dominante de l’époque, dans la première moitié du XVIIe siècle. Il y a en effet plusieurs formes de doute. Dans la Première Méditation, Descartes note le doute portant sur le sens, illustré par des illusions d’optique. Cependant, si le doute du sens porte sur les mirages d’optique, le doute hyperbolique porte sur le réel, le monde intelligible et apporte une autre représentation des vérités mathématiques. Cette méthode du doute sera non seulement à l’origine du «cogito» dans les Méditations métaphysiques, mais aussi sera la preuve empirique de l’existence de notre liberté. C’est dans ce contexte que s’annonce la démarche métaphysique cartésienne. Ignorer ceci, serait oublier d’abord que le doute sur le corps n’est qu’une étape, donc un moment provisoire de l’itinéraire métaphysique de Descartes. Toutes ces formes de doute seront levées lorsque la véracité divine deviendra le fondement de la connaissance:

Et premièrement, il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque vérité. Car par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées. […] Or il n’ y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire quand j’ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant, je ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque vérité340.

Ensuite, on pourrait aussi ignorer qu’il s’agit d’un doute métaphysique, défini comme une hypothèse et non d’un doute existentiel dont l’objectif consisterait tout simplement à trouver un fondement inébranlable pour établir l’édifice de la science. Dès lors, le doute n’est qu’une hypothèse de travail. D’ailleurs, Descartes estime nécessaire de faire table rase des connaissances a priori pour connaitre l’existence du corps et du monde sensible. Le doute n’est qu’un subterfuge intellectuel: « Pour ce qu’alors je désirais seulement vaquer à

la recherche de la vérité je pensais qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne restait pas en suite quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable »341. Enfin, la démarche métaphysique du doute cartésien n’est qu’une propédeutique indispensable pour

340René Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, Paris, La Pléiade, 1953, p. 327 341René Descartes, Discours de la Méthode, IVème partie, Paris, La Pléiade, 1953.

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fonder les principes, comme le précise cette lettre à Élisabeth : « Enfin, comme je crois

qu’il est très nécessaire d’avoir bien compris une fois dans sa vie, les principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme, je crois aussi qu’il serait très nuisible d’occuper souvent son entendement à les méditer »342. Nous pouvons mieux comprendre l’itinéraire métaphysique de Descartes lorsqu’il écrit :

Alors que j’étais en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avaient appelé, et comme je retournais du couronnement de l’Empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où ne trouvant aucune conversation qui me divertît et n’ayant d’ailleurs par bonheur aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour seul dans un poêle où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées343.

Notons au passage que l’expérience du doute est assez pénible pour que l’on comprenne qu’elle ne puisse être prolongée au-delà du temps nécessaire, ni recommandée à tout le monde. Elle est comme si « tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis

tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus »344 confesse Descartes. Que conclure ? De tout ce qui précède, il appert que le doute métaphysique est une suspension nécessaire mais provisoire du jugement. Toute l’œuvre de Descartes ne doit pas être limitée aux Méditations Métaphysiques. Elle s’étend au-delà et complète les Passions de l’Âme, le Traité de l’Homme, les correspondances, notamment les Lettres à Élisabeth. Une telle place accordée au doute n’empêche pas Descartes d’établir avec certitude que le corps et l’âme sont deux substances indépendantes, irréductibles l’une à l’autre. Nous ne devons pas confondre l’analyse conceptuelle permettant de faire une distinction radicale de l’âme et du corps, et le constat de la réalité qui révèle leur union.

3.3. L’union du corps et de l’âme

À plusieurs moments, Descartes parle de l’union du corps et de l’âme. Il reconnaît l’action du corps sur l’âme et réciproquement. Cette action permet à l’homme de se rendre

342 René Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, Paris, Garnier-Flammarion, p. 1160.

343René Descartes, Discours de la Méthode, IIème partie, Paris, La Pléiade, 1953, p. 132. Voir aussi le début des Méditations, Paris, La Pléiade, 1953 p. 268.

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« comme maître et possesseur » de son corps comme il le fait avec la nature en le modifiant, le soignant et le réparant en ayant recours à la médecine régénératrice ou à la chirurgie esthétique. Reste à savoir jusqu’où va cette intime union entre le corps et l’âme comme le dit si justement Charles De Koninck : « À certains moments Descartes semble

dire qu’on ne peut en avoir une idée claire. On peut dire forme du corps mais forme et matière sont des formules peu claires. Toutes les formules ne correspondent à aucune idée claire »345. En somme, peut-on encore apparenter le corps de l’homme à celui de l’animal, malgré son union à l’âme ? La cinquième partie du Discours nous donne la réponse :

Et je m’étais particulièrement ici arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que s’il y en avait qui eusse ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, pour déclarer aux autres nos pensées […] Et le second est que, bien qu’elles fissent certaines choses aussi bien ou peut-être mieux que nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par où on reconnaîtrait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes346.

Descartes reconnaît donc qu’il manquerait à cette machine, aussi parfaite soit-elle, le langage, et la créativité. Mais cela n’a pas empêché les éthologues à ramener l’homme au rang d’animal. Le cartésianisme et son héritage ne tarderont pas à faire tache d’huile en science mais aussi en sociobiologie.