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L’anthropotechnique de Sloterdijk

B. LES INTERPRÉTATIONS DES GÈNES : DU DISCOURS BIOLOGIQUE AU

III. Les interprétations idéologiques des gènes

2. L’anthropotechnique de Sloterdijk

Le débat anthropotechnique de Sloterdijk a été amorcé par cette interrogation :

« L’évolution à long terme mènera-t-elle à une réforme génétique des propriétés de l’espèce ? Une anthropotechnologie future atteindra-t-elle le stade d’une planification explicite des caractéristiques ? L’humanité pourra-t-elle accomplir, dans toute son espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale ? »172. Face à ces interrogations suscitées par Sloterdijk, Hans Jonas s’interdit d’adhérer à cet imaginaire de la perfectibilité des utopistes dans la mesure où « La

combinaison de nécessité et de contingence apparaît dans tous les traits[...] » et l’« un de

ces traits était le renversement de la croyance plus ancienne dans le statut supérieur des origines puisque la perfection n’est pas une norme intrinsèque à la nature elle-même, la

170Céline Lafontaine, La société postmortelle, Paris, Le Seuil, 2008, p.120.

171Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger, Trad. O. Mannoni, Paris, Mille et une Nuits, 1999.

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structure prétendument « plus élevée » peut bien émerger accidentellement à partir de structures plus primitives , à savoir par l’action de forces entièrement primitives »173. Mais face à la position radicale et conservatrice de Jonas, l’éthique de l’espèce humaine de Jürgen Habermas inaugure une position intermédiaire entre les catastrophistes et les techno- prophètes tout comme l’éthique de la bienfaisance de Tristam Hugo Engelhardt174. Cette éthique considère qu’on ne peut plus se fonder sur une vision absolue de l’essence humaine. La nature humaine doit cesser d’être la valeur absolue et les relations doivent être définies « par rapport à » au nom de l’agir communicationnel. En conséquence, l’être humain ne doit être défini que « par rapport » aux autres qui nous entourent. Ces conceptions technophiles ne rassurent pas pour autant Sloterdijk. Pour le néo-nietzschéen, si la technique est bien comme l’affirme Heidegger un mode du dévoilement, alors ce que nous apprend la technique génétique, c’est peut-être qu’il n’y a pas d’essence humaine en référence à l’existentialisme sartrien qui considère que l’essence de l’homme est de ne pas en avoir. Si Heidegger déplore l’abandon de la question de l’être et Sartre demande sa négation, Sloterdijk considère que: « la condition humaine est entièrement produit et

résultat »175. La thèse principale que défend Sloterdijk repose sur un certain nombre d’allégations qui considèrent que la technique est une forme de la culture permettant à l’individu d’avoir accès à l’humanité. La culture est donc une anthropotechnique originelle qui a besoin d’être renouvelée voire substituée sans-souci par les bio-manipulations qui sont en fait, un prolongement de la finalité de la culture humaniste. Le refus et la négation de la technique équivaudrait à refuser et à nier en logique notre humanité puis à plaider pour un retour à l’état naturel voire à notre animalité. Sa conception de la technique repose sur l’argutie du continuisme anthropotechnique qui considère que l’homme est un homo

technicus, en d’autres termes, l’homme a un lien originel avec la technique qu’avec la nature176.

Bien qu’il reconnaisse en substance l’urgence d’une éthique, il considère que les éthiques traditionnelles avec leur logique et leur ontologie ne sont pas parvenues à formuler une éthique conséquente à la technique en développant une attitude stéréotypée et négative : «

173Hans Jonas, « Aspects philosophiques du darwinisme », in Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, Trad. de D. Lories, Paris/Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p.60

174Tristam Engelhardt, The foundations of bioethics, Oxford University Press, New York, 1996.

175Peter Sloterdijk, La domestication de l’être, Trad. de O. Mannoni, Paris, Mille et une nuit, 2000, p.18. 176Idem, p.88.

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la pensée moderne ne réussit pas à formuler une éthique tant qu’elle continue à ne pas être au clair sur sa logique et son ontologie »177. Les éthiques traditionnelles et modernes tiennent leur fondement des considérations ontologiques. L’homme en tant que produit de la matière n’a pas d’essence humaine fixe préexistante qui s’impose à lui et il est ce qu’il fait de lui-même. Les manipulations génétiques sont la traduction excellente de notre humanité et nous délivrent par conséquent de l’animalité tout comme les premiers outils de la culture humaniste. Le terme « humanité » est une construction historique qui se trouve être le produit d’une « dérive bioculturelle sans sujet »178. La bio-génétique n’est que la forme par excellence de la culture humaniste incarnée par l’anthropotechnique. Revenir ainsi sans cesse à des considérations ontologiques sur l’essence de l’homme revient à nier notre humanité. Le débat des manipulations génétiques ne doit pas faire abstraction de la compréhension que nous avons de l’humain. Dans le cas échéant, la compréhension même de l’humanisme s’en trouvera affectée. Le mérite de la thèse de Sloterdijk est d’avoir réussi à considérer la technique comme une expression de la culture, ce que l’on pourrait appeler le « syllogisme culturaliste ». C’est dans cette vision du syllogisme culturaliste que se situent les travaux de Lee Silver, de l’Université de Princeton, qui après avoir lancé un défi à la nature dans Challenging nature, a publié un livre au titre révélateur, Remaking Eden179, dans lequel il reconnaît qu’un nouvel âge est si imminent, un nouvel âge qui n’est rien d’autre que le posthumanisme ou le transhumanisme qui croit à un homme transgénique.