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Vers un eugénisme libéral ?

C. LES MÉTHODES DU REMODELAGE DE L’HOMME

II. De l’eugénisme traditionnel à la sélection des êtres supérieurs

2. Vers un eugénisme libéral ?

À la fin des années trente, Alexis Carrel, un physiologiste franco-américain ayant obtenu le prix Nobel déclara : « L’eugénisme est indispensable à la perpétuation des forts.

Une race doit propager ses meilleurs éléments. L’eugénisme peut exercer une grande influence sur la destinée des races civilisées »229. Il considère qu’il « faut établir des

relations nouvelles entre les hommes »230, en élaborant et présentant des projets en ces termes :

Substituer des concepts scientifiques de la vie aux anciennes idéologies ; développer harmonieusement dans chaque individu toutes ses potentialités héréditaires ; supprimer les classes sociales et les remplacer par des classes biologiques, la biocratie au lieu de la démocratie ; rendre les hommes aptes à se conduire rationnellement : la fraternité, la loi de l’amour ; le but de la vie n’est pas le profit231.

Il va plus loin en estimant que « la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis

longtemps » et que « beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de

l’hygiène et de la médecine »232. Il importe dès lors de mettre sur pied un eugénisme dit négatif qui comporte l’euthanasie d’une série d’individus indésirables et de reconditionner

228James J. Nagle, Heredity and Human Affairs, St-Louis, Mosby, 1974. 229Alexis Carrel, L’Homme, cet inconnu, Paris, Plon, 1941, p. 235. 230Idem, p.235.

231Elie Feuerwerker, « Alexis Carrel et l’eugénisme », Le Monde, 1er Juillet 1986. 232Alexis Carrel, L’Homme, cet inconnu, Plon, Paris, 1941, p. 359.

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à l’étrivière les délinquants. Lors de la deuxième guerre mondiale, les nazis ont appliqué à la lettre les différentes théories scientifiques eugéniques. Pis encore, ils ont rendu le concept innommable par l’ensemble des mesures mises en place pour la stérilisation et l’élimination de jeunes femmes utilisées comme pondeuses pour construire un empire de race pure « Lebensraum ». Plus tard, dans les années cinquante et soixante, de nouvelles découvertes biologiques ont rendu réalisables des projets eugéniques moins déplaisants et apparemment bénéfiques. L’objectif principal était l’amélioration générale de l’humanité. À l’image de certains biologistes du vingtième siècle, Sir Julian Huxley, Thomas J. Müller étaient adeptes de l’eugénisme comme moyen d’amélioration de la population humaine. Ainsi, l’influent biologiste Sir Julian Huxley apportait son soutien à cette utopie élaborée par Francis Galton. Il écrivait justement à propos : « Une fois pleinement saisies les

conséquences qu’impliquent la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée »233.

Il prône quasiment la stérilisation de patients considérés dégénérés. Huxley considérait l’eugénisme comme la voie appropriée pour éradiquer dans l’ensemble les variantes indésirables du patrimoine génétique humain. Il affirmait entre autre que « La stérilisation

volontaire pourrait être utile. Mais notre meilleur espoir, je pense, doit résider dans le perfectionnement de nouvelles méthodes de contrôle des naissances, simples et acceptables, soit avec un contraceptif par voie orale soit, de préférence, avec des méthodes immunologiques impliquant des injections »234. En dépit de ses diatribes à l’égard de l’eugénisme extrême en vogue dans les années 1930 et ayant pour profession de foi, le credo selon lequel la classe ouvrière était génétiquement inférieure, Huxley soutenait la sélection artificielle pour promouvoir l’amélioration de l’espèce humaine. Il écrivit deux livres dans lesquels il critiquait la génétique pratiquée dans l’Union Soviétique où prédominait la doctrine de T.D. Lyssenko. Celle-ci basée sur le lamarckisme, avançait que les caractéristiques acquises pouvaient être héritées. Le lyssenkisme avait interdit la sélection artificielle des semences conçues selon le modèle de la génétique mendélienne,

233 Sir Julian Huxley, L’homme, cet être unique, Éd. Oreste Zeluck, 1948, p.47. 234Idem, p.149.

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c’est-à-dire, l’eugénisme. Huxley de son côté redoutait un tel processus de stagnation génétique, qu’était pour lui, le processus lyssenkiste qui affecterait la population humaine sans l’aide de l’eugénisme.

Pour éviter des amalgames et polémiques suite aux résultats terrifiants résultant de l’abus d’eugénisme dans les années d’après-guerre, Huxley institue en 1957 le néologisme de « transhumanisme » pour exposer cette vision selon laquelle l’espèce humaine pourrait bénéficier d’une amélioration sans précédent grâce à l’eugénisme, à la science et à la technologie. L’un des arguments les plus utilisés par les scientifiques favorables à la politique eugénique est la menace de la surpopulation mondiale. S’il devient nécessaire de contrôler les quantités démographiques, pourquoi ne pas contrôler également la qualité ? Une telle politique sera la bienvenue dans les pays autoritaires qui se lanceront dans des projets à grande échelle d’eugénisme positif pour contrôler facilement leur population. La force et la docilité seront certainement les qualités à promouvoir dans une telle politique eugénique autoritaire comme un éleveur de bergers allemands connaît exactement la catégorie à laquelle il veut parvenir. Une longue liste des caractéristiques souhaitables ne reste certainement pas inconnue. Bien qu’ils ne prétendent pas qu’elles définissent la perfection Müller, Huxley et ces autres influents biologistes sont arrivés à conclure un ensemble de caractéristique qu’il leur paraissait désirable de développer chez l’homme. L’accord maximal se fait sur l’objectif d’une intelligence supérieure dans la mesure où celle-ci est héréditaire. L’hérédité semble donc jouer légèrement un rôle supérieur à l’environnement dans les résultats aux tests d’intelligence bien que les effets des gènes, que ce soit heureux ou malheureux, dépendront des circonstances de l’environnement, biologique, sociale et culturelle235, notait Glass Bentley. La liste des caractéristiques souhaitables propose une parfaite santé, la beauté, la robustesse physique, l’expressivité, la vigueur, la longévité et un besoin réduit de sommeil236. L’imaginaire eugéniste libéral a fini par trouver le chemin de sa possible réalisation dans le champ des pratiques biomédicales soumises aux lois du marché et régies par les valeurs et les normes de l’individualisme consumériste avec un tel credo : « Un enfant si je veux, quand je veux, comme je veux,

235Bentley Glass «Geneticists Embattled: Their Stand Against Rampant Eugenics and Racism in America During the 1920s and 1930s», Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 130, No. 1, 1986, p.148.

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ayant les caractéristiques que j’ai désirées ». La rhétorique souvent recourue à justifier aujourd’hui l’amélioration génétique « genetic enhancement » de la descendance est simple : « S’il y a des moyens biomédicaux, pourquoi pas ? »237.

Outre la liste des caractéristiques souhaitables, plusieurs méthodes sont proposées pour l’amélioration du genre humain comme la régulation de la procréation développée par Thomas R. Malthus238, les modifications biologiques, l’enrichissement de la semence humaine et la restructuration de la famille. Une cinquième méthode la plus inquiétante voire dangereuse est la duplication d’un modèle humain déterminé ou le clonage. Sans s’attarder sur les autres méthodes des techniques de remodelage de l’homme et sans oublier les autres modes d’élimination des individus défectueux, que pourrons-nous donc conclure ? Améliorer l’humanité paraît être un objectif ou un projet séduisant pour plusieurs raisons parmi tant d’autres comme l’éradication des tares génétiques ou des maladies héréditaires. Mais ce projet d’amélioration n’est possible que lorsque le progrès recherché ne fait pas appel à l’obligation en visant des finalités spécifiques comme l’amélioration de la santé mentale et physique. On ne peut qu’applaudir à une science qui n’est pas le valet d’un capital financier mais au service de l’humanité. Mais que penser des courants outres scientifiques, politico-philosophiques mués en idéologie qui désirent voir réaliser quelque norme idéale, préconçue de l’humanité ? Avant de nous laisser emporter par des pseudo-fascinations de ces utopies et de considérer certains coûts sociaux probables, nous allons nous intéresser à l’analyse que fait Hans Jonas des biotechnologies.