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Les écueils du « paradigme classique »

B. LES INTERPRÉTATIONS DES GÈNES : DU DISCOURS BIOLOGIQUE AU

II. Les écueils des discours biologiques des gènes

3. Les écueils du « paradigme classique »

Si nous avons présenté ces quelques exemples de maladies génétiques, c’est que nous voulons illustrer les limites de ce qu’Henri Atlan appelle le paradigme classique dans le cas des liens entre génotype et phénotypes103. Il fait le procès du déterminisme génétique largement soutenu par d’autres généticiens. Le paradigme classique est caractérisé d’une part, par l’équation d’une chaîne causale du type « un gène, une enzyme, une protéine, une fonction » et d’autre part, par l’idée que le code génétique constitue un « programme », le fameux programme génétique. Ce qu’Atlan appelle le paradigme classique, c’est la relation entre l’ADN et la synthèse des protéines développée à partir des découvertes de James Dewey Watson et Francis Crick. Mais une telle hypothèse étendue et appliquée à l’ensemble des fonctions cellulaires serait selon Atlan une erreur méthodologique à l’origine du tout génétique104. Le dogme central du déterminisme génétique sera remis en cause pour plusieurs raisons. Primo, les expérimentations sur les souris ont montré que lorsqu’un gène est inactivé, sa fonction semble prise en charge par d’autres gènes. Du coup, on parvient à cette conclusion qu’il y a très probablement plusieurs gènes pour une même fonction, ce qu’on appelle la redondance fonctionnelle. Secundo, il apparaît également qu’un même gène peut avoir des fonctions différentes selon les organismes et selon le stade de développement de l’organisme. En guise d’exemple, le gène «pax6» intervient dans la formation de l’œil chez la mouche et chez l’homme, mais intervient au niveau du foie chez la souris105. De même, les mutations d’un même gène peuvent causer des pathologies différentes, et de plus des mutations distinctes peuvent résulter dans ces mêmes pathologies, comme le note justement Charles Auffray qui craint les risques de l’exploration du génome humain.106 Il semble qu’il y ait une relation entre la structure du génome et l’état d’expression des gènes. Le généticien Lewontin a poussé le bouchon un peu loin qu’Auffray considérant que l’ADN est la molécule la moins active qui soit, et que de ce fait, elle ne doit pas incarner le rôle de gène. Bien qu’elle soit anomale et loin d’être acceptée par tous, cette position a le mérite de prouver que dans le domaine de la science et surtout dans celui de la biologie nous n’avons jamais affaire à un débat clos. Tertio, il

103 Henri Atlan, La fin « du tout génétique », Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Paris, INRA, 1998. 104 Idem, p.78.

105Michel Morange, La part des gènes, Paris, Odile Jacob, 1998. 106Charles Auffray, Le génome humain, Paris, Flammarion, 1996.

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apparaît que la métaphore du « programme » est maintenant inadaptée à la réalité. Cette métaphore vient de l’image du programme informatique qui est binaire (0 et 1), alors que le code génétique est à quatre signes (A, C, G, T). On conclut qu’il s’agit d’un programme qui présume un certain finalisme ou téléonomie. Au lieu de programme, Henri Atlan parle de données parce que la métaphore du programme suppose un principe de cause à effet du déterminisme107. Même son de cloche avec le généticien Bentley Glass qui souligne les limites du darwinisme social et de la sociobiologie en ces termes :

Rappelons-nous que les gènes qui sont transmis dans l’œuf et le sperme d’une génération à l’autre sont tout simplement des molécules d’ADN, sélectionnés au cours des éons en permettant aux individus de survivre dans un monde réel et de se reproduire à maturité. Les gènes contrôlent uniquement les types de protéines qui sont en fait dans la cellule et les tissus de la croissance, le développement individuel, ou l’allumage et l’extinction de ces procédés de synthèse à des moments appropriés et dans les tissus appropriés pendant le développement. Leurs effets, qu’ils soient heureux ou malheureux, dépendront des circonstances de l’environnement, biologiques, sociales et culturelles. Le comportement reflète les changements d’état et l’attitude assumée par une croissance, le développement étant que sa situation devient altérée. L’évolution darwinienne est basée sur la sélection (lire «préservation» ou «perpétuation») de quelques différences génétiques favorisant la survie et la reproduction, bien que cela puisse inclure même de telles formes de comportements comme l’altruisme, si ces gènes comme ceux de l’abnégation sont préservés dans les êtres sauvés de la mort ou la stérilité. Mais les circonstances - qui est, de l’environnement – ne peuvent définir ce qu’est un «bon» gène et ce qui est un «mauvais». La faille dans le darwinisme social, et même dans la sociobiologie plus étendue, est d’ignorer l’interdépendance des gènes et l’environnement - à penser en termes absolus de gènes bon ou mauvais, bon ou mauvais phénotypes108.

En somme, Henri Atlan considère qu’il n’y a pas une simple corrélation allant de l’ADN aux protéines, contrairement à l’hypothèse du dogme classique mais qu’il y a des effets rétroactifs résumés ainsi : ADN-ARN-protéines-réseaux épigénétiques-fonctions. Il appert que si la chaîne conclut une fonction, on ne peut donc pas distinguer une cause unique109. À partir des diatribes d’Henri Atlan, on peut nuancer deux assertions largement divulguées

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Henri Atlan, La fin « du tout génétique », Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Paris, INRA, 1998. 108Bentley Glass «Geneticists Embattled: Their Stand Against Rampant Eugenics and Racism in America During the 1920s and 1930s», Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 130, No. 1, 1986, p.148.

109Voir Joël de Rosnay, Le Macroscope, Paris, Seuil, 1975, ou Michel Forsé, L’Analyse structurelle du changement social, Paris, PUF, 1991.

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par les tenants du déterminisme génétique, relayées par les médias de la culture de masse selon lesquelles il existerait un « gène de…» et il y a « de bons et de mauvais gènes ». À en croire la théorie de « la fin du tout génétique », l’ultime fonction d’un gène serait de crypter une ou plusieurs protéines. Le gène ne prend part qu’à une fonction biologique de la protéine. Au contraire, une maladie peut survenir lorsque la mutation d’un gène fait que celui-ci n’arrive pas coder une protéine. Autrement dit, il n’y a pas de gène de telle ou telle affection, mais un gène dont la mutation entrave le codage et la mise à exécution d’une fonction biologique importante peut entraîner une affection particulière. Le mérite d’Henri Atlan est de sonner la fin du paradigme classique, qui a eu pour conséquence une simplification en ce qui concerne les notions sur le gène de l’alcoolisme ou celui de l’agressivité, une simplification qui aura sans aucun doute un retentissement non seulement sémantique, mais également social.

Le principe du paradigme classique selon lequel s’il existe des gènes d’une maladie, signifie qu’il existe aussi des mauvais gènes. Ceci peut donc être nuancé à partir des nouveaux paradigmes élaborés par Henri Atlan. Certes, l’hypothèse des mauvais gènes est soutenable dans certains cas comme celui de la chorée de Huntington, mais cette théorie ne peut être généralisée. Dans certains cas comme dans celuides affections polygéniques ou polyfactorielles, ce que l’on appelle le mauvais gène ne se révèle que dans des circonstances précises. Mais étonnamment et paradoxalement, dans certains cas un gène conduisant à des affections semble protéger l’individu d’autres affections. Par exemple, le « gène de » la drépanocytose présent en une seule copie (homozygotie) s’avère préserver l’individu du paludisme. Cependant, ce même gène est à l’origine d’une anémie mortelle lorsqu’il existe en double (hétérozygotie). Si l’idée du « mauvais gène » est irrecevable, il est encore moins possible de parler de «bon gène». En effet, si une mutation génétique peut occasionner une maladie parce qu’une protéine n’arrive pas à être codée, il n’y a pas du moins un gène dont l’action permettrait une amélioration de ces fonctions. Bref, on connaît un gène muté qui serait la cause du retard mental, mais il n’y a pas de gène de l’intelligence110, reconnait Axel Khan. Toujours dans la même optique, la généticienne Catherine Bourgain regrette pour sa part : « il y a actuellement une tentation de définir de

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Axel Kahn, cité dans : « Un gène impliqué dans le retard mental identifié », Le Monde du 1er septembre 1999.

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plus en plus les individus par leurs gènes. De dire à quelqu’un tu as tel gène, donc tu vas sûrement développer telle maladie, donc tu dois te comporter comme cela »111. A cela elle ajoute : « C’est nier l’importance de l’environnement et du libre arbitre de l’individu. Qui

en choisissant sa vie, détermine ce qu’il va devenir, quel physique et santé il aura, bien plus que ces gènes »112.

Au demeurant, de tous les exemples cités (le cas de la phénylcétonurie, de la chorée de Huntington et la critique du paradigme classique par Atlan), il est inadmissible voire ridicule de faire d’un gène la cause unique d’une maladie ou d’un comportement et par conséquent de catégoriser les gènes en « bons» et en «mauvais».