• Aucun résultat trouvé

Hans Jonas et les biotechnologies

C. LES MÉTHODES DU REMODELAGE DE L’HOMME

II. De l’eugénisme traditionnel à la sélection des êtres supérieurs

3. Hans Jonas et les biotechnologies

Notre souci ici est de présenter le regard que Jonas a des technologies du vivant ou des biotechnologies qu’il nomme particulièrement « les chirurgies génétiques ». Son mérite est d’aller au-delà des réflexions que ses contemporains ont porté sur la technique en général en proposant une analyse inédite des biotechnologies. Les analyses et les comparaisons qu’il fait des technologies conventionnelles et des biotechnologies dans le tout dernier chapitre de L’art médical et la responsabilité humaine239 et dans le chapitre VII de ses

237Jean Gayon, Daniel Jacobi, L’eternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF, 2006.

238Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population, Paris, Flammarion, 1992. 239 Hans Jonas, L’art médical et la responsabilité humaine, Trad. Éric Pommier, Paris, Cerf, 2012.

90

Essais philosophiques240en font foi. Mais, qu’entend Jonas par les biotechnologies ? Il est certain que Jonas ne se presse pas à donner une définition littérale de la biotechnologie. Par son analyse instruite, il s’attarde à faire la différence entre les technologies conventionnelles et les nouvelles technologies émergentes qui finissent par faire de l’homme leur objet direct. L’essence première des biotechnologies est avant tout la modification des structures données contrairement aux anciennes technologies qui sont en son sens convenu « la conception et la construction d’artéfacts matériels complexes

destinés à un usage humain»241. Lorsque les technologies en général ayant pour modèle la «fabrication impliquée» sont commandées par une vocation utilitariste, en d’autres termes, la construction des matériaux inertes pour rendre service à l’homme, les biotechnologies en questions se proposent en revanche de modifier le cours de ce qui existe déjà. Elles sont caractérisées habituellement par «l’altération de ce qui est conçu plutôt qu’une

conception»242, loin de produire ou d’inventer de novo.

Cette première essence ou caractéristique de la biotechnologie vue sous l’angle de la modification nous permet de voir en second lieu le modèle biotechnologique dans une logique d’intervention. En effet, dans le processus de la «fabrication impliquée» de la technologie conventionnelle, l’ingénieur se trouve «seul» face à la matière inerte généralement passive. Dans cette logique de «fabrication impliquée», il reste évident que l’ingénieur est le seul agent qui conçoit et agit sur la matière inerte. En revanche, dans le cas des biotechnologies, la matière n’est plus inerte et passive mais il s’agit d’un organisme actif qui participe à la modification et à l’altération. Le système biologique participe en grande partie à la modification du vivant voulu. D’ailleurs, dans certains cas de recherche où le modèle de pilotage est mis en avant, c’est-à-dire le modèle selon lequel le scientifique imite et coopère avec l’ordre naturel, celui-ci n’a aucune marge de manœuvre si ce n’est de se laisser diriger par la matière vivante en tenant compte des mécanismes de réaction et de la spécificité de chaque corps biologique avec des propriétés auto-fonctionnelles. Ceci étant, se pose le problème de la prévisibilité des biotechnologies où le nombre d’ «inconnus» reste très important. Si dans la technologie classique, la prévisibilité est de

240 Hans Jonas, Essais philosophiques, Du credo ancien à l’homme technologique, Paris, Vrin, 2013 241Idem, p.192

91

mise, elle est presque nulle dans les recherches et les expériences biotechnologiques. Une telle situation conduit à une action irréversible comme une autre caractéristique des nouvelles biotechnologies en question.

En effet, outre le postulat d’objectivité, la science et la technologie classiques sont érigées sur le postulat d’expérimentation. Ces expérimentations qui peuvent être modifiées, revues, corrigées avant d’être finalement approuvées ou réfutées comme modèles n’engagent à rien. Par contre, une telle procédure est presque impossible avec les nouvelles biotechnologies en général et particulièrement celles relatives aux humains. Le constat des faits, l’expérimentation, la conclusion et la modélisation se font sur les êtres humains considérés ici comme des cobayes. « L’expérience est l’acte réel et l’acte réel est pure

expérience»243, écrit Jonas.

Les biotechnologies ne peuvent prétendre corriger leurs erreurs à l’instar des technologies conventionnelles. Les matières organiques ont cette propriété de connaître des modifications irréversibles lorsque les technologies classiques peuvent corriger leurs erreurs au-delà de la conception à l’expérimentation jusqu’aux produits finis. Les sciences du vivant ne peuvent pas réparer un homme comme le ferait si facilement les sciences mécaniques qui peuvent renvoyer à l’usine les voitures pour corriger les erreurs.

L’autre caractère de la logique biotechnologique qu’il convient de souligner ici est son pouvoir de domination et de réification. Il apparaît qu’en dépit des dissemblances notées jusqu’ici entre la technologie classique et les nouvelles biotechnologies en question, elles répondent ici au même critère ici quand à leur pouvoir de domination et de réification. Mais par-delà le pouvoir de l’homme sur la nature (Francis Bacon) qui définit essentiellement les technologies classiques, la logique des biotechnologies a dépassé ce cadre de mode opératoire de la domination de la nature pour atteindre le seuil de la domination de l’homme. Le contrôle de l’évolution par l’ingénierie génétique apparaît comme l’avant- dernier triomphe de la réalisation de la fontaine de la jouvence. Ce triomphe, à priori salutaire consiste en fait à une nouvelle forme d’aliénation, de servitude des hommes à

92

venir sans défense devant les choix des planificateurs d’aujourd’hui. Ceci nous invite à poser le problème du but qui anime la logique des biotechnologies.

En effet, la logique des technologies conventionnelles se situe dans une vision utilitariste. La technologie conventionnelle est est essentiellement « homor faber » alors que les biotechnologies sont connues de jouer le rôle d’« homo pictor ». Une telle logique peut s’étendre pour la plupart des cas aux biotechnologies lorsqu’il s’agit des plantes et des animaux. Mais le tournant actuel des biotechnologies nous précipite dans une logique de la technologie de l’homme par l’homme. Elle prétend non pas de créer l’homme puisqu’il existe déjà mais elle espère créer des hommes meilleurs et parfaits. Mais reste à savoir si le critère de la supériorité est défini par rapport à quoi? Cette ultime essence des biotechnologies qu’est son caractère démiurgique nous invite à poser le problème de l’image de l’homme. Telle est en général, la manière dont se présentent les biotechnologies par rapport aux technologies conventionnelles. Mais à chaque biotechnologie, son mode d’opération disponible ou à venir selon leurs fins. Ainsi, partant de ces différentes caractérisations, nous pouvons dire à la suite de Jonas que les biotechnologies sont de trois ordres eu égard à leurs fins ultimes : les ordres «protecteur», «mélioriste» et «créatif» ou «futuriste». Ces différents ordres biotechnologiques fonctionnent selon des modes faibles ou simples et fortes ou complexes ayant pour objet l’espèce que l’individu bien qu’ils œuvrent pour la plupart du temps par ce dernier qui suscitent des inquiétudes.