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Aux fondements de l’imaginaire biotechnique

B. LES INTERPRÉTATIONS DES GÈNES : DU DISCOURS BIOLOGIQUE AU

III. Les interprétations idéologiques des gènes

1. Les mutations de la perfectibilité humaine

1.1. Aux fondements de l’imaginaire biotechnique

À la question de savoir ce qui fait la différence spécifique entre l’homme et l’animal, Rousseau considère que la perfectibilité est la ligne de démarcation entre l’homme et ce dernier, contrairement aux autres qui y voient la raison. Pour Rousseau, l’animal est soumis à une immutabilité alors que l’homme est un être en perpétuel changement. Rousseau forgera de ce fait le néologisme de la perfectibilité en 1755 qui serait la seule faculté distinctive de l’homme en récusant l’idée d’une essence immuable qui déterminerait et définirait définitivement l’homme. Au nom des principes fondateurs de la perfectibilité que sont l’autonomie et l’indétermination de l’être humain, l’homme est donc le maître de sa destinée, tandis « qu’un animal est au bout de quelque mois, ce qu’il sera

toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces

140Mark Hunyadi, Je est un clone. L’éthique à l’épreuve des biotechnologies, Paris, Seuil, 2004, p. 26. 141David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2005.

142Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990.

143 Knorr Cetina, «Au-delà des Lumières : l’essor d’une culture de la vie », in Biologie moderne et visions de l’humanité, De Boeck, 2004, p. 31-45.

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mille ans »144. La définition rousseauiste de la perfectibilité s’oppose dès lors à la «vision

chrétienne de l’homme déchu, incapable de faire son salut par ses propres forces et dépendant entièrement de la grâce divine »145et marque foncièrement une rupture avec la pré-modernité. Certes, l’idéal rousseauiste de la perfectibilité n’oppose pas l’homme à la nature, mais comme faisant partie intégrante du monde à l’image de l’antiquité grecque. L’imaginaire de la perfectibilité rousseauiste peut être rapproché de ce qu’Aristote entend par « accomplissement total, parachevé, de chaque être selon sa nature propre,

accomplissement dont l’individu, être en puissance, peut s’approcher sans pouvoir aller au-delà »146.

L’homme n’est plus cet être déterminé, fixé comme l’animal. Il est appelé à la perfection, y compris dans ses conditions de vie. De multiples traités dont le Discours sur la dignité de

l’homme de Pic de la Mirandole vont dans le même sens en célébrant l’immense pouvoir de l’homme sur la condition humaine : « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni

mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence »147. La technique est devenue dès lors plus qu’un « évangile de la condition humaine »148 tout en restant pour Platon au travers du mythe d’Épiméthée la marque de la perfectibilité. C’est dans cette perspective que le projet social et politique du concept de la perfectibilité se dissocie d’une deuxième acception dans la filiation directe de la révolution technoscientifique concurrente. Cette seconde acception de la perfectibilité fait référence au pouvoir de l’homme de devenir, au moyen des progrès technoscientifiques comme « maître

et possesseur de la nature » selon les vœux cartésiens. Cette maîtrise de la nature désigne dans une large mesure, la maîtrise de la nature externe à l’homme, son environnement mais aussi sa nature intérieure avec l’émergence des sciences neurocognitives matérialisées par l’incroyable défi du projet Blue Brain149. Elle est aussi ce nouvel imaginaire de la médecine moderne qui se propose de remodeler et d’améliorer l’homme en vue de l’arracher de la tyrannie de son horloge biologique mais qui entre en conflit ouvert avec le serment

144Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, 1992, p.183.

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Alain Pons, « Introduction », in Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Fragment sur la nouvelle Atlantide, Paris, Flammarion, 1988, p. 17-74.

146Idem, p. 28.

147Pic De Lamirandole, De la dignité de l’homme, Trad. Yves Hersant, Paris, L’Eclat, 1993, p.9. 148Georges Gusdorf, Les origines des sciences humaines, Paris, Payot, 1967.

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d’Hippocrate qui invitait à suivre l’ordre de la nature. Elle fait suite au mécanisme cartésien qui a fait autoritéau XVIIème siècle. Le corps est ainsi appréhendé comme un « avoir » plus qu’un « être », autrement dit, comme une machine soumise aux lois de la mécanique en mesure d’être modifié et perfectionné150. « La perfectibilité ou la

dégénération organique des races […]»151 est une loi générale de la nature qui doit être étendue à l’espèce humaine. Si cette facette technoscientifique de la perfectibilité trouve son premier balbutiement dans les écrits de Francis Bacon, particulièrement dans l’utopie de La Nouvelle Atlantide, elle trouve cependant sa forme la plus achevée dans l’Esquisse

d’un tableau des Progrès de l’esprit humain. Condorcet espère mettre un terme à la tyrannie de la condition humaine surtout la mort. Le progrès technoscientifique serait l’ultime recours qui pourrait nous précipiter dans la vie éternelle où il n’y aura ni la maladie, ni la mort que la religion nous promettait. Après avoir vu en Bacon « le premier

idéologue de la science moderne »152 qui a su transformer la nature et la société au nom de sa puissance démiurgique, Nicolas de Condorcet imaginait dès la fin du XVIIème siècle, un monde sans vieillissement en ces termes:

Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales », un temps où « la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable153.

De tout ce qui précède, il importe de souligner que la perfectibilité qui consiste essentiellement à éclairer « les lumières et les erreurs, les vices et les vertus de l’homme » selon les expressions de Rousseau est un terme foncièrement équivoque. Elle est autant ce dynamique de s’améliorer que de se dégrader154. L’idéologie de la perfectibilité a été aussi soutenue par Auguste Comte dans sa philosophie positive dans cette même vision de la biologisation de la culture155. Cette naturalisation de l’histoire est évidemment favorisée,

150David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2005.

151Gérard Chaliand, Sophie Mousset, « Condorcet (1743-1794)» in L’héritage occidental, Paris, Odile Jacob, 2002, p.955

152Alain Pons, «Introduction», in Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Fragment sur la nouvelle Atlantide, Paris Garnier-Flammarion, 1988, p.35.

153Gérard Chaliand, Sophie Mousset, « Condorcet (1743-1794)» in L’héritage occidental, Paris, Odile Jacob, 2002, p.955.

154Florence Lotterie, Progrès et perfectibilité : un dilemme des Lumière françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, p.21.

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remarque Pierre-André Taguieff, par son intégration dans le cours général de l’évolution, dont le paradigme s’est installé dans la seconde moitié du XIXème siècle avec Charles Darwin et la parution de son Origine des espèces156. La perfectibilité, telle que conçue par les Lumières dans une version démocratique et humaniste est vite détournée en faveur de l’imaginaire de la bio-perfectibilité en renvoyant « aux oubliettes non seulement Rousseau,

mais aussi tout le XVIIIème siècle, Révolution comprise »157 . La sacralisation des sciences s’est pointée ainsi au zénith pour l’amélioration des conditions de vie sociale des hommes. Dans leur inventaire de la technique à travers les siècles, Christian Miquel et Guy Ménard sont parvenus à cette observation que « Science et Technique cessent d’être chantées et

célébrées comme promesses d’un «avenir radieux»; elles deviennent davantage l’objet d’une mobilisation sociale qui les transforme elles-mêmes en valeur et qui, plus encore, en fait le cœur d’un nouveau culte »158. Le développement de la société revient plus à la logique technoscientifique qu’aux projets politiques. La rationalité technoscientifique est le moteur de toutes les formes de progrès, qu’elle soit morale ou sociale. La perfectibilité, l’un des traits fondamentaux du progrès amorce ainsi les grandes révolutions socio-historiques. La politique cède donc la place de plus en plus à la biologie qui exerce une influence sans précédent sur le discours politique : « le biologique se réfléchit dans le politique »159, écrit Michel Foucault. La définition du peuple comme l’expression de la volonté générale perd son sens premier et politique pour être considéré de nouveau en termes biologiques qu’on peut maîtriser rationnellement160. De l’hygiénisme à l’eugénisme ou « le programme

biopolitique d’un autoperfectionnement de l’humanité, du corps social, par le recours à la sélection »161, on constate qu’un discours d’optimisation de la qualité biologique de la population est l’une des dimensions fondamentales de l’impératif technique. C’est dans cette perspective que la perfectibilité, dans sa filiation politique et sociale sera réappropriée et prise en charge par les biosciences.

156Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, p. 194.

157Florence Lotterie, Progrès et perfectibilité : un dilemme des Lumière françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, p.32.

158

Christian Miquel et Guy Menard, Les ruses de la technique. Le symbolisme des techniques à travers l’histoire, Montréal, Boréal, 1988, p.228.

159Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 2005, p.187. 160Idem, p.180.

161Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, p. 243.

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