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Les incertitudes de l’imaginaire biotechnologique

C. LES MÉTHODES DU REMODELAGE DE L’HOMME

II. De l’eugénisme traditionnel à la sélection des êtres supérieurs

5. Les incertitudes de l’imaginaire biotechnologique

L’imaginaire biotechnologique déborde la conception instrumentale que le savoir et le pouvoir technique ont conférée à l’homme considérant les technosciences comme un ensemble d’instruments au service de celui-ci. Du coup, l’imaginaire biotechnologique est associé au désir démiurgique pour faire et défaire la nature à notre gré et suscite des inquiétudes liées à ses incertitudes. Outre The Fabricated Man254 de Paul Ramsey,

Frankstein ou le Prométhée moderne255 de Mary Shelley traduit mieux cette incertitude. Bien qu’on retrouve la question de ce qu’est la nature humaine et de ce qui détermine la personnalité de l’individu tout au long de l’ouvrage, on pourrait aussi conclure que la science en devenant opérative place l’homme hors de sa fonction naturelle dans l’ordre du monde et l’expose par la suite à la vengeance de Némésis. Tout ce qu’il fait pour améliorer le monde suppose par là que celui-ci est loin d’être parfait mais anéantit au même moment les bienfaits supposés de son œuvre. Frankenstein tout comme Prométhée ont équipé l’homme d’un « feu sacré », symbole des technosciences pour libérer l’homme a priori de la tyrannie de la nature mais qui constituera a postériori sa chute. Par-dessus tout, l’excellent film Bienvenu à Gattaca résume le mieux les incertitudes de la génétique dans les littératures et les cinémas et pose bien les problèmes liés à l’imaginaire biotechnologique de l’amélioration de l’homme.

Vincent Freeman est un nouveau-né conçu naturellement et qui de naissance avait des handicaps mais ambitionne de devenir astronaute. Pour arriver à ses fins, il doit rentrer à Gattaca, un centre de recherche spatiale réservé uniquement aux candidats ayant un patrimoine génétique irréprochable. Les parents de Vincent, Antonio et Marie Freeman préférant suivre le rythme et l’ordre symbolique de la nature refusent de faire recours à la manipulation génétique pour ce premier enfant. Par malheur, le profil génétique de Vincent

254Paul Ramsey, The Fabricated Man: the ethics of Genetic Control, New Haven, Yale University Press, 1970.

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calculé par un ordinateur à la naissance révèle de graves prédispositions aux maladies cardiaques qui ne lui permettront pas de vivre au-delà de la trentaine. Les parents décidèrent d’intervenir une fois ces informations à leur disposition d’autant que dans cette nouvelle société hautement technologique soumise à la logique de la performance et de la concurrence, même les écoles refusent l’admission des enfants à risques dans leur enceinte. Cependant, pour leur second enfant, le couple Freeman décide d’aller à contre courant de l’ordre de la nature en faisant recours à la manipulation génétique en vue de protéger Anton de la loterie de la nature. Le résultat fut à la hauteur de leur désir et de leur projet. Le profil génétique impeccable du second enfant Anton lui permettra de venir à bout de son frère ainé dans tous les défis à chaque fois sauf un jour, où ce dernier le sauva de la noyade au cours d’un défi. Vincent, l’enfant au profil génétique déficient réalise à partir de ce jour qu’il n’est pas impossible pour lui d’arriver à ses fins, à savoir aller dans l’espace en passant par Gattaca en dépit de ses handicaps génétiques. Que conclure ?

Gattaca illustre bien un monde futur où le génotype des enfants est sélectionné et sérié. Les centres d’études et de recherches seront réservés aux candidats ayant un patrimoine génétique hors pair. Les recrutements se feront sur la base du décryptage génomique. Plus de place pour les personnes handicapées sur tous les plans. Place donc à la discrimination non raciale et sexiste mais génétique. Face à cette discrimination dont personne ne veut être victime, la société toute entière s’engage dans une course effrénée à la manipulation génétique avec des fécondations conçues in vitro où les gamètes des parents sont choisis avec soin et sélectionnés en vue d’obtenir des enfants programmés ou sur mesure avec le moins de défauts et le plus d’avantages possible. Malgré les lois interdisant les tests ADN, les entreprises et les employeurs n’hésitent pas à recourir à ceux-ci de façon discrète pour recruter leurs employés. Les hommes et les femmes conçus selon l’ordre de la nature se retrouvent, de fait, relégués à des tâches secondaires. Dans une telle société hautement technologique pratiquant l’eugénisme en forme douce ou privé à grande échelle, quel est l’avenir de l’homme et des fondements politiques et sociaux ? Gattaca serait donc un monde où la sélection génétique est devenue le moyen de différencier les hommes (valides-non valides) et d’organiser la société256. Allons bientôt donc vivre dans un monde

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nommé Gattaca ? La peur liée aux incertitudes et les risques de ce monde à venir a amené certains auteurs comme Hans Jonas à élaborer une éthique pour ce monde futur hautement technologique. Mais, cette éthique du futur veut a priori passer au crible les fondements des technosciences, à savoir le réductionnisme triomphant. Tout comme Heidegger, Jonas estime que le problème n’est pas la technique elle-même qui soit en cause pour se résigner dans un fondamentalisme antiscientifique mais l’identité qu’elle accorde à l’homme dans cette logique instrumentale envahissante, en d’autres termes, le matérialisme réductionniste. Le problème aussi n’est pas les effets visibles inquiétants et désastreux de la technique mais l’ontologie qu’elle inspire. Outre, les manifestations réelles de destruction qu’elle génère, c’est l’être qu’elle confère ou plus exactement dont elle prive l’homme qui est catastrophique. Il importe dès lors de confronter cette science réductionniste à une philosophie de la biologie qui deviendra le soubassement d’une éthique et le critère d’évaluation des technologies convergentes. Il s’agira donc d’une éthique qui a pour soubassement une philosophie de la biologie qui récuse une anthropologie mécaniste d’inspiration matérialiste qui fonde les sciences modernes.

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DEUXIÈME PARTIE :

AU-DELÀ DE L’ANTHROPOMORPHISME : L’IMAGE DE

L’HOMME DANS LA PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE DE HANS

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INTRODUCTION

Au travers de l’imaginaire biotechnologique de l’amélioration de l’homme présenté par Andrew Niccol dans Bienvenue à Gattaca257, il appert que les différentes innovations récentes dans le domaine des sciences de la vie n’ont plus pour objectif unique de prévenir, soigner et guérir, mais aussi de prolonger l’existence d’un être, et peut-être même de décider de son existence indépendamment de ses capacités naturelles. La vie n’est donc plus le résultat de la nature mais celui d’un artifice. Il n’y a plus de distinction possible entre la biologie et la physique, ni par leur objet, ni par leur méthode. Désormais, le vivant se construit, se fait et se défait comme un être matériel. François Dagognet observe que la science, « après avoir décrit, reconnu, puis tenté de connaître, elle maîtrise enfin et

réarrange. Commence parallèlement l’ère de la biotechnologie ou encore s’impose la fin de la séparation entre les sciences de la matière et les sciences de la vie »258. Il ne cesse de déplorer cette position interventionniste de la science face à la vie, par laquelle le scientifique ne se borne plus seulement à une science logothéorique, mais se donne sans cesse et sans limite à la transformation. La puissance scientifique a attribué à l’homme un pouvoir démiurgique où la créature se fait le créateur. Mais reste à savoir si nous sommes juridiquement autorisés à modifier le génome de notre descendance dans le but de l’améliorer pour augmenter ses chances de devenir mathématicien ? Au-delà de la portée juridique du problème, c’est aussi le sens et la portée morale qui s’imposent comme le dit Speranta D. Nalin259.

Mais avant de nous attarder sur cette utopie, il importe de préciser la sémantique du terme «Enhancement ou amélioration ». L’expression « amélioration de l’être humain » – traduction de l’anglais « human enhancement » – s’est peu à peu imposée dans le langage courant pour désigner les modifications de l’être humain non justifiées du point de vue thérapeutique, mais qui visent à améliorer les capacités, les performances ou l’humeur des individus. Les scientifiques espèrent idéalement par cette utopie, augmenter les

257 Supra, p.98.

258 François Dagognet, Supra, p.95.

259Spéranta D. Nalin, «Liberté de procréation et manipulation génétique», in Raisons politiques, n°12, Nov.2010, p.31.

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performances ou modifier des comportements jugés préjudiciables, en d’autres termes, des comportements considérés par la personne concernée comme un avantage en termes de qualité de vie, mais aussi souhaités par l’entourage, notamment le milieu scolaire ou professionnel, voire la famille, le ou la partenaire. En conséquence, on enregistre une consommation toujours plus importante de substances pharmacologiques susceptibles d’augmenter ou de diminuer les neurotransmissions260, malgré une certaine réserve relative à cette utopie dans la société. En français, le sens donné à cette expression est légèrement différent de l’anglais. Le terme anglais peut être défini « comme des interventions

médicales ou biotechniques visant à modifier des êtres humains dans leurs attitudes et leur apparence de manière à ce que ces changements soient perçus comme des améliorations dans le contexte socioculturel considéré »261. Si le problème de l’amélioration de l’homme paraît utopique ou fictif dans l’état actuel des choses à l’égard des législations, il importe cependant d’« avoir des principes pour des situations impossibles que de n’en disposer

d’aucun lorsque les situations se précipitent vers nous »262. En revanche, Nicholas Agar prône la manipulation génétique au nom de la liberté de procréation, du droit qu’ont ou qu’auront les parents à poursuivre l’amélioration de leur progéniture sans une quelconque obligation. En critiquant l’imaginaire du film Gattaca et du roman de fiction Oryx and

Crake263qui font craindre qu’un marché libre des biotechnologies anthropoïdes signe la fin des civilisations humaines, Agar considère que les arguments moraux des images de thérapie et d’élevage sont sans fondements264.

Pour lui, l’eugénisme libéral n’est pas mauvais en soi. Il estime pour sa part que Hitler et Gattaca l’ont rendu impopulaire, cela ne veut pas dire qu’il soit dommageable 265. Nicholas Agar et les apôtres de « human enhancement » se fondent ainsi sur la liberté de procréation pour légitimer la modification du génome de l’enfant. Sans nous étendre sur l’historique et la sémantique du concept de liberté de procréation employé pour la première fois par John

260Kolb Whishaw, Cerveau et comportement, Trad. J.-C. Cassel et H. Jeltsch, De Boeck, Bruxelles, 2002, p.197.

261Suzanne Brauer, « L’amélioration de l’humain par des substances pharmacologiques », in Bulletin des médecins Suisses, n°92, Berne Octobre 2011, p.43.

262

Nicholas Agar, Liberal eugenics: in defence of human enhancement, Oxford, Blackwell publishers, 1999, p.172.

263Margaret Atwood, Oryx and Crake, New-York, Doubleday, May 2003.

264Nicholas Agar, Foreword of Liberal eugenics: in defence of human enhancement, Oxford, Blackwell publishers, 1999, p.7.

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A. Robertson266, mentionnons que les nouvelles biotechniques ouvrent la voie à un autre type de choix, par exemple le diagnostic préimplantatoire (DPI), qui suppose la sélection de deux ou trois embryons pour une implantation. Ce principe de sélection offense la sensibilité morale par son caractère discriminatoire à en croire Habermas. Il s’agit en effet d’une élection pour choisir les embryons susceptibles de survivre et de se développer sachant que la technique de fertilisation in vitro engage des coûts considérables, non seulement monétaires mais aussi en termes de risque et de souffrance pour la femme voire le couple. Habermas dénonce une forme de réification dont les parents se rendraient coupables vis-à-vis de leurs enfants, en procédant à des tests génétiques. La réification était un concept phare, l’un des fers de lance de la première génération de la théorie critique. La réification habermassienne consiste ici « de mettre en balance comme un bien [la vie de

l’enfant à naître], …ils [les parents] désirent avoir un enfant, mais ils sont prêts à renoncer à l’implantation si l’embryon ne correspond pas à certains critères de santé »267. Est-ce une mauvaise chose de vouloir un enfant en parfaite santé ? En guise d’exemple, dans le processus d’adoption, pourrait-on imposer aux parents demandeurs le premier enfant qui viendrait sur la liste ? Qu’est-ce qui rend donc moralement plus condamnables les parents qui choisissent leurs embryons ou ceux qui ont recours à l’adoption ? Quel choix ferait le médecin dans le cas où deux sur cinq des embryons créés in vitro sont touchés par une pathologie génétique: « Serait-il plus juste d’implanter précisément ces deux embryons ?

Ou de choisir les deux embryons au hasard ? Serait-il acceptable que le médecin ne tienne pas compte de la volonté de la mère et implante ces deux embryons ? L’applaudira-t-on ? »268, se demandait John Harris.

La réponse de Harris est sans équivoque dans la mesure où ces questions sont purement et simplement rhétoriques avec l’apparition de nouvelles technologies qui vacillent entre la sacralité et la qualité de la vie dans des sociétés postmétaphysiques et multiculturelles qui sont des sociétés multi-conflictuelles où ce qui paraît juste pour les uns semble irrationnel pour les autres avec les diverses sensibilités morales, le pluralisme des conceptions ou le

266 John A. Robertson, « Embryos, families and procreative liberty: the legal structure of the new reproduction », in Southern California Law Review, n°59, 1986.

267Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine, Trad. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p.50. 268 John Harris, « Is gene therapy a form of eugenics? » in Bioethics, Oxford, Blackwell Publishers, Vol. 7, 1993, p.1-10.

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nihilisme selon Hans Jonas. Pour ce dernier, le problème ne se pose pas en termes de sacralité ou de qualité de vie, du pro-choix ou de pro-vie mais dans la nouvelle et actuelle vision de la science. Le problème se pose à l’égard de l’identité et l’ontologie que les technosciences confèrent aux vivants. Jonas regrette l’oubli de la vision aristotélicienne de la science et de la nature laissant place à un triomphalisme scientifique avec une vision réductionniste et dualiste de l’homme et de la nature. Le souci de Jonas est de vouloir restaurer et préserver l’image de l’homme par une éthique de la responsabilité dans une perspective futuriste.

A. DE L’ONTOLOGIE ARISTOTÉLICIENNE AU DUALISME CARTÉSIEN