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Les réformes portuaires et la « landlordisation » au sein des ports

L’EUROPE PORTUAIRE : CONTEXTUALISATION ECONOMIQUE

3.4. Les réformes portuaires et la « landlordisation » au sein des ports

Du fait de la mondialisation de la production, de la distribution des biens manufacturés produits à divers endroits du globe et du mouvement vers de nouvelles gestions publiques tels que le rappellent explicitement Mary R. Brooks et Kevin Cullinane (2006), les ports ont été affectés par ces évolutions. Pour se conformer à ce nouveau cadre mondialisé et européen, les ports européens ont entrepris des réformes de leur mode de gestion.

Face à une activité qui se standardise, la conteneurisation, et à une économie qui fait désormais abstraction des frontières étatiques, les instances internationales ont encouragé les autorités portuaires à adopter un modèle identique, celui du Landlord port ou port-propriétaire. Cette tendance à l’uniformisation s’effectue par l’intermédiaire de la Banque Mondiale dans son Port Reform Toolkit, de l’OCDE, des Nations-Unies ou de l’Union Européenne tels que le rappellent Jean Debrie et Cécile Ruby (2009) qui y voient « un angle d’approche normatif de la gouvernance portuaire […] permettant d’offrir un cadre aux projets de réforme ». Bien que les territoires portuaires aient des héritages historiques et culturels différents, ce modèle est pourtant « devenu le standard de la majorité des ports européens »93.

Pour s’adapter les pays européens ont réformé le mode de gestion de leurs grands ports. L’exploitation des terminaux fut l’enjeu central. Jusqu’alors gérés le plus souvent par l’institution publique, ils ont été concédés aux entreprises privées. Les promoteurs de ce principe y voient un moyen « pour accroître la productivité et attirer des compagnies maritimes relatif aux opérateurs terminaux » tandis que les autorités portuaires doivent circonscrire leur rôle à celui de régulateur94 « en étant uniquement propriétaires des infrastructures et des terrains qu’elles louent à des opérateurs privés (concessions,

93 www.senat.fr/

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conventions de terminaux). Les superstructures deviennent la propriété des opérateurs privés en place » (Gallais-Bouchet, 2011). Globalement, le rôle des entreprises privées serait donc limité aux opérations techniques sur les infrastructures portuaires. Cela marque ainsi une partition des rôles entre le pouvoir public gestionnaire de sa circonscription, donc du territoire qu’il administre, et le secteur privé présent pour assurer des fonctions économiques. D’après cette définition, les entreprises privées n’interviendraient donc pas dans les décisions stratégiques, qui seraient le seul champ des autorités portuaires. Ce modèle succède à celui de tool-port ou « port-outil », « celui des grandes opérations d’aménagement et d’une certaine idée volontariste de la politique industrielle [qui] semble disparaître progressivement au profit d’autorités gestionnaires d’un domaine foncier bord à quai » (Foulquier, 2012). En ce sens, il est plus convenable de parler de commercialisation des activités portuaires et non de privatisation puisque « la commercialisation implique que l’État se retire de l’exploitation de l’infrastructure de transport tout en conservant la propriété de l’infrastructure » qui peut s’accompagner de la décentralisation des responsabilités du niveau national au local (Brooks, Cullinane, 2006).

Nous proposons donc de nommer ce type de processus la « landlordisation », c’est-à-dire l’extension généralisée du modèle de gestion des terminaux portuaires concédés aux opérateurs privés, restreignant désormais les autorités publiques à leur rôle d’aménageur des espaces portuaires collectifs.

Confrontés à la standardisation des outils portuaires et à leur diffusion internationale, les territoires se trouvent directement mis en confrontation. Dans ce contexte, les outils et les places portuaires doivent être productifs. En ce sens, les instances internationales ont invité les autorités portuaires à adopter un modèle identique depuis les années 1970, celui du Landlord port ou port-propriétaire, aujourd’hui dominant. Le changement de modèle est lié à la propriété des infrastructures et des superstructures et au système de « la concession portuairecontractualisée pour des périodes souvent supérieures à vingt ans est devenue la norme de fonctionnement des grands ports » (Debrie, 2012). Il est donc lié à la répartition des prérogatives entre le secteur privé et le secteur public.

Dans le modèle Landlord port, l’autorité publique portuaire, qu’elle relève d’une administration municipale (Anvers de 1997 à 2016 par exemple ou Rotterdam jusqu’en 2004), régionale (Hambourg) ou de l’Etat (Le Havre), détient les pouvoirs régaliens de police et la maîtrise foncière du domaine portuaire. Elle est également propriétaire des infrastructures (chenaux d’accès, bassins, quais). Les terminaux portuaires sont donnés en

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concession à long terme (20 ou 30 ans) à des opérateurs de manutention qui les exploitent. A l’inverse du Tool port, l’autorité portuaire n’est plus propriétaire des équipements portuaires. Ce modèle est progressivement imposé pour plusieurs raisons : manque de capitaux publics, mouvements de dérégulation et montée d’opérateurs internationaux, à capitaux privés ou publics, dont la manutention est le cœur de métier. Le modèle du Landlord port « acte le passage d’un modèle portuaire à tonalité publique (propriété, gestion, exploitation) à un modèle où l’autorité portuaire n’est plus que propriétaire de l’infrastructure et des terrains qui sont loués à des opérateurs qui exploitent les terminaux et qui en financent l’équipement » (Debrie, 2012).

Figure 32 – Typologie des modèles portuaires à l’échelle internationale

Modèles portuaires Infrastructure Superstructure Opérations Autres services

Port service Public Public Public Majorité public

Port outil (tool) Public Public Privé Public-privé

Port propriétaire (landlord) Public Privé Privé Public-privé

Port privé Privé Privé Privé Majorité privé

Source : tableau réalisé par Debrie et Ruby, 2009, tiré du Port Reform Toolkit, module 3, de la Banque Mondiale

Ainsi, les ports étudiés, ports d’intérêt national dans tous les pays, ont vu leur gestion être réformée. Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte de mutation du transport maritime et de libéralisation économique. Nous observons que le secteur public est présent dans tous les ports, sans compter l’exception des ports anglais. La présence du secteur public se cantonne néanmoins au rôle de financeur de l’infrastructure. Seule exception au port du Havre où il est également gestionnaire.

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Figure 33 – Composition des organes de décision avant et après les réformes des autorités portuaires

Pays Port Réformes Organes de décision Nombre de membres France Le Havre Avant 2008 Directeur

Conseil d’administration 1 26 Après 2008 Directoire Conseil de surveillance 4 17

Belgique Anvers Avant 2016 Comité de direction Conseil d’administration

5 - Après 2016 PDG

Conseil des directeurs

1 18

Pays-Bas Rotterdam Avant 2004 Municipalité - Après 2004 Conseil exécutif

Conseil de surveillance

3 5

Allemagne Hambourg Pas d’organisme de ce type -

Royaume-Uni Londres - -

Réalisation : Anne-Solène Quiec, 2018

La mondialisation de l’économie impliquant les ports de conteneurs dans un réseau maritime global, la libéralisation des services portuaires et l’incitation à la « landlordisation » généralisée, conduisent à la réforme de la quasi-totalité des autorités portuaires de la rangée portuaire nord-ouest européenne. Bien que les modalités effectives soient différentes, ces réformes sont le signe d’un processus d’uniformisation des pratiques en cours et d’une adaptation des ports à ce contexte internationalisé. Les ports de Rotterdam et d’Anvers sont récemment devenus des sociétés anonymes, c’est-à-dire de sociétés commerciales, alors qu’elles étaient jusqu’à 2004 et 2016, respectivement, des régies communales, c’est-à-dire fortement associé à l’organisme municipal. Toutefois, ces ports restent la propriété des municipalités. En Belgique, le gouvernement flamand est fortement impliqué dans le développement des ports et a encouragé le concept de « Zone Portuaire Flamande » pour stimuler des coopérations plus intenses entre les autorités portuaires de cette région. En 2008, les Ports Autonomes français sont devenus les Grands Ports Maritimes (GPM) suite à la réforme portuaire, ce qui conduit l’Etat à leur céder la propriété du domaine publique portuaire désormais sous leur juridiction et à transférer les fonctions commerciales aux opérateurs privés notamment la gestion des outillages pour la manutention. En ce sens, les missions de l’autorité portuaire sont recentrées sur ses activités régaliennes (sécurité, sûreté et police portuaire) et la gestion du domaine portuaire.L’autorité portuaire havraise est sous la tutelle de l’Etat.

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Conclusion du chapitre 3 : vers une uniformisation sans équivoque

Les ports de commerce d’envergure internationale sont désormais ancrés au cœur de la mondialisation. L’innovation majeure du secteur, le conteneur, a conduit à l’uniformisation du transport des marchandises par voie maritime et l’acheminement terrestre de celles-ci en intégrant les ports dans une chaîne logistique globale. Le déploiement des lignes maritimes transocéaniques, organisées par les armateurs du secteur, conditionnent l’évolution des flux transitant par les ports. Cette tendance de fond est le fait d’une scission spatiale entre les zones de production, principalement asiatiques, et de consommation, notamment européennes.

Des pôles régionaux majeurs, dont la rangée portuaire nord-ouest européenne, font leur apparition. La mondialisation géographique conduit donc à l’uniformisation des paysages portuaires et à l’adoption de nouvelles pratiques de gestion des autorités portuaires et des domaines portuaires octroyant plus de place au secteur privé. Nous proposons le néologisme de « landlordisation » qui évoque le passage généralisé au modèle du landlord port.

De plus, les crises économiques et le questionnement sur le rôle de l’Etat dans l’économie ont accentué la remise en question des politiques keynésiennes à partir des années 1980. Face à cela, l’Union Européenne, acteur en haut de la hiérarchie institutionnelle encourage la libéralisation des services portuaires en lien avec la politique des transports. Bien qu’il n’existe pas de loi légiférant l’activité portuaire, la Commission Européenne porte tout de même intérêt à la question et encourage la concurrence des opérateurs privées au sein des ports. Cette mise en concurrence garantirait l’efficacité des services commerciaux au sein des ports et la performance globale des ports.

En plus de cela, les institutions internationales, dont la Banque Mondiale et l’ESPO promeuvent la transformation des modes de gestion portuaire vers davantage d’intégration du secteur privé et le confinement des autorités publiques à leur rôle de régulateur et de gestionnaire de l’espace public portuaire. Le modèle hanséatique apparaît à ce titre comme le plus opportun et présenté comme une norme rendant théoriquement performante le port. Cependant, il convient de porter un regard critique sur la référence à ce modèle dans la mesure où il est une émanation de l’ESPO qui s’appuie beaucoup plus sur l’expérience des ports de tradition hanséatique. Se pose alors la question de l’adaptation de ce modèle par les autres ports de la rangée, déjà entamée avec les réformes portuaires.

136 Conclusion de la partie 1

Cette première partie expose un paradoxe de la gestion des ports de la rangée nord-ouest européenne, depuis environ une trentaine d’années. En effet, les différenciations locales, caractéristiques des places portuaires dans leur unicité, contrastent avec les tendances à l’uniformisation des pratiques dans le secteur portuaire de manière générale.

Le premier chapitre a consisté à expliciter les concepts clefs qui serviront de base à la restitution des résultats de la recherche empirique. Il a d’abord été question de montrer la différence entre le port et la place portuaire. Il convient de retenir que le port stricto-sensu est délimité puisqu’il est prioritairement le territoire administré par l’autorité portuaire, c’est-à-dire la circonscription portuaire. La prise en compte de l’implantation des entreprises privées au sein de ce territoire conduit à développer la notion de cluster portuaire. Ici, l’idée est d’étudier des concentrations spatiales d’entreprises issues du même domaine d’activité. La particularité du cluster par rapport à tout autre territoire productif est d’associer sur un même lieu des entreprises en compétition mais qui coopèrent également. La coordination, c’est-à-dire la mise en réseau des acteurs, entre la sphère publique et privée apparaît être l’une des clefs du succès du fonctionnement du cluster.

Mais, la compétitivité portuaire est aujourd’hui questionnée. La gouvernance au sein des places portuaires se présente comme un nouveau mode de gestion des affaires publiques qui serait bénéfique à l’efficacité de la place portuaire. Elle permet d’élargir le spectre en considérant les aspects sociaux, politiques et stratégiques qui interviennent dans le développement économique des ports de commerce. Les tierces-parties de l’organisation portuaire sont amenées à devenir parties prenantes de la structuration économique du territoire portuaire.

La conjonction de facteurs historiques, culturels, voire politiques, propres à chaque port, crée des identités portuaires qu’il convient d’appréhender pour contextualiser les possibilités d’adaptation des places portuaires à un contexte qui dépasse largement le cadre local. Les ports hérités de la Hanse allemande, et plus largement les ports du nord, développés par des marchands, se présentent comme des places portuaires centrées autour du commerce. Mais le port du Havre est un port créé de toutes pièces. Il est donc l’expression d’une volonté du pouvoir central au service d’un projet politique. Cette base historique doit être conjuguée avec des facteurs liés à la culture administrative des pays concernés. L’histoire de ces ports conduit à l’expression de rapports sociaux différents,

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notamment avec l’autorité de tutelle. Les liens entre les acteurs portuaires et les régions seraient d’autant plus forts dans les Etats fédéraux, tandis que l’influence de l’Etat sur la gestion des ports dans les Etats centralisés aurait plus d’importance. Par ailleurs, le statut administratif des ports, davantage société anonyme ou établissement public de l’Etat semble résulter de ces deux facteurs.

L’uniformisation des pratiques de gestion des affaires publiques s’observe par plusieurs facteurs. D’abord, la mondialisation économique, la dimension internationale du trafic conteneurisé ainsi que les stratégies des opérateurs de terminaux internationalisés produisent des phénomènes de terminalisation résultats de logiques d’intégration horizontale de ces acteurs. La libéralisation des services portuaires en Europe et les normes maritimes auxquelles sont sujettes les politiques nationales des Etats membres en constituent également un axe important. Enfin, la référence à un modèle de gestion portuaire à savoir le type hanséatique mais également, la « landlordisation » c’est-à-dire le passage généralisé au modèle du landlord port, achèvent cette tendance à l’uniformisation des pratiques à l’échelle des places portuaires. Cela conduit les ports à transformer leurs modes de gestion et à entreprendre des actions allant dans le sens de l’adaptation à ces normes communes. Il apparaît que ces changements opérés dans les ports de la rangée nord-ouest européenne s’appuient sur le modèle hanséatique qui est perçu de fait comme un modèle de référence. Cependant, ce modèle qui dérive des principes de gouvernance des ports du nord suffit-il pour accélérer la compétitivité des ports latins qui présentent, par contre, des modes de gouvernance moins ouverts à la dimension locale et à la sphère privée ?

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PARTIE 2

LES PLACES PORTUAIRES DE LA RANGEE