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Se limiter à ces auteurs serait réducteur et laisserait en suspens une question majeure : les autres n’ont-ils pas parlé d’environnement lato sensu ? Nous verrons plus loin que Simmel a sa place parmi cette liste dont il est exclu provisoirement pour des raisons touchant à l’organisation des arguments, et d’autres encore, soit que leur traitement de l’environnement fut minime, soit que ce traitement n’ait pas fait l’objet d’un travail de recherche approfondi, devraient ici prétendre à considération.

a) Ibn Khaldoun

Avant même les réflexions des classiques et la fondation de la sociologie, c’est Ibn Khaldoun qui mérite d’être évoqué ici pour ses réflexions au XIVème siècle. Différents chapitres de la première section du livre premier du premier volume de ses Prolégomènes indiquent clairement qu’Ibn Khaldoun (1863) s’est intéressé aux liens entre les sociétés humaines et leurs relations aux phénomènes physiques, et précisément aux influences de ceux-ci sur celles-là. Par exemple, les troisième et quatrième discours préliminaires abordent l’influence des climats « sur le teint des hommes et sur leur état en général » et celle « exercée par l’air sur le caractère des hommes ». Dans ces chapitres, Ibn Khaldoun expose des observations de l’ordre suivant :

« Le caractère des peuples qui habitent les pays maritimes se rapproche un peu de [celui des climats chauds]. Comme l’air qu’ils respirent est très échauffé par l’influence de la lumière et des rayons solaires que réfléchit la surface de la mer, la part qu’ils ont dans les sentiments de joie et de légèreté d’esprit qui

15 C’est tout le contraire de la position de Murphy (1995 : 694) : « Une synthèse de la construction tout à la fois

sociale et naturelle de la réalité implique de dépasser la fixation limitée (narrow fixation) de Durkheim concernant le social pour une perspective wéberienne inclusive. ». Et Murphy de se référer à Albrows (1990 : 146) : « Contrairement à son contemporain Durkheim, Weber n’avait pas de répugnance à admettre la pertinence causale de facteurs non-sociaux dans les processus sociaux. »

résultent de la chaleur est plus forte que celle qu’on obtient dans les hauts plateaux et sur les montagnes froides. » (Ibn Khaldoun, 1863 : 216)

Ou encore :

« Dans le sixième et le second climat […] la température s’éloigne considérablement du terme moyen ; puis, dans le premier et le septième, elle s’en écarte bien davantage. Voilà pourquoi dans les sciences, les arts, les bâtiments, les vêtements, les vivres, les fruits, les animaux et tout ce qui se produit dans les trois climats du milieu, il n’y a rien d’exagéré. On retrouve ce juste milieu dans les corps des hommes qui habitent ces régions, dans leur teint, dans leurs dispositions naturelles et dans tout ce qui les concerne. » (ib. : 211)

b) Parsons

Sans comparaison aucune, mais tout aussi « classique », Parsons ne nie pas les bases biophysiques des sociétés. Bien qu’il soit considéré par les sociologues de l’environnement comme l’avatar d’une pensée classique niant toute relation entre la société et son environnement naturel, on trouve quelques traces d’une prise en compte de ce dernier dans son ouvrage Sociétés : essai sur leur évolution comparée (Parsons, [1966] 1973). Dans cet ouvrage, c’est la technique qui sert d’intermédiaire entre les sphères sociales et naturelles : « L’organisation technologique doit alors être considérée comme une structure de liaison entre la société en tant que système et l’environnement physico-organique » (ib. : 20).

A vrai dire, Parsons ne détaille pas plus avant cette liaison : son évocation permet davantage d’introduire les mécanismes de répartition économique que d’approfondir la réflexion sur le pouvoir de la technologie, « pouvoir socialement organisé permettant de contrôler activement et d’altérer les objets de l’environnement physique dans l’intérêt d’un certain besoin humain » (ib., 19).

Par contre, à partir du même ouvrage qu’il préface, Chazel (1973) revient sur les entremêlements entre la théorie du changement social parsonienne et sa revendication évolutionniste. Ainsi, les apports des théories biologiques auraient orienté le « néo- évolutionnisme » de Parsons (Chazel, 1973 : xviii). Ce dernier recoupement rejoint les

développements proposés aux chapitres suivants sur les comparaisons entre sociologie et biologie, comme les termes de Chazel invitent à le penser :

« La tâche prioritaire [de cet ouvrage de Parsons] consisterait à dégager des types structurels et à les ordonner dans le temps et l’analyse structurale aurait donc, pour l’évolution socioculturelle, la même importance centrale que la morphologie et l’anatomie comparée pour l’explication de l’évolution organique » (ib., 17)

c) Le Play

En dernier lieu, c’est de Le Play dont il faut traiter pour l’analyse des rapprochements de la sociologie classique avec la nature. Le terme de « classique » n’est sans doute pas approprié pour cet auteur. Mais nous le désignons ainsi, dans ce sens où il est lui aussi, à sa manière, un des pères fondateurs de la sociologie (Kalaora & Savoye, 1987). Sa réflexion est peut-être même plus liée à la nature que celle des sociologues précédemment évoqués. Ceci apparaît non seulement dans son ouvrage le plus célèbre, et au titre fameux lui aussi puisqu’il s’agit Des Ouvriers européens, étude sur les travaux, la vie domestique, et la condition

morale de populations ouvrières de l’Europe, précédé d’un exposé de la méthode d’observation (Le Play, 1855) ; mais aussi dans un ouvrage récemment dévoilé, intitulé Des Forêts, considérées dans leurs rapports avec la constitution physique du globe et l’économie des sociétés (Le Play, [1846] 1996).

Pour le premier ouvrage, le rapport n’est, a priori, pas évident. En effet, il s’agit plus d’une analyse des budgets et des modes de vie des familles ouvrières. Néanmoins, plusieurs des monographies proposées, parmi les trente-six présentées, recèlent des détails sur l’influence du milieu environnemental sur les familles. Mais c’est dans le second ouvrage que nous voyons précisément le lien qu’établit Le Play entre nature et société – et plus particulièrement entre les forêts et les sociétés. Certes les descriptions qu’effectue Le Play relèvent plus du naturalisme que de la monographie sociologique. Néanmoins, il replace, dès qu’il le peut, son discours dans un contexte « d'économie sociale », pour reprendre ses mots, en montrant, par exemple, que les forêts sont à la croisée des déterminants sociaux et naturels. Le titre du paragraphe onze de sa troisième partie, « Les lois de la végétation et les intérêts sociaux donnent lieux à trois cultures principales : les futaies, les taillis, les arbres isolés »

(ib : 155), et le corps du paragraphe lui-même, sont d’indéniables exemples. Au-delà, il met en évidence le lien entre la puissance des nations et leur implantation géographique et plus directement leurs régions forestières. Les présentateurs de l’ouvrage expliquent que l’« on discerne là, en germe, une idée chère à l'administration forestière, laquelle établira un parallélisme entre une "saine" gestion des forêts et la "supériorité sociale" » (Kalaora & Savoye, 1996 : 26).

De même, dans La Réforme sociale en France (Le Play, 1864), il montre le lien entre la situation de l’agriculture et la forme familiale. Pour les forêts comme pour l’agriculture – et comme pour le reste d’ailleurs – Le Play préfère les familles souches aux autres formes de familles. Celles-ci, en tant qu’association sous le même toit de plusieurs générations avec un seul couple à chaque génération, seraient les mieux adaptées aux différentes formes naturelles : elles savent exploiter la nature avec justesse, et la nature peut se développer sans être gênée par cette exploitation nécessaire de l’homme.

L’analyse des travaux de Le Play pousse Kalaora (2007 : 2-3) à dire que ce classique

« Se démarque d’une conception anthropocentrique qui confère à la culture et à l’homme une position d’exceptionnalité et qui tend à exclure du champ social le milieu naturel. […] [Pour Le Play] les associations entre les hommes résultent des interactions entre les ressources agricoles, botaniques et minières ».

On pourrait continuer ainsi en cherchant, dans les nombreux ouvrages classiques à notre disposition, des références au monde naturel et à sa relation avec les sociétés. C’est d’ailleurs un exercice auquel se livrent un grand nombre de chercheurs, comme nous l’avons vu, et qu’un ultime exemple illustrera, celui de Mitchell (2001) visant à faire de Veblen un « pionnier de la sociologie de l’environnement ».

Mitchell s’attache en effet à montrer en quoi les écrits de Veblen sont non seulement pertinents du point de vue l’analyse sociologique de l’environnement, mais surtout enrichissent la sociologie de l’environnement – et précisément que sans le recours à cet auteur « la sociologie de l’environnement est essentiellement appauvrie » (Mitchell, 2001 : 402).

« L’apport de l’analyse de Veblen réside, selon Mitchell (ib.), dans [la démonstration] de la contradiction entre le système capitaliste, consacré à la prédation, aux fins pécuniaires, et aux recours à l’ingénierie et à la technologie pour transformer les matières premières en biens consommables ou en production de valeurs d’usage. La réalisation de profits à n’importe quel coût social ou environnemental est le principe phare qui sert de fil à la plupart de ses derniers travaux. »

On peut d’ailleurs ajouter que la Théorie de la classe de loisir de Veblen ([1899] 1970) fait remonter les représentations actuelles de la « nature » à leurs constructions, depuis plus de deux millénaires, par la classe de loisir16.

Dans tous les cas, on ne peut pas nier que les penseurs classiques de la sociologie se sont intéressés, à divers degrés et sous différentes formes, aux liens entre le monde social et son homologue naturel. Il n’en reste pas moins vrai que ces mêmes penseurs ne cibleront que rarement ces liens et n’inviteront que de manière assez éparse leurs collègues et disciples à poursuivre dans cette voie. C’est cela qui nous a poussé à prévenir le lecteur de l’apport limité de cet historique, celui-ci s’inscrivant dans une ambition plus générale d’analyse des liens entre la sociologie et le milieu naturel, et en premier lieu entre la sociologie et la biologie.