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1 Ambiguïté de la continuité dans la hiérarchie des sciences

Ces premiers développements positivistes seront repris par Comte, dont le Système (1824) et le Cours (1830-1842) sont les œuvres les plus reconnues. Il y développe les tenants et aboutissants de la philosophie positiviste, en présentant notamment les deux grandes loi qui demeurent les exemples célèbres de sa pensée : la loi de filiation, ou loi des trois états, et celle de classement, relative à la classification des sciences. Il serait hors de propos de présenter et discuter ici l’apport de la philosophie positive en général, ni même comtienne en particulier. Ce qui importe avant tout c’est la mise en évidence, dans les travaux de ces précurseurs, de l’ambiguïté des emprunts qu’ils font aux sciences naturelles pour expliquer leur conception du social. Cette ambiguïté est liée au fait que le positivisme implique une continuité dans la hiérarchie des sciences, continuité qui assoie la spécificité de la physiologie sociale saint- simonienne et de la physique sociale comtienne sur les sciences de la nature et en particulier la biologie. C’est cette continuité qui fera dire à Durkheim que le sociologue « doit se mettre

2 Cf. Saint-Simon, L’Industrie, 1816-1818 ou Du système industriel, 1820-1822 ; Comte, Système de politique

en face des choses dans le même état d’esprit que celui où sont le physicien et le chimiste en face des phénomènes physico-organiques ». (Durkheim, 1900 : 16).

La démarche positive doit être appliquée à la sociologie et aux phénomènes sociaux de la même manière qu’elle est déjà appliquée en science naturelle et pour les phénomènes biologiques. La sociologie ne s’inspire pas de la biologie pour ce qu’elle apporte comme explication des phénomènes sociaux : c’est bien son bilan méthodologique qui apparaît exemplaire aux sociologues et à leurs précurseurs, et qui doit être emprunté. D’où l’expression de Durkheim parlant d’un naturalisme sociologique semblable dans sa démarche, mais différent dans son objet et son explication, au naturalisme biologique :

« [C]ette méthode est naturaliste puisqu'elle prescrit au sociologue l'attitude mentale qui est de règle dans les sciences naturelles. Mais elle n'est pas naturaliste au sens ordinaire du mot, puisqu'elle ne tend pas à résorber le règne social dans les autres règnes de la nature, mais, au contraire, exige qu'on lui laisse toute son originalité. Le naturalisme qu'elle pratique est essentiellement sociologique. » (Durkheim, 1900 : 15)

Autrement dit, l’emprunt à la biologie se limite à ce qu’elle a de positif, à « cette attitude mentale » en vigueur en biologie ; mais ni les objets, ni les facteurs explicatifs ne doivent être pris comme exemples, puisqu’ils relèvent d’un schème supérieur de complexité, et d’une réalité qui leur est propre. Cependant, ce « naturalisme sociologique » est paradoxal. D’un coté, il doit être pris comme une continuité, de l’autre comme une rupture. Les conclusions du Cours traitent en différents endroits de ce paradoxe. Comte avance en effet que la biologie ne pouvait faire autrement que d’embrasser les phénomènes sociaux avant que la sociologie ne s’approprie ce champ d’étude :

« Toutefois, explique-t-il, tant que l’extension graduelle de l’esprit positif n’a pas été convenablement poussé jusqu’aux phénomènes sociaux, il était impossible que l’impulsion perturbatrice, provenue des sciences inférieures, fût, en biologie, réellement contenue, parce qu’elle n’y pouvait être directement combattue que sous les vicieuses inspirations de la philosophie théologico-

métaphysique, dont il fallait, avant tout, détruire l’antique ascendant mental. » (Comte, 58ème leçon : 765)

L’incursion de la biologie dans l’analyse des phénomènes sociaux apparaît donc comme un phénomène normal, que la sociologie seule, en tant que science positive directement supérieure à la biologie, pouvait combattre et par là dépasser ce biologisme dont la philosophie théologico-métaphysique – disons modestement la sociologie préscientifique – n’arrivait à se défaire. Cette idée est reprise plus loin dans la même leçon, lorsque Comte parle de « la tendance générale des sciences inférieures à dominer les supérieures » (Comte, 58ème leçon : 766) quitte à n’être soutenues dans cette domination « qu’en y maintenant le ténébreux ascendant de l’esprit métaphysique, et même finalement théologique » (ib. : 767). C’est pourquoi, pour Comte, il est normal que « chaque science [ait] à se défendre des envahissements de la précédente » (ib. : 757) : la sociologie doit se défendre de l’incursion de la biologie dans l’analyse qu’elle propose des phénomènes sociaux, tout en acceptant comme normales, mais temporaires, les tentatives explicatives des phénomènes sociaux par la biologie. Le véritable progrès réside dans une défense efficace face aux envahissements inhérents à ce materialisme-réductionnisme (Bourdeau, 2003 : 18).

Cette position théorique se révèle tout à fait valide a posteriori. Si la trajectoire de Durkheim ne semble pas suivre directement ce modèle, elle n’en demeure pas moins une conséquence indirecte. Durkheim revendique l’existence d’une sociologie déjà autonome dont il établira les règles méthodologiques (Durkheim, 1894) et soulignera la pertinence du phénomène qui la caractérise le mieux, La division du travail social (Durkheim, 1893). Mais, dans le détail de ses propos, il s’agit davantage d’une proposition à caractère performatif que d’une découverte en soi : c’est ce qui ressort de l’étude de Guillo (2006) sur la place de la biologie dans les premiers textes de Durkheim. En affirmant par exemple, dans La division du

travail social (Durkheim, 1893, livre II chap. IV : 67, également repris par Guillo 2006 : 507)

que la division du travail « est aussi liée à des conditions organico-psychiques » et que les « prédispositions [que les individus reçoivent à la naissance] ont certainement une influence sur la manière dont les tâches se répartissent », Durkheim ne fait rien de moins que partager l’analyse de la division du travail entre causes sociales et causes biologiques. Mais, suivant, consciemment ou non, le principe comtien de rejet progressif des déterminismes de la science inférieure dans l’explication des phénomènes relevant de la science directement supérieure, Durkheim établira finalement que les phénomènes sociaux sont des choses, que seul le social

permet d’expliquer le social, i.e. que seule la sociologie peut prétendre à l’explication des phénomènes sociaux3.

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Nécessité positive de l’inspiration biologique