• Aucun résultat trouvé

Quand l’inspiration biologique met en avant la réduction des phénomènes sociaux à leur substrat biologique et l’influence des lois bio-physiologiques sur les sociétés, la géographie prône la réductibilité des phénomènes à leur détermination par le milieu naturel sur lequel ils prennent place. Il s’agit d’une affirmation déjà avancée par les penseurs de l’antiquité grecque : Vidal de la Blache (1902 : 5), un des fondateurs de cette géographie humaine, se réfère par exemple à Thucydide pour exposer le lien entre la position géographique d’un peuple, sa contrée, et son degré d’ouverture aux autres peuples, ou encore à Erathostènes, Hipparques et Ptolémée lesquels, présentés comme « mathématiciens- géographes », ont fait valoir le principe d’unité terrestre comme dépassement « des descriptions empiriques de contrées » (Vidal, 1913 : 5). Hipparque et Socrate sont également cités par Febvre (1922 : 30), lequel ajoute en suivant que presque tous les anciens ont lié les mœurs aux contrées et/ou à leur climat, réaffirmant cette phrase de Vidal (Vidal, 1922 : 3) : « Pour la plupart des auteurs anciens auxquels la géographie fait remonter ses titres d'origine, l'idée de contrée est inséparable de celle de ses habitants »1.

1 Bien que les sociologues se réfèrent souvent à ces mêmes ancêtres – mais quelle science ne se reconnaît pas

dans les écrits de la Grèce antique ! – on notera plutôt ces passages biens connus de Montesquieu sur le climat et son influence sur les mœurs, dans le livre XIV de L’esprit des lois (Montesquieu, 1720) consacré à l’influence du climat sur l’organisation sociale et les marches à suivre par les législateurs pour se dégager de telles influences. Intitulé « Des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du climat », ce long texte affirme deux

L’idée d’expliquer les sociétés par leurs conditions géographiques n’est donc pas neuve. Ceci étant dit, c’est à la même époque que la géographie humaine et la sociologie se posent comme des sciences autonomes. La sociologie s’autonomise ex nihilo, elle s’affranchit sans mal de la philosophie sociale qui tenait sa place ; la géographie, elle, se nourrit d’un double ancrage : elle est rattachée tout autant aux sciences de la physique terrestre qu’à l’histoire et la sociologie2.

Cela n’est pas sans conséquence sur les précisions du champ d’étude de la géographie : que l’on se réfère aux Caractères distinctifs de la géographie (Vidal, 1913), à ses

Principes de géographie humaine (Vidal, 1922) ou à la longue synthèse de Febvre (1922), la

géographie ressemble davantage à une énumération d’objets et d’échelles d’observation qu’à un champ réellement structuré. Sans doute le regard contemporain est ici malvenu pour appréhender ce foisonnement de thématiques et en relever son unité aujourd’hui dispersée. L’analyse de l’effort de Vidal pour proposer une discipline homogène et ainsi se dégager « des malentendus qui règnent sur l’idée même de géographie » (Vidal, 1913) permet cependant de mettre en évidence les axes principaux de celle-ci. La géographie est une science qui vise à recouper les apports de ses consoeurs : elle « a pour mission spéciale de chercher comment les lois physiques ou biologiques qui régissent le globe, se combinent et se modifient en s’appliquant aux diverses parties de la surface » (ib. : 6). Partant du postulat de l’unité terrestre, initié par Humboldt et Ritter et leur « vue générale du globe », la géographie de ce tournant de siècle doit rechercher les facteurs déterminant les caractéristiques d’un lieu précis ou d’une surface définie. Cette dernière est ainsi son objet primordial : Vidal la définit d’ailleurs comme la résultante des phénomènes dont le géographe doit déterminer l’influence respective : « Le champ d’étude par excellence de la géographie, c’est la surface ; c'est-à-dire l’ensemble des phénomènes qui se produisent dans la zone de contact entre les masses solides, liquides et gazeuses qui constituent la planète. » (ib. 8). Mais, à la différence des sciences

choses. La première est que les climats déterminent les mœurs des sociétés qui les subissent. Montesquieu dira par exemple ceci des liens entre les représentations de l’amour et le climat (livre XIV, chap. II, p. 28) :

« Dans les climats du nord, à peine le physique de l'amour a-t-il la force de se rendre bien sensible; dans les climats tempérés, l'amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d'abord semblent être lui-même, et ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l'amour pour lui-même ; il est la cause unique du bonheur ; il est la vie. »

La seconde affirmation de Montesquieu concerne l’importance que le législateur doit accorder à cette influence climatique afin d’amenuiser celle-ci est de permettre le plein épanouissement social de ses administrés. Ainsi, une partie du Livre V explique comment les législateurs doivent prendre en compte le fait que, dans les climats chauds, « les esprits et les tempéraments y sont plus avancés, et plus tôt épuisés qu'ailleurs ».

2 « La géographie est tenue de puiser aux mêmes sources de faits que la géologie, la physique, les sciences

naturelles et, à certains égards, les science biologique.», Vidal, 1913 : 4 et « L’histoire et la géographie sont d’anciennes compagnes » ib. : 13.

naturelles, et notamment de la géographie physique dont elle cherche à se détacher, la discipline vidalienne donne une place prépondérante à l’humanité en tant qu’elle modifie profondément les surfaces et « se range à ce titre parmi les facteurs géographiques de premier ordre. » (ib. 13).

C’est, là encore, une ambiguïté de la géographie : elle définit son objet comme le paysage, la surface, elle y intègre l’homme comme cela vient d’être dit, mais elle ne réussit pas à clarifier la manière dont elle doit rendre compte de celui-ci comme facteur explicatif ou comme phénomène expliqué. Précisément, l’homme et les sociétés subissent autant l’influence des milieux que les milieux sont façonnés par ceux-ci. Au quel des deux évènements faire remonter les causes premières ? Ni Vidal ni Febvre ne se permettront de trancher. Ils se résoudront à ce postulat que propose Vidal pour cesser les tergiversations – mais qui ne les résout pourtant en rien – : la géographie est « la science des lieux, non celle des hommes » (ib. p.13, repris également par Febvre, 1922 : 95).

Dans ces derniers propos, on pourrait laisser croire que les sociologues n’ont pas eu à intervenir dans les développements des réflexions géographiques : mais ce serait occulter tout un pan de l’histoire de la sociologie et de son inspiration géographique. Car si Vidal ou Febvre nuancent leur propos et ne font pas de la géographie une science englobant les phénomènes sociaux, c’est qu’ils se sont frottés directement au « petit groupe d’excellents travailleurs qu’Émile Durkheim avait su constituer autour de lui » comme l’écrit Febvre (1922 : 24-25) en personne.

2 -

Déterminisme géographique et réalité sociale