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Se limiter à Dunlap et Buttel aurait pu sembler logique : ils ont presque monopolisé le domaine à eux deux. Cependant, tous deux ont largement profité des travaux de Schnaiberg, et les trois sociologues ont été invités, lors du XXVème anniversaire du comité Environment

and Technology de l’ASA à présenter leurs points de vue sur 25 années de recherche en

sociologie de l’environnement. Ceci a permis de donner une nouvelle audience aux travaux de Schnaiberg et de ses collaborateurs, et c’est ce qui justifie le détail des travaux de ce troisième chercheur.

Comme un certain nombre de sociologues de l’environnement, Schnaiberg n’a pas commencé par un cursus en sociologie. C’est paradoxalement ses études en chimie appliquée qui le poussent à appréhender différemment les matériaux sur lesquels il travaille. Bien qu’il réalise d’abord une thèse sur le statut des femmes turques, il s’emploie ensuite à réinterroger le concept de modernisation, celui d’urbanité puis, enfin, celui d’environnement, en se détournant de ses premières études quantitatives. Dans un article biographique (Schnaiberg, 2002), il explique alors que ses deux priorités étaient :

« a) de provoquer une prise de conscience écologique parmi les sociologues et

b) d’appliquer l’imagination sociologique pour le traitement de l’origine des problèmes, et les bienfaits sociaux ainsi que les solutions alternatives à la dégradation écologique. » (Schnaiberg, 2002 : 31)

pour qui la globalisation des questions environnementales constitue une forme déguisée de néo-colonialisme de la part des pays riches et industrialisés. »

22 Vaillancourt, Perron & Jacques (1999 : 187) citent Buttel (1993 : 10), mais la référence est absente de la

bibliographie et nous n’avons pas trouvé de références similaires ailleurs. Il s’agit probablement de Buttel & Taylor (1992 : 10), comme nous nous sommes permis le noter.

Il participe à la formation des sections sur les problèmes environnementaux au sein de l’American Sociological Association (ASA) et de la Society for the Study of Social Problems (SSSP), tout en désirant rester à l’écart d’une science sociale qu’il juge plus propre à résoudre des problèmes plutôt qu’à provoquer une prise de conscience écologique. Il prendra toutefois la présidence du comité pendant un temps, et les différentes crises énergétiques de la seconde moitié des années 1970 le détermineront « à poursuivre [son] objectif de faire croître la conscience sociologique concernant les problèmes écologiques » (ib.). Profitant alors d’une année sabbatique à l’université de Californie à Santa Cruz (1975-1976), il rassemblera ses idées pour publier, en 1980, son ouvrage majeur : The Environment : From surplus to scarcity [L’environnement : du surplus à la pénurie].

« La sociologie de l’environnement a produit une grande idée en sociologie (celle du

treadmill of production de Schnaiberg) », telle est la récente affirmation de Buttel (2002 : 49).

Et c’est bien dans cet ouvrage paru en 1980 que Schnaiberg introduit la théorie du treadmill of

production23 qu’il développera au fil de sa carrière, avec la collaboration de Gould, puis de

Weinberg et de Pellow (e.g. Gould, Schnaiberg & Weinberg, 1995 ; Gould, Pellow & Schnaiberg, 2004)24. On peut toutefois revenir sur un article antérieur à cet ouvrage pour comprendre cette théorie. Dès le début des années 1970, Schnaiberg (1973, 1974) s’intéresse aux mouvements environnementaux et aux conflits sociaux liés la gestion de l’environnement. Ses premiers travaux le pousseront à prendre du recul afin de clarifier son domaine : ce qui l’intéresse, c’est que « la relation construite (structured) entre l’organisation sociale et l’environnement physique demeure inexplorée. » Il se penche alors sur ce thème (Schnaiberg, 1975), principalement à partir de l’exemple de la crise énergétique des années 1973 et 1974 aux Etats-Unis, afin de chercher l’origine des problèmes environnementaux issus de cette dialectique nature-société.

23 Le mot anglais treadmill désigne un tapis roulant, notamment les tapis roulant de course (ou tapis de course).

Il est souvent associé au treadwheel qui correspond aux moulins à sang c’est-à-dire les moulins actionnés par la force humaine (principalement les esclaves) ou animale. La traduction de treadmill of production par engrenage de la production est utilisée dans la version française de Buttel (1986). Bien qu’elle permette de se dégager de l’image malvenue du tapis de course ou du moulin à sang et de proposer une vision dynamique du treadmill, elle ne rend pas compte du mouvement circulaire du treadmill. C’est pourquoi nous avons laissé l’expression de

treadmill of production dans sa forme anglaise, parfois condensé en ToP.

24 A défaut de pouvoir se référer aux rares travaux décrivant explicitement la théorie du treadmill of production,

on se limitera à une définition récente de celui-ci, évitant ainsi de revenir sur les modifications proposées, pendant vingt-cinq ans, par Schnaiberg et ses collègues. On trouve une présentation détaillée du treadmill of

production telle que définit par Schnaiberg (1980) dans Buttel (1986), et une comparaison de la version originale

Or, non seulement il existe un cercle vicieux de l’usage des ressources naturelles pour la production, mais il y a également des valeurs contradictoires entre la perception privée de la nature et celle publique. Le cercle vicieux est le suivant (Schnaiberg, 1975 : 5) : le système économique nécessite de plus en plus de ressources, ce qui conduit à des problèmes écologiques (pollution, désorganisation des écosystèmes) et à une réduction des ressources disponibles, ce qui oblige à des restrictions potentielles de l’usage des ressource et freine l’expansion économique. Quant aux contradictions, elles touchent à la sphère sociale (Schnaiberg, 2004 :6) : d’un coté les organisations économiques perçoivent les écosystèmes et leurs ressources comme des avantages (assets) privés, de l’autre les mouvements écologistes revendiquent ces mêmes écosystèmes comme des biens publics. « Dans l’essentiel, précise Schnaiberg (ib.), c’est un système dialectique de valeurs, parce que la société veut à la fois les bénéfices économiques et écologiques, et ainsi ces bénéfices sont en conflit avec d’autres. »

Ces contradictions mises en évidence, on peut alors étudier leur fondement. Schnaiberg propose de décomposer la dialectique nature-société en tois catégories : la synthèse économique, la pénurie planifiée et la synthèse écologique. La synthèse économique et celle écologique représentent deux pôles de valeur. Jusqu’ici, la synthèse économique, propre à la civilisation industrielle et à l’ambition de maximisation des profits, a dominé. Elle n’incorpore aucune sensibilité écologique. La synthèse écologique, à l’opposé, attire l’attention sur la complexité des phénomènes écologiques, et fait passer l’expansion économique pour une modalité facultative. Enfin, la pénurie planifiée serait l’étape centrale du continuum reliant les deux pôles. « Sous cette forme d’organisation sociale, explique Schnaiberg (1975 : 7), les effets des régulations scientifiques, technologiques et gouvernementales sont orientés vers la définition la plus étroite possible des problèmes écologiques ». Cette synthèse intermédiaire permettrait à l’expansion économique de se poursuivre, tout en la contraignant à un usage modéré de certaines ressources. C’est ce modèle que suivraient plusieurs sociétés industrielles depuis le milieu des années 1960.

Le sociologue, face à une telle modélisation, doit se pencher sur les processus à l’œuvre dans les transitions ou les stabilisations des synthèses (ib. : 9). L’étude de la pénurie planifiée aux Etats-Unis permet à Schnaiberg de conclure sur l’absence de telles recherches. Il va jusqu’à dénoncer le fait que les sociologues ont accepté sans la moindre critique « les hypothèses ‘métaphysiques’ des économistes classiques. En particulier, [les sociologues] ont associé ‘bien-être social’ et ‘revenus personnels’ » (ib. : 18-19). La conclusion de Schnaiberg est sans détour : si les sociologues (social scientists) ne veulent pas s’exclure eux-mêmes du

rôle social qu’ils ont a jouer, ils ne doivent pas laisser l’étude de la « dialectique socio- environnementale » aux seules élites politico-économistes ni aux sciences naturelles. Les sociologues doivent prendre acte de leur incapacité actuelle (en 1975) à étudier cette dialectique, et s’interroger sur le fait que cette incapacité témoigne des effets structurels et encore puissants de la synthèse économique. Bien qu’il affirme enfin que l’ouverture des sociologues à cette dialectique est nécessaire à l’événement d’une synthèse écologique, il avance toutefois qu’il s’agit moins d’arriver à cette dernière forme d’organisation sociale que « d’aller au-delà de la réification de la synthèse économique comme la solution à l’injustice sociale » (Schnaiberg, 1975 : 19).

Cet article dessine déjà ce qui sera détaillé cinq ans plus tard dans The environment :

from surplus to scarcity (Schnaiberg, 1980), où l’auteur présente sa théorie. Le treadmill of production « est un système social qui a institutionnalisé la croissance économique comme un

objectif national ou transnational. » (Schnaiberg, 1997 : 1). La théorie explique que

« Les investisseurs, en cherchant à maximiser leurs valeurs de partage, incitèrent les entrepreneurs à se développer et s’agrandir (to expand), ce qui entraîna une demande croissante des ressources naturelles tout en offrant des bénéfices réduits aux travailleurs eux-mêmes dépendants de cette exploitation de l’environnement. » (Schnaiberg, [2000] 2001 : 6)

On retrouve l’idée principale ci-dessus : comprendre la force de la synthèse économique et son actualisation malgré les problèmes environnementaux et sociaux qu’elle soulève25. L’image du tapis roulant représente la course sur place de la société, et par là l’inefficacité sociale du système productif (Gould et al. 2004 : 297). C’est dans ce sens qu’il faut parler davantage d’un concept du treadmill of production, ou d’une synthèse des apports empiriques et théoriques sur le développement économique (et non pas d’une théorie). Le

treadmill est lui-même une explication de l’amplification de la dégradation environnementale,

à partir de cinq angles d’approches (Schnaiberg, 2002 : 32-33) :

- la croyance sociale et politique en un besoin d’étendre continuellement la production industrielle et le développement,

25 Ou, plus concrètement : « [l]e treadmill of production était une théorie introduite par Schnaiberg (1980) pour

s’attaquer à la question suivante : pourquoi, aux Etats-Unis, la dégradation de l’environnement s’est amplifiée si rapidement après la seconde guerre mondiale » (Gould et al., 2004 : 296)

- le besoin d’aligner la croissance de la consommation sur celle de la production, - l’idée que l’accélération du tapis roulant permet de résoudre les problèmes sociaux et écologiques,

- la croissance économique serait favorisée par la croissance de grosses firmes, et non par les Etats-Nations,

- enfin l’ensemble de ces croyances sociopolitiques est renforcé par la médiatisation de ces idées via des forces socialisatrices telles les publicités, les associations commerciales, ou toute autre forme de promotion du libre-échange.

« [Autrement dit,] un niveau croissant de capital disponible pour les investissements et la répartition différenciée d’un tel capital d’investissement ont produit ensemble une augmentation substantielle de la demande de ressources naturelles. » (Gould et al., 2004 : 296)

Ainsi présentés, et comme le soulignent différents auteurs (e.g. Buttel, 2004, ou Foster, 2005) les travaux de Schnaiberg relèveraient du courant néo-marxiste, encore actif au moment de la publication de The environment (Schnaiberg, 1980), et assez développé en sociologie de l’environnement. Pour autant, les cinq approches font du treadmill of

production un model multicausal, qui ne peut donc se résumer ni à la logique du capital ni à

celle de l’Etat.

« Ainsi, précise Buttel (2004 : 326), bien que les auteurs [Schnaiberg et ses collègues] considèrent comme fondamentale la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, aucun d’entre eux n’adhère à la théorie marxiste des valeurs, sans aucun doute le plus important composant du marxisme orthodoxe. »

Foster va jusqu’à remarquer que son propre travail, clairement inscrit dans le marxisme environnementaliste, a été parfois catégorisé comme appartenant à la démarche du

treadmill of production, et par là que ce marxisme environnementaliste est venu renforcer le treadmill of production et non l’inverse (Foster, 2005 : 16). Le même sociologue poursuit en

concluant à une forme de suprématie non pas explicative mais bien compréhensive que propose le treadmill of production :

« En décrivant le problème de l’environnement comme provenant du

treadmill de production, Schnaiberg saisit la futilité et l’irrationalité d’un système

de production qui dégrade fréquemment les esprits et les corps des travailleurs alors qu’il poursuit un interminable but sisyphéen. » (Foster, 2005 :17)

Ainsi, de même que Marx utilisait la métaphore du treadmill pour rappeler combien la civilisation industrielle contenait de barbare, Schnaiberg présente la relation barbare qu’entretient le capitalisme avec l’humanité et la nature et que cachent mal les développement et les formes de prospérité du système. « C’est sans doute, comme le rappelle encore Foster (2005 : 17), de loin le plus important message que la sociologie de l’environnement doit colporter. »

Cependant, malgré la pertinence de ce modèle, qui traverse les différents travaux de Schnaiberg sur le développement durable (Schnaiberg, 1997), le recyclage des déchets (Pellow, Schnaiberg & Weinberg, [1995] 1996), les mouvements environnementaux (Schnaiberg, [1998] 2001), et autres (Schnaiberg & Gould, [1994] 2000), il n’a pas véritablement fait école en sociologie de l’environnement. Ce n’est que très récemment, sans doute grâce au dynamisme de ses nouveaux co-équipiers de recherche (i.e. Gould, Pellow et Weinberg), que le treadmill of production a su convaincre de plus en plus de jeunes chercheurs, mais également des chercheurs en mal de modèles réalistes ou d’approche sociologique générale de l’environnement. La sociologie de Schnaiberg permet ceci : elle inclut la sociologie environnementales traditionnelle, mais touche autant à la sociologie du travail, la sociologie urbaine, la sociologie politique, et permet ainsi d’être compréhensible à la plupart des sociologues.