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L’origine de la morphologie est liée à celle de la sociologie. Dans leurs nombreux essais de définition de la sociologie, les auteurs, et surtout Durkheim (1894, 1897e, 1900, 1909) et Mauss (1927), lui ont d’emblée donnée une place importante. Le découpage que rappelle Durkheim (1909 : 15) propose une division en deux de la sociologie. Il y a d’une part la morphologie sociale, qui étudie le substrat matériel de la société. D’autre part se trouve la physiologie sociale, qui s’intéresse à l’activité sociale, à la vie sociale elle-même. Ces deux branches de la sociologie sont complémentaires, et toute recherche doit prendre en compte les aspects morphologiques et sociologiques.

Il définit la morphologie sociale comme l’étude de la société dans son aspect

extérieur, justifiant cet intérêt par le fait que :

« [L]e territoire [de la société], ses dimensions, sa configuration, la composition de sa population qui se meut sur la surface sont naturellement des facteurs importants de la vie sociale ; c’en est le substrat et, de même que, chez l’individu, la vie psychique varie suivant la composition anatomique du cerveau qui la supporte, de même les phénomènes collectifs varient suivant la constitution du substrat social. » (ib. : 12)

La comparaison avec la vie psychique et l’anatomie du cerveau renvoie directement à Comte, chez lequel on trouve une « physique sociale » scindée en deux : la statique et la dynamique. C’est bien la statique qui renvoie à une forme d’anatomie du sociale et la dynamique concerne le développement de la vie sociale. Néanmoins, chez Comte, la statique n’inclut pas les causes possibles des transformations sociales, alors que la morphologie sociale tient en elle cette véritable dynamique dans les processus propres à transformer les groupes et leurs représentations collectives. Mauss dit bien cela : « Pour nous instruire, écrit- il, souvenons-nous de l’erreur absurde de Comte et comment il prenait à la mécanique sa distinction de la statique et de la dynamique socials » (Mauss, 1927 : 21). Ceci nuisait à la prise en compte d’une morphologie sociale, car « la morphologie sociale figure la société dans l’espace et le nombre, mais encore dans le temps. Elle étudie aussi des mouvements, des altérations et des dynamismes » (ib.).

Il faut se tourner vers une sociologie, une forme de sociologie plus ancienne, celle de Montesquieu13. Durkheim voit chez ce dernier, avec Rousseau, les précurseurs de la sociologie, et ils seront les objets de sa thèse de 1892 (Durkheim, 1892). Il trouve chez Montesquieu une importance donnée à la structure matérielle des sociétés. Lorsque Montesquieu s’enquière de décrire les sociétés Monarchiques, Despotiques et Républicaines, « [i]l ne les distingue pas seulement les unes des autres parce qu’elles ne sont pas gouvernées de la même façon, mais parce qu’elles diffèrent par le nombre, la disposition et la cohésion de leurs éléments » (Durkheim, 1892 : 25). Et Montesquieu de donner différents exemples de l’importance de l’organisation spatiale comme variable d’organisation plus générale : la République , chez les anciens, est restée cantonnée aux villes et n’a pu les dépasser ; l’Etat despotique correspond aux nations très étendues, comme en Asie ; ou encore, le volume (amplitudo) des sujets est plus large en gouvernement despotique, plus restreint en République, et entre les deux pour la monarchie (Durkheim, 1892 : 25 ; Montesquieu, 1720, livre VIII, chap. XV-XX).

C’est sans doute à partir de ces premières réflexions que Durkheim réalisera l’importance de l’organisation spatiale de la société. La première occurrence historique de la

morphologie sociale semble d’ailleurs être la prémisse de définition qu’en donne Durkheim

dans le chapitre IV des Règles de la méthode sociologique (1894 : 53) :

« Nous savons en effet que les sociétés sont composées de parties ajoutées les unes aux autres. Puisque la nature de toute résultante dépend nécessairement de la nature, du nombre des éléments composants et de leur mode de combinaison, ces caractères sont évidemment ceux que nous devons prendre pour base, et on verra, en effet, dans la suite, que c’est d’eux que dépendent les faits généraux de la vie sociale. D’autre part, comme ils sont d’ordre morphologique, on pourrait appeler Morphologie sociale la partie de la sociologie qui a pour tâche de constituer et de classer les types sociaux. »

Mais c’est quelques pages plus loin qu’il détaille l’importance de ce milieu social interne, en lui attribuant « un rôle prépondérant » dans les explications sociologiques (ib. : 68). Il dira même : « L’origine première de tout processus social de quelque importance doit

être recherchée dans la constitution du milieu social interne » (ib.). Voici les composantes

majeures de ce milieu social interne :

- La densité matérielle avait déjà eu une place importante dans La division du travail

social. Il s’agit du nombre d’habitants par unité de surface (densité), les voies de

communication et de transmission de l’information. Il y a ici un intérêt au rapprochement des populations, autant sur un plan moral (partage d’une culture) que physique (partage d’un territoire), bien que ce rapprochement puisse signifier davantage des mouvements de capitaux et de marchandises que des échanges d’idées (Durkheim, 1894 : 69, cf. également Durkheim, 1893, tome II : 50, où Durkheim se réfère au cas de l’Angleterre où persiste esprit local et vie régionale).

- Le nombre des unités sociales, ou volume de la société, comprend le nombre d’individu dans une société donnée. L’exemple de Montesquieu légitime cette catégorie d’analyse.

- La densité dynamique, enfin, reprend les mécanismes de la densité matérielle mais ne porte que sur les resserrements moraux des populations, exprimés par le degré de coalescence des segments sociaux, dont Durkheim s’était déjà servi dans La division du

travail social pour différencier les solidarités mécanique et organique.

C’est à partir de ce premier travail de définition de Durkheim, s’appuyant sur les apports de Comte et surtout Montesquieu, mais revenant également sur ses propres logiques d’analyse esquissées dans La division du travail social à propos de la densité matérielle, que d’autres travaux suivront.