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La Morphologie sociale d’Halbwachs s’avère ainsi différente de celle de Mauss. Celui-ci la présentait dans toute son envergure empirique pour en faire ressortir pleinement son caractère effectivement sociologique. Halbwachs de son coté se protège derrière des énumérations théoriques et méthodologiques qui permettent certes de faire ressortir l’utilité pour la sociologie de ce complément d’analyse, mais associe également la morphologie à une démographie, et à moindre échelle une géographie, mettant ainsi à mal l’idée d’une morphologie sociale en soi, comme partie de la sociologie. C’est sur cet aspect qu’on peut insister pour expliquer les causes du déclin de la morphologie sociale : faute d’études sociologiques empiriques, comme celle de Mauss, ou à un degré différent celle de Durkheim, dans la DTS, sur la densité matérielle, la morphologie ne supporte plus les théorisations générales qui la renvoie à une science de la population, laquelle science accepte mieux la discussion entre déterminisme tellurique (géographie) et social (sociologie). C’est dans ce sens que l’on peut dire que la morphologie sociale, dans sa tentative d’englober la géographie, la démographie, les statistiques, etc., s’est laissée dépassée par le fait que ce sont des géographes, des démographes, des statisticiens, etc., qui font la morphologie sociale. L’absence de sociologues prenant la mesure d’une telle morphologie sociale englobante et proposant des études synthétiques comme celles de Mauss ou Halbwachs, n’a pas permis la continuité de cette réflexion, qui s’est alors scindée en autant de thématiques spécifiques. Celles-ci ont ensuite été réincorporées par leurs disciplines originelle, non sans tirer profit de l’influence de la morphologie sociale14.

Par ailleurs, la sociologie européenne s’affaiblit : la première guerre mondiale lui fera perdre une grande partie de ses chercheurs, de son dynamisme, de ses forces vives. Marcel Mauss tâchera de relancer ce dynamisme, cette ambition d’une sociologie générale, en essayant de relancer L’Année avec ses « Divisions et proportions de la sociologie » (Mauss, 1927) qui visent à rappeler cette ambition. Mais il devra se détourner du rôle qu’occupait son

14 La géographie, via le développement d’une morphologie spatiale, s’est largement inspirée de l’apport de cette

branche initiale de la sociologie. Voire par exemple, les développement de Grasland (s.d. et 2002) sur la morphologie spatiale, et la comparaison des approches sociologiques et géographiques par Boudes & Alexandre (à paraître).

oncle avant lui. Tout porte à penser que cet article permettra à la sociologie de poursuivre son élan, et à la morphologie sociale de s’inscrire davantage dans la sociologie. Mauss parle de la morphologie comme d’une moitié primordiale de la sociologie, évoque « la grande place qu’elle occupe dans nos esprits » (ib. : 12), dira que « [m]éthodiquement elle est essentielle » (ib.), ou encore qu’elle est la base solide à partir de laquelle doit s’édifier une sociologie complète (ib : 22). Cependant dans le même article il insistera sur la difficulté d’agencer entre elles les disciplines composant cette morphologie (ib : 6) ; et s’il revient souvent sur les détails de ces sous-disciplines morphologiques et de leurs orientation pour affirmer leur nécessaire prise en compte, il perd de vue leur unité et leur généralisation pour n’en faire que des éléments hétéroclites à partir desquels le sociologue doit s’obliger à figurer la société dans l’espace, le nombre, et le temps (ib : 31). Enfin, lorsqu’il insiste sur la place de la morphologie sociale dans la sociologie générale (« Elle est l’étude des phénomènes généraux. On appelle généraux ceux des phénomènes qui s’étendent à toute la vie sociale. » ib. : 33), il met en avant que « [l]es connexions de la morphologie sociale, science du matériel humain, et de la biologie sont claires » (ib.), faisant de la morphologie sociale le lien paradoxal entre les idées et les actions sociales (la physiologie sociale) et la biologie. La morphologie est alors réduite à n’être qu’un pare-feu sociologique, une ceinture de protection devant contenir les attaques biologiques et géographiques portées à l’encontre d’une physiologie sociale abstraite.

Enfin, la morphologie sociale se voit attribuer les mêmes critiques qu’elle portait à la géographie. Quant celle-ci devait se défaire des critiques sur sa généralisation du déterminisme tellurique, on se demande, dans un raisonnement semblable, dans quelle mesure la morphologie sociale peut rendre compte de l’entière vie sociale. On trouve un tel questionnement dès le milieu des années trente chez Bouglé ( [1935] 1938 : 72), lorsqu’il conclut son analyse :

« A noter d’ailleurs que la morphologie sociale une fois constituée, si elle devait, ayant embrassé dans sa totalité le substrat matériel des sociétés, essayer de fournir une explication totale de ce qui s’y passe, risquerait de tomber sous les mêmes reproches que les sociologies naguères ont adressés à la géographie. La connaissance de ce que M. Mauss propose d’appeler l’anatomie des sociétés ne saurait rendre compte à elle seule de leur physiologie. »

Bouglé reproche à la morphologie sociale de tendre vers une monopolisation de l’explication de la vie sociale par son substrat matériel. Se rappelant Durkheim qui « protestait contre la psychologie matérialiste qui croirait réduire le mouvement des idées au mouvement des cellules » (ib : 72-73), il réaffirme l’influence partielle des aspects matériels des sociétés à travers deux arguments. D’abord, la morphologie ne saurait expliquer totalement la physiologie. Ensuite, la physiologie a une certaine indépendance vis-à-vis des déterminismes qu’elle subit, les représentations collectives sont relativement autonomes et par-là ne se laissent pas réduire à la morphologie sociale.

Le ton de la sociologie à venir est donné. Débarrassée de ses inspirations biologiques et géographiques, elle se détache même de sa ceinture de protection : tout facteur matériel est exclu, peu à peu, de l’appareil explicatif sociologique. Dans l’idée de Bouglé, c’est bien la vie sociale elle-même qui est au cœur du paradigme sociologique, et ce ne sont que des causes physiologiques qui peuvent expliquer les phénomènes physiologiques. On retrouve ici la « prudence épistémologique » qu’évoque Policar à propos de la pensée de Bouglé (Policar, 2003 : 170). Mais l’argument de Bouglé est paradoxal sous sa plume. Lorsqu’il s’en prend à l’explication anthroposociologique, il admet que d’un coté celle-ci est insuffisante, et que de l’autre sa perte de légitimité scientifique ne signifie pas son exclusion irrémédiable de l’analyse de la réalité sociale. Il devrait alors nuancer ses propos concernant la morphologie sociale : lorsqu’il parle de l’incapacité de la morphologie sociale à prévoir et expliquer certains phénomènes, il ne lui tient plus rigueur des remarques qui concerne l’anthroposociologie, une autre forme d’explication de la société par son substrat, cette fois biologique comme cela a été abordé plus haut (cf. Bouglé, 1902, analysé par Policar, 2003).

La morphologie social a bel et bien joué son rôle de protection : l’expression de ceinture protectrice (Lakatos, 1994) est véritablement pertinente. Elle exprime, bien sur, la manière dont les paradigmes se protègent de postulats qui les mettraient en danger. Dans ce que Lakatos nomme un programme de recherche, assimilable ici au déploiement de l’explication sociologique, on doit distinguer le noyau dur du programme de sa ceinture protectrice. Celle-ci peut-être aménagée et s’insérer dans des débats aux résultats incertains, comme ceux de l’explication du substrat social. Par contre, la remise en cause du noyau dur marquerait la fin du programme de recherche et, par là, de l’ambition sociologique.

D’ailleurs, l’image de la ceinture qui rassemble en entourant est tout autant signifiante, puisqu’elle indique que seuls quelques éléments sont délimités « dans » la ceinture, alors que la ceinture elle-même n’est qu’une sorte d’artefact, qui doit être modulé, élargi ou rétréci, en

fonction de la capacité du paradigme ou du programme de recherche à être accepté par la communauté scientifique et à se soumettre à l’analyse épistémologique. La morphologie a permis de protéger la sociologie face aux attaques des tenants de substrats biologiques et surtout géographiques. Elle a également permis aux sociologues classiques, Durkheim en premier, de poursuivre sans contrainte leurs développements. Par contre, dans le même mouvement, cette morphologie sociale enferme le social sur lui-même et étouffe tout axiome visant à considérer un lien quel qu’il soit entre un monde social sui generis et une réalité naturel pourtant bien présente.

Elle enferme et elle étouffe ; elle fait écho à la difficulté que nous avons eu à traiter les rapports au milieu naturel des réflexions des classiques. Sans doute que la sociologie européenne fut plus contrainte par cette ceinture « trop serrée » et par les conséquences même de celle-ci, imposant une sociologie presque trop socio-centrée. Par contre, les développements de la même sociologie nord-américaine ont été plus ouverts et moins difficiles quand aux capacités de protection de la ceinture de leur programme de recherche. C’est ce qui permis, comme le chapitre suivant le montre, l’émergence d’une écologie humaine à Chicago et qui influença largement les premières approches sociologiques contemporaines de l’environnement.

Chapitre VI :

De l’écologie humaine à la sociologie de

l’environnement

Malgré les positions de la sociologie européenne sur les liens entre son objet et le milieu naturel de référence de celui-ci, la sociologie de l’environnement n’a pu s’appuyer directement sur les classiques, ni sur l’heuristique de certaines approches dont la morphologie sociale. Les classiques évoqués n’ont jamais appelé de leurs vœux un développement d’une sociologie de l’environnement comme celle dont il est question ici. Et la recherche des fondements et des origines de la sociologie de l’environnement contemporaine ne peut donc pas se contenter de ces relectures des premiers textes de la sociologie.

Par où poursuivre ? La réponse est logique : puisque de nombreux chercheurs ont écrit sur la sociologie de l’environnement, ils ont sûrement indiqué ou pour le moins évoqué son origine. Cela a été vu chez les classiques, et nous venons de proposer une autre recherche sur la morphologie sociale. Ces travaux se distinguent par une reconstruction historique de la sociologie de l’environnement, orientée vers différents aspects, mais toujours liée à l’histoire de la sociologie nord-américaine. Quoi de plus normal puisque les premiers sociologues de l’environnement se revendiquant comme tels sont des étasuniens ! Il suffit de lire leurs travaux et leurs inspirations pour établir les filiations, et pousser la recherche sur les inspirations des filiations des premiers sociologues de l’environnement.

Dans le cas de la sociologie de l’environnement nord-américaine, c’est l’héritage de l’école de Chicago qui apparaît comme la dynamique intellectuelle déterminante pour l’avènement des travaux des réflexions des premiers sociologues de ce domaine. Mais cet

héritage de l’école de Chicago est lui-même influencé par un autre classique de la sociologie : Georg Simmel. Précisément, la filiation procède comme suit : Simmel inspire Park qui contribue au développement de l’école de Chicago et à son orientation humaine et urbaine (écologie humaine et urbaine à la différence de l’écologie sociale), orientation que des continuateurs, dits néo-orthodoxes chercheront à systématiser via un courant écosystémique dont les figures de Duncan et Schnore sont les plus marquantes et qui influenceront les premiers modèles de Catton et Dunlap et que Buttel, par ses critiques complémentaires, permettra de promouvoir à l’ensemble de la sociologie nord-américaine puis aux autres régions du monde.

Qu’il s’agisse d’un récit imaginaire ou d’une reconstruction fidèle et objective, cette rétrospective de la sociologie de l’environnement sera ici analysée en tant qu’elle présente une proposition ordonnée d’ « étapes » de la sociologie de l’environnement visant à inscrire celle- ci dans la sociologie et dans l’histoire de la sociologie. La légitimité de cette proposition de construction historique sera discutée plus loin : elle participe à la définition de la sociologie de l’environnement qui ressort de ce chapitre. On peut avancer que si les classiques n’étaient pas opposés à une sociologie de l’environnement, si on peut trouver à celle-ci des continuités historiques dans le raisonnement sociologique et dans la socialisation de son objet (l’interaction nature/société), alors la sociologie de l’environnement est bien un champ sociologique. Pour le dire autrement, on poursuit ici la présentation d’une histoire, d’une sociologie et d’une épistémologie de la sociologie de l’environnement afin de valider la nécessité d’une telle sociologie et de son objet. A tel point qu’on pourra conclure à une similarité d’approche entre la morphologie sociale, l’écologie humaine et le courant néo- orthodoxe qui orientera les sociologues de l’environnement.