• Aucun résultat trouvé

C’est en 1978 que paraît, dans l’American Journal of Sociology (AJS), un article de W. R. Catton & R. E. Dunlap intitulé ‘Environmental sociology : a new paradigm’ : il est, pour la grande majorité des sociologues de l’environnement, le point de départ d’une sociologie de l’environnement reconnue comme telle. Pourquoi cet article, et non pas d’autres articles ou d’autres évènements ? Parce qu’à notre connaissance c’est cet article qui le premier propose une tentative revendiquée comme telle et explicite de définition de la sociologie de l’environnement. L’expression elle-même n’est pas neuve : on la retrouve, selon Dunlap (2002 : 11) dans Klausner (1971), elle sert également d’intitulé à un polycopié universitaire écrit par Schnaiberg (1972) : ‘Environmental sociology and the division of labour’. Mais l’apport de Catton & Dunlap ne relève ni du simple usage de l’expression, ni du « ronéo » universitaire : il s’agit non seulement d’un article scientifique, mais surtout il pose clairement l’avènement de la sociologie de l’environnement comme un véritable bouleversement au sein de la sociologie. Leur visée n’est pas (simplement) de légitimer un champ : ils cherchent à remplacer la sociologie anthropocentrée telle qu’elle se fait par une sociologie inscrite dans les préoccupations écologiques, à partir de la prise en compte de la condition biologique de l’homme. Enfin, il s’agit du point de départ de l’ensemble des travaux traitant de la sociologie durant les 25 années qui vont le suivre, comme le raconte Dunlap (2002) en examinant la diversité des critiques qui ont été portées à l’égard de ce papier « originel ».

Dans cet article, Catton & Dunlap affirment que l’apparente diversité des perspectives théoriques contemporaines, fonctionnalisme, interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, etc., n’est pas aussi importante que l’anthropocentrisme sous-jacent à chacune d’elle. Cet anthropocentrisme mutuel serait lié à la vision du monde anthropocentrée

10 Catton & Dunlap, comme cela sera visible dans cette partie, ont beaucoup travaillé ensemble jusque dans le

propre à la sociologie11. D’où le nom que Catton & Dunlap (1978a : 42) donnent au paradigme sociologique classique : celui de paradigme de l’exceptionnalisme humain (human

exceptionalism paradigm), puis de paradigme de l’exemptionalisme humain, délicate

traduction cette fois du human exemptionalism paradigm proposé un an plus tard (Dunlap & Catton, 1979 : 250). La préférence donnée à l’exemptionalisme est explicitée en ces termes par les auteurs (ib.) :

« Ce que les sociologues de l’environnement (environmental sociologists) nient n’est pas que Homo sapiens est une espèce ‘exceptionnelle’, mais que les caractéristiques exceptionnelles de notre espèce (culture, technologie, langage, organisation sociale élaborée) d’une façon ou d’une autre exemptent les humains des principes écologiques et des influences et contraintes environnementales. »

Ce sont toutefois les quatre points suivant qui sont généralement repris pour définir ce paradigme, qu’il marque donc l’exceptionnalité de l’homme ou son exemption, et qui sera ci- après nommé par son acronyme HEP. Ce HEP résume, à travers les quatre points suivants, la position de la sociologie classique (Catton & Dunlap, 1978a : 42-43, nous reprenons la traduction de Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999 : 173) :

« 1) l’être humain est unique dans la création parce qu’il a une culture ; 2) la culture peut varier presque infiniment et peut changer plus rapidement que les traits biologiques ;

3) les différences entre les humains étant induites socialement plutôt qu’innées, elles peuvent être modifiées ou encore éliminées socialement ;

4) enfin, l’accumulation culturelle peut permettre une poursuite indéfinie du progrès qui est capable de résoudre tous les problèmes sociaux. »

11 « [t]heir apparent diversity [of these classical theories] is not as important as the fundamental

anthropocentrism underlying all of them. [...] This mutual anthropocentrism is part of a basic sociological worldview. We call that worldview the H.E.P. » (Catton & Dunlap, 1978a : 42)

Chaque courant sociologique serait en accord avec ces points, et de ce fait aucun courant sociologique ne serait en mesure d’appréhender la thématique environnementale. Ce paradigme, Catton & Dunlap le jugent limité et dépassé : limité car fondé sur un anthropocentrisme réducteur, et dépassé parce que les phénomènes naturels et environnementaux, tels les changements globaux ou la pénurie de ressource, ne peuvent y être pris en compte. Ce jugement ne concerne d’ailleurs pas seulement la sociologie mais touche l’ensemble des sciences sociales : un numéro de la revue American Behavioral Scientist coordonné par Dunlap (cf. Dunlap, 1980), rassemble des contributions explicitant le point de vue des sciences politiques, de l’économie, de l’anthropologie et conclue sur les sciences sociales en générale. L’idée est toujours que « [l]es sciences sociales ont largement ignoré le fait que les sociétés humaines dépendent de l’environnement biophysique pour leur survie. » (Dunlap, 1980 : 5). Cette ignorance, les sciences sociales la doivent aux mêmes raisons : la conjonction de l’anthropocentrisme et de l’abondance écologique, i.e. l’absence de problèmes d’environnement, qui marque la période de leur émergence et qui caractérise, à un niveau plus général, la pensée occidentale dominante12.

Or, considérant la montée des problèmes environnementaux, dont on réalise peu à peu l’ampleur à partir des années 1960, la crise énergétique qui traverse les années 1970, mais également la montée des mobilisations environnementales, Catton & Dunlap (1978a, 1980, Dunlap & Catton, 1979) proposent de remplacer le HEP par ce qu’ils nomment alors un nouveau paradigme écologique (new ecological paradigm, NEP)13. Les sociétés dépendent très fortement de leur environnement biophysique, et la prise en compte de ce fait permet de proposer un nouveau paradigme que ses auteurs considèrent plus réaliste que le HEP. Le NEP s’orient autour de quatre points, qui retraduisent les postulats du HEP en y incorporant les contraintes environnementales.

12 Catton & Dunlap (1980 : 17-18) parlent de dominant western worldview, qui « peut-être représentée par les

quatre croyances suivantes : (1) Les êtres humains (people) sont fondamentalement différents de toutes les autres créatures sur terre, lesquelles ils dominent. (2) Les êtres humains sont maîtres de leur destinée ; ils peuvent choisir leurs buts (goals) et apprendre à faire tout ce qui est nécessaire pour les atteindre. (3) Le monde est vaste, et fournit ainsi des possibilités illimitées pour les humains. (4) L’histoire de l’humanité est l’histoire du progrès ; pour chaque problème il y a une solution, et ainsi le progrès n’a pas besoin de s’arrêter. »

13 Précisément, le NEP sera d’abord l’acronyme du nouveau paradigme environmental (Catton & Dunlap,

1978a), avant de devenir celui du nouveau paradigme écologique (new ecological paradigm) (Dunlap & Catton, 1979a : 250) afin d’insister davantage sur les dimensions écologiques des sociétés humaines. Par ailleurs, Catton & Dunlap (1978a : 45) précisent qu’un premier usage du NEP est fait par Dunlap & Van Liere (1977).

« 1) Bien que les humains aient des caractéristiques exceptionnelles (culture, technologie, etc.) ils demeurent une espèce parmi de nombreuses autres qui participent toutes, de manière interdépendante, à l’écosystème global ;

2) Les phénomènes humains (human affairs) sont influencés non seulement par des facteurs sociaux et culturels, mais aussi des relations complexes de cause, d’effet et de rétroaction dans le tissu de la nature (web of nature) ; ceci induit que les actions humaines ont de nombreux effets inattendus.

3) Les être humains vivent sur et sont dépendants d’un environnement biophysique finit qui impose de puissantes restrictions physiques et biologiques sur les actions humaines (human affairs).

4) Bien que l’inventivité de l’humanité et le pouvoir qui en découle aient pu sembler, à un moment, étendre les limites de la capacité de charge, les lois écologiques ne peuvent pas être abrogées. » (Catton & Dunlap, 1980 : 34)14

L’introduction du NEP permet à Catton & Dunlap (1978a : 44) de définir ainsi la sociologie de l’environnement :

« En fait, l’étude de l’interaction entre l’environnement et la société est le noyau dur (core) de la sociologie environnementale, comme l’a défendu Schnaiberg il y a plusieurs années. Ceci conduit à étudier les effets de l’environnement sur la société (par exemple l’abondance ou la raréfaction des ressources sur la stratification) et les effets de la société sur l’environnement (par exemple les contributions des différents systèmes économiques à la dégradation environnementale) ».

14 Dans leur article de 1978, les deux mêmes auteurs ne fondent le NEP que sur les trois premiers points : « 1-

L'être humain est une espèce vivante parmi plusieurs autres dont l'interdépendance fonde des communautés biotiques qui façonnent la vie sociale ; 2- La complexité des relations de cause à effet et de rétroaction dans le tissu de la nature fait qu’une action sociale délibérée et conçue à telle ou telle fin comporte de nombreux effets inattendus ; 3- Le monde étant fini, il y a des limites physiques et biologiques potentielles à la croissance économique, au progrès social et aux autres phénomènes sociétaux. » (Catton & Dunlap, 1978a : 45 ; nous reprenons la traduction de Vaillancourt, Perron & Jacques, 1999 : 173-174)

Une telle sociologie conduirait à l’analyse des dispositifs sociaux mis en œuvre ou à mettre en oeuvre pour résoudre la problématique environnementale.

Revenant vingt ans plus tard sur cette première élaboration du HEP/NEP, Dunlap ([1997] 2000 : 33-35) propose une typologie des critiques qu’il lui ont été adressées à cause de l’ambiguïté et de l’aspect provocateur du NEP. Ces critiques sont le résultat de trois formes d’interprétation : forte, modérée et faible. L’interprétation forte, la première (cf. Buttel, 1978 et Catton & Dunlap, 1978b), renvoie à la définition même d’un paradigme. S’il s’agit d’un noyau théorique solide (Buttel, 1987, 1996), alors le NEP manque d’hypothèses testables et demeure largement sous-déterminé par les faits. L’interprétation faible, par opposition, retient (simplement) que le NEP cherche à lever les œillère du HEP et l’ouvrir à l’environnement. Enfin, l’interprétation modérée, qui semble être celle que Dunlap souhaite retenir et faire retenir, « est que [Catton & Dunlap] essayèrent de justifier l’incorporation des variables environnementales ou des ‘faits non-sociaux’ au sein de l’analyse sociologique, ce que notre tradition exemptionnaliste interdisait » (ib.).

Au-delà de cet ancrage de la sociologie de l’environnement dans le NEP, Catton & Dunlap ont proposé à plusieurs reprises de véritables programmes de recherche en sociologie de l’environnement, s’appuyant sur les recherches en cours à différentes époques, principalement aux Etats-Unis d’Amérique (Catton & Dunlap, 1978a ; Dunlap & Catton, 1979, 1994 ; Dunlap, [1997] 2000, 2007 ; Dunlap & Marshall, 2007). De cette classification, ils retiennent la distinction entre une sociologie des thématiques environnementales (sociology of environmental issues) et une sociologie environnementale (environmental

sociology). Leur article de 1979 laisse tout à fait apparaître cette distinction en présentant les

Tableau V : Sociologie des thématiques environnementales et sociologie environnementale Sociologie des thématiques

environnementales Sociologie environnementale - Les loisirs en nature

(wildland recreation) - Les problèmes de gestion des ressources

- Les mouvements environnementaux - Les attitudes face à l’environnement - L’avenir de l’environnementalisme

- Les types d’environnements (construits, naturels, modifiés…) et leurs niveaux d’interaction avec la société - Les réponses organisationnelles, industrielles et gouvernementales aux problèmes environnementaux - Les phénomènes et catastrophes naturelles (natural

hazards and disasters)

- L’évaluation de l’impact social de l’environnement - L’impact de l’énergie et des autres ressources rares - L’allocation des ressources et capacité de charge Source : Dunlap & Catton, 1979

La sociologie des thématiques environnementales correspond davantage à la tradition du HEP, la sociologie environnementale correspond davantage au NEP.

Par ailleurs, depuis les années 1990, les deux sociologues américains (Dunlap & Catton, 1994) puis Dunlap uniquement (Dunlap, 2007 ; Dunlap & Marshall, 2007) ont pris position à plusieurs reprises face à la monté de ce qu’on peut nommer un constructivisme environnemental (pour le différencier du constructivisme tout court). Il s’agit d’appréhender les phénomènes environnementaux non pas comme des réalités naturelles objectives (approche réaliste) mais comme des phénomènes construits par les sciences, les activistes ou les politiques. Le manuel d’Hannigan (1995) présente largement cette approche, l’ouvrage de Yearley (2005) conclue également sur le rôle social de la science dans l’interaction nature- société15, et Macnaghten & Urry ([1998] 1999) vont jusqu’à ne plus parler de nature pour-soi (singular nature) mais de nature en débat (contested nature). Dunlap & Catton (1994) ne se sont jamais opposés à cette démarche : ils lui ont toutefois dénié toute suprématie explicative16. Dunlap lui accorde aujourd’hui une place honorable dans le domaine de la

sociologie de l’environnement : non seulement cette approche se révèle pertinente (ce dont

15 Cf. les comptes-rendus de cet ouvrage par Agrawal (2006) et York (2006).

16 Ils écrivent par exemple que « la nature de plus en plus problématique de cette interrelation [entre nature et

personne ne doutait), mais en plus la montée de la sociologie des sciences au Royaume-Uni (Yearley, Wynne) et en France (Latour, Callon) incite à considérer davantage cette perspective sur laquelle nous reviendrons plus en détail.

Bien que l’appel à un changement de paradigme puisse faire de Catton et Dunlap deux « révolutionnaires », ce qualificatif est toutefois trop fort. Il ne fait aucun doute que la tentative d’application du NEP dans l’ouvrage de Catton (1980) a continué à faire entrevoir cette idée de révolution, mais l’implication des deux sociologues dans la structuration du comité de sociologie de l’environnement de l’ASA puis dans celui de l’ISA prouve bien plus leur souhait de « normaliser » la sociologie de l’environnement que d’en faire un champ à proprement parler révolutionnaire. L’article de Catton (2002) sur Durkheim est à ce titre tout à fait historique, et non pas critique, et Dunlap est avant tout un sociologue de l’opinion public et des attitudes (cf. Dunlap, 1995 ; Dunlap, Hong & Xiao, 2007), ce qui le place au cœur de la sociologie – et non à sa marge.